Mai 2015
Les mégadonnées et la prolifération d’écrans peuvent changer la perception de ce qu’est le monde et de la façon dont nous nous y déplaçons. Se pourrait-il qu’une « ville vivante » ne soit plus seulement une métaphore ?
Au cours des dernières années ont paru quantité d’analyses sur l’avènement d’un « âge urbain ». S’appuyant sur une série d’indicateurs démographiques, économiques et environnementaux, on a décrit les villes comme des lieux et des acteurs clefs pour aborder certains défis qui se posent à l’humanité au xx e siècle comme la sécurité, la santé, les inégalités et le changement climatique. Par rapport à cette importante production universitaire reposant en grande partie sur des projections quantitatives, on a fait relativement peu d’efforts pour étudier les changements qualitatifs possibles dans les villes du futur. Les sociologues commencent à combler cette lacune en discutant, par exemple, comment la multiplication des mégadonnées peut changer notre perception de ce qu’est le monde et les implications qu’elle peut avoir pour les formes quotidiennes de mobilité.
Villes sensibles
Mettant de côté l’énorme battage médiatique entourant les nouvelles technologies de l’information et de la communication, il semble désormais évident que de nouvelles pratiques d’organisation, d’analyse, de stockage, d’affichage et de communication des informations commencent à façonner les villes de manières nouvelles. Cela implique toujours plus de penser les villes comme étant plus que de simples assemblages d’infrastructures canalisant des flux et de commencer à leur reconnaître une sorte de faculté sensible, bien que l’on ne puisse pas encore dire clairement en quoi celle-ci peut consister.
Dans ce processus, la prolifération des matériaux riches en données joue un rôle essentiel. Les développements technologiques actuels laissent présager un avenir dans lequel les surfaces des rues, des parcs, des véhicules, des bureaux et des maisons vont se recouvrir de données. Des capteurs intégrés de partout vont envoyer, recevoir et représenter des flux de données, ce qui rendra impossible de penser les surfaces comme des arrière-plans purement inertes. Les infrastructures urbaines vont être revêtues d’une peau chatoyante de données et se mettre à vivre comme une sorte de toile vivante où s’afficheront les signes visuels des changements dans le monde.
Bien que ce genre de langage biologique puisse parfois être utilisé métaphoriquement pour parler de la nature quasi-magique des environnements augmentés, des artistes, des architectes et des spécialistes en sciences sociales commencent à spéculer sur la possibilité que les villes puissent réellement acquérir de nouvelles formes de vitalité nées des liens unissant de multiples façons des objets informatiques et des êtres organiques les uns aux autres.
Il n’est pas question de dire que les villes vont devenir sensibles ou vivantes en un sens naturaliste ou humain, mais qu’elles pourront manifester différents degrés et différentes formes de conscience du mouvement. Le paysage déployé ne fournira pas simplement le cadre dans lequel les corps se déplacent, il pourra être lui-même réactif au mouvement et modifié par lui, rendant ainsi les gens sensibles à des mondes éphémères et provoquant des activités et des conceptions nouvelles. Certains de ces processus sont déjà en train de se développer ou bien d’être préfigurés en laboratoires, mais les possibilités futures d’intensifier l’expérience des lieux pourraient bien dépasser les limites de notre imagination.
Nous ne pouvons que commencer à spéculer sur la façon dont cette plasticité morphologique et cette capacité de représentation des milieux urbains peuvent changer la perception de ce qu’est le monde. Nigel Thrift, par exemple, a suggéré que ces processus pourraient éventuellement inciter à réévaluer notre compréhension quotidienne de la vie sociale considérée comme le domaine des relations intersubjectives afin d’y inclure des interactions entre humains et non-humains à la manière dont le font les cultures animistes. Cela pourrait être interprété comme une nouvelle phase dans l’évolution des « conceptions de la nature » impliquant l’effacement voire la disparition des distinctions pluriséculaires entre « nature » et « culture ».
Ces processus peuvent également entraîner une intensification des processus d’individuation se fondant non pas tant sur un approfondissement du moi intérieur que sur une expansion, dans un monde extérieur technologiquement médiatisé, des possibilités de construire de plus en plus des profils personnels provisoires au moyen d’auto-descriptions. Tous les e-mails, les tweets, les mises à jour de sites web, les recherches en ligne, chaque donnée numérique sur soi ne laisserait pas simplement des traces concernant l’histoire de quelqu’un et ne permettrait pas seulement de créer une identité plus fluide ou plus mobile, mais façonnerait également le répertoire émotionnel au moyen duquel les individus se rencontrent, se définissent et réagissent aux autres et au monde. Comme l’ont avancé Elliott et Urry, « les systèmes d’information et de communication numérisés acquièrent en eux-mêmes un caractère structurant en donnant forme à des scénarios d’identité, à des textures d’émotion et à des routines quotidiennes ». Le développement de télécommandes holographiques comme forme de d’émulation de coprésence fera partie de ces processus d’individuation.
De nouveaux paysages urbains peuvent également susciter de nouvelles conceptions de ce qui est proche et lointain. Des écrans omniprésents pourront fournir un accès permanent et intime à la vie quotidienne dans des lieux lointains, diluant ou du moins redéfinissant les notions admises de l’« ici » et du « là-bas », de l’« exotique » et du « familier », peut-être même étendant et approfondissant notre compassion pour les autres « lointains ».
Voir « Vies mobiles et sens de la vue (I) »
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