L’objectif du projet
Au cours de ces dernières décennies, plusieurs évolutions clés ont marqué le monde du travail et plus généralement les modes de vie dans les pays occidentaux : la hausse du taux d’activité féminin, la multiplication des lieux de travail ou encore la place croissante des technologies numériques. Ces évolutions tendent à complexifier l’organisation des journées et des semaines, en termes d’horaires et de localisations des activités et ont un impact sur l’ensemble de la mobilité des actifs. Par son rôle structurant dans les programmes d’activité, le travail est susceptible d’affecter les autres activités du quotidien, elles-mêmes souvent couplées ou synchronisées avec le début ou la fin de la journée de travail, tandis que les évolutions des TIC rendent de plus en plus poreux les rapports entre le travail et les autres activités. L’objet de cette recherche est de comprendre en quoi les évolutions contemporaines qui touchent les modes de vie et les conditions de travail des actifs provoquent des adaptations dans les déplacements quotidiens et leur orchestration au sein du ménage. Trois dimensions des modes de vie sont étudiées : l’influence du lieu de travail et de la pratique du télétravail sur les déplacements, celle de la pratique des achats en ligne et enfin les déterminants de l’accompagnement des enfants au sein des couples d’actifs. L’analyse des données quantitatives nous permet de décrire ces pratiques et de comprendre s’il existe des interactions entre ces différentes activités et si elles permettent, comme on peut le penser s’agissant des outils numériques, de réduire les déplacements et les émissions de CO2 associées.
Le dispositif de recherche
Pour investiguer de manière approfondie les différentes temporalités du travail et des mobilités qui en découlent directement (déplacements domicile-travail, déplacements professionnels, etc.) ou indirectement (comme l’accompagnement ou l’approvisionnement du ménage), il est nécessaire de sortir du cadre d’analyse temporel « traditionnel » des mobilités, à savoir la journée. Compte tenu des multiplicités de temporalité engendrées par les mutations examinées plus haut, d’autres échelles temporelles, plus larges, sont nécessaires. Pour ce faire, les travaux de l’équipe de recherche s’appuient sur les données anglaises de l’enquête déplacements de Grande-Bretagne (National Travel Survey) dont la période d’observation est d’une semaine entière. Réalisée chaque année depuis 1995, elle porte sur un échantillon représentatif de la population du pays. Il comporte près de 7 000 ménages et 17 000 individus enquêtés chaque année. Il est courant dans les études mobilisant les données de l’enquête déplacements (ED) de Grande-Bretagne d’agréger plusieurs années et de les analyser ensemble, ce qui permet de travailler à partir d’échantillons de très grande taille.
Les données de l’ED de Grande-Bretagne offrent des possibilités d’observation que ne permettent pas les enquêtes existantes en France et dans de nombreux autres pays européens, qui se focalisent sur une « journée-type », considérée comme représentative des pratiques de la semaine. Les données britanniques permettent de prendre en compte les variations des journées de travail entre les différents jours de la semaine. Cela fait de l’ED de Grande-Bretagne une des rares sources de données existantes permettant d’examiner de façon désagrégée l’articulation entre les journées de travail et les autres activités réalisées hors domicile.
Les principaux résultats
I) Lieux de travail et déplacements : les évolutions contemporaines ne nous mènent pas vers la sobriété
1. La multiplication des lieux de travail augmente les déplacements
- Les déplacements des travailleurs qui ont plusieurs lieux de travail différents au cours de la semaine sont plus lointains (+ 10%) que ceux des travailleurs n’ayant qu’un seul lieu fixe de travail (hors domicile). Leurs émissions de CO2 s’en trouvent augmentées dans les mêmes proportions.
- Cela s’explique par le fait qu’ils ont tendance à vivre en moyenne plus loin de leurs différents lieux de travail et qu’ils ont tendance à avoir plus souvent recours à la voiture pour leurs déplacements. Ces constats sont cohérents avec les résultats de l’Enquête Mobilité et Modes de Vie 2020 réalisée en France, qui montre que la polytopie du travail augmente fortement les déplacements.
- Finalement, une certaine forme de stabilité liée au fait de disposer d’un seul lieu fixe de travail en dehors de son domicile semble être le mode qui favorise le plus le recours aux transports collectifs et aux modes actifs. Le recours à la voiture est ainsi plus faible chez les personnes n’ayant qu’un lieu fixe de travail (75%) que chez ceux qui en ont plusieurs au cours de la semaine (87%). S’il reste majoritaire, ce mode de travail est toutefois celui dont la part diminue le plus dans le temps : il concernait 74% des actifs en 2002, contre 66% dix ans plus tard.
2. Le télétravail ne va pas forcément de pair avec une réduction des émissions de CO2
- Les télétravailleurs ont tendance à vivre plus loin et à avoir des distances à parcourir plus longues que les travailleurs qui ne disposent que d’un seul lieu fixe de travail en dehors de chez eux. Ils sont aussi plus souvent concernés par les déplacements réalisés dans le cadre du travail (se rendre chez un client, aller à des rendez-vous…).
- Pour les télétravailleurs ponctuels, les journées de travail à la maison s’accompagnent de déplacements hors-travail plus nombreux (accompagnement des enfants, courses...). Ce phénomène est encore plus important pour les personnes qui travaillent à temps plein à domicile : ils réalisent 13 déplacements par semaine pour les activités hors travail, quand ceux qui doivent se déplacer pour se rendre au travail n’en réalisent que 8. Toutefois, il ne semble pas y avoir d’effets sur les déplacements le week-end : un travailleur à domicile ne se déplace pas plus que les autres le week-end.
- Ainsi, les télétravailleurs ont en moyenne moins de déplacements liés au travail (-15%) mais ont des budgets temps hebdomadaires plus importants (+25%). En parcourant plus de distances (+50%), en grande majorité en voiture, ils émettent 50% de CO2 de plus que les travailleurs n’ayant qu’un seul lieu fixe de travail. Ces effets en matière d’augmentation du volume des déplacements sont plus importants chez les télétravailleurs ne restant qu’une journée au domicile, et moins importants pour ceux qui y restent plus de deux jours par semaine.
Que déduire de ces observations ?
- Ces données comparent à un instant « t » les pratiques des actifs ayant un seul lieu fixe de travail hors du domicile et les personnes qui télétravaillent une à plusieurs fois par semaine. Elles ne permettent pas de mesurer les effets dans le temps du passage au télétravail de travailleurs auparavant « fixes ».
- Toutefois, elles montrent qu’en termes de transition écologique, la pratique occasionnelle du télétravail ne semble pas être une solution en soi. Sa pratique devrait notamment être encouragée au-delà de deux jours par semaine, et des modes de transports décarbonés et adaptés aux besoins de ces travailleurs, de plus en plus nombreux, devraient être développés.
- Une hypothèse que l’on peut formuler pour expliquer cet effet du télétravail sur l’allongement des distances domicile-travail est liée au choix résidentiel et mériterait d’être explorée : le développement du télétravail permet-il aux ménages de se relocaliser dans des cadres de vie plus éloignés du lieu de travail ? ou à l’inverse, la pratique du télétravail est-elle plus répandue chez les travailleurs qui vivent déjà loin de leur lieu de travail ? À une échelle macroscopique, on peut imaginer que le télétravail devienne un levier pour une meilleure répartition des travailleurs sur le territoire, plus équilibrée et plus adaptée aux aspirations et besoins des ménages. Un tel changement impliquerait des politiques de transports adaptées à ces nouveaux déplacements, moins fréquents mais réalisés sur de plus longues distances.
II) Achats en ligne et déplacements : ce n’est pas forcément l’un ou l’autre
1. Les achats en ligne pour les courses alimentaires permettent de réduire les déplacements
- Pour les courses alimentaires, l’achat en ligne a un effet de substitution : il permet de réduire les déplacements liés à ce motif, ainsi que le temps moyen passé en magasin. Les ménages qui font leurs courses alimentaires en ligne réalisent presque moitié moins de déplacements (-42%) pour ce motif que les ménages qui n’achètent pas en ligne.
- Il est difficile d’en tirer des conclusions en termes de transition écologique car, si les ménages émettent 39% moins de CO2 pour ce motif que les ménages qui se déplacent pour réaliser leurs courses, les estimations montrent que les émissions associées aux livraisons par les commerces sont équivalentes. Toutefois la conversion des flottes professionnelles vers des véhicules moins polluants et l’optimisation des tournées représentent des leviers potentiellement efficaces de maîtrise des émissions.
2. Pour les achats non-alimentaires en revanche, déplacements en magasin et achats en ligne s’additionnent
- Les ménages qui achètent fréquemment en ligne tendent à avoir aussi un nombre de déplacements plus important pour ce motif et à passer en moyenne plus de temps dans les magasins. Ces ménages font près de 10% de déplacements et de kilomètres en plus pour des achats non-alimentaires.
- Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les achats en ligne ne sont pas privilégiés par les actifs ayant des journées de travail plus longues ou des organisations quotidiennes plus complexes.
III) L’accompagnement des enfants : toujours à la charge des femmes
- Au sein des couples d’actifs, à journée de travail égale, les hommes et les femmes ont la même probabilité d’être en charge de l’accompagnement des enfants à l’école. Toutefois, dans la réalité, les femmes assurent les 2/3 de ces accompagnements.
- En effet, les femmes sont plus souvent concernées par des rythmes de travail compatibles avec l’accompagnement des enfants, en particulier par le fait de travailler à temps partiel ou à proximité du domicile. En plus des inégalités qui existent sur le marché du travail, on peut faire l’hypothèse que des choix d’adaptation du rythme de travail sont réalisés en lien avec l’arrivée d’un enfant.
- Les données montrent que la répartition des accompagnements de leurs enfants entre conjoints ne se fait pas sur la journée comme on aurait pu le penser (l’un le matin l’autre le soir), mais plutôt sur la semaine (tous les lundis matin et soir par exemple).
Conclusions
- Les évolutions des modes de travail (multiplication des lieux, développement du télétravail) nous mènent vers toujours plus de déplacements carbonés. L’analyse de l’enquête anglaise confirme les résultats sur le télétravail de l’Enquête nationale mobilité et modes de vie 2020 menée en France par le Forum Vies Mobiles : son développement pose des questions en termes de transition écologique et semble devoir être encadré et accompagné afin qu’il permette une réelle réduction des déplacements, et en particulier des déplacements carbonés. Ce résultat est d’autant plus important aujourd’hui que la crise sanitaire transforme nos habitudes de travail et de déplacement.
- Si l’on constate que les achats non-alimentaires en ligne vont aussi de pair avec un plus grand nombre de déplacements en magasin, les achats en ligne pour les courses alimentaires dessinent en revanche une piste pour limiter les émissions de CO2. En effet, ces achats permettent de diminuer les déplacements des consommateurs, et si aujourd’hui il n’est pas certain que la livraison représente un gain, il s’agit d’une activité structurée qu’il sera plus facile à organiser et à décarboner que les pratiques individuelles.
- Enfin, l’accompagnement des enfants très majoritairement assumé par les femmes, rappelle que les contraintes de déplacements pèsent de façon inégale au sein des couples. En plus de la lutte contre les inégalités liées aux charges du foyer, cette dimension doit être prise en compte par les entreprises dans l’organisation du travail pour ne pas créer une « double-peine » pour les femmes.
Conclusions méthodologiques
- L’approche traditionnelle par la journée-type et les moyennes fige la compréhension des modes de vie, et ne permet pas d’analyser les variations et les rigidités de l’organisation des déplacements du quotidien en lien avec les modes de travail et les nouvelles pratiques numériques.
- Comprendre le mode de vie dans son ensemble permet d’aller plus loin que les raisonnements focalisés sur des motifs particuliers, notamment dans le cadre d’une réflexion sur la maîtrise du volume des déplacements polluants (télétravail, achat en ligne…) pour identifier des effets contre-intuitifs et proposer des politiques publiques adaptées.
- La méthode proposée dans cette enquête apporte des réponses et soulève de nouvelles questions qui mériteraient d’être approfondies par des enquêtes qualitatives : les liens entre mode de travail et choix résidentiel du ménage, les déterminants de la multiplication des lieux de travail (type d’emplois, de territoires...) ou encore les caractéristiques et déterminants des déplacements physiques associés à des achats en ligne.
Rapport complet à télécharger
Télétravail
Exercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
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Mobilité
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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