13 décembre 2019
Il est maintenant évident que la diffusion à grande échelle de voitures autonomes et d’autres technologies de mobilité innovantes prendra plus de temps que leurs promoteurs ne l’avaient promis. Ce ralentissement est l’occasion de réévaluer les possibilités et d’envisager certaines alternatives reléguées au second plan par le récent engouement pour des projets de ville intelligente, qui se révèlent finalement peu à même de développer le potentiel de prospérité humaine alors que le monde est plus que jamais sous contrainte carbone. Prenons donc le temps de nous pencher sur la façon dont nous pouvons imaginer et créer des avenirs urbains bien moins dépendants des voitures.
Ces dernières années ont été marquées par l’anticipation effrénée d’une révolution imminente des transports. Elon Musk et les autres croisés invétérés des véhicules autonomes nous ont fait croire que les voitures sans conducteur pourraient bientôt déplacer les masses.
Il s’avère à présent que les fanatiques nous ont bernés une fois de plus : nous avons appris récemment que le règne des voitures autonomes, bien loin d’approcher à grands pas – Musk a annoncé une date dans « le courant de l’année prochaine » –, ne sera raisonnablement pas une possibilité avant au moins deux ou trois décennies 1. Hélas, les défis techniques dépassent largement l’écriture de quelques algorithmes et la mise au point des lasers 2. Rétrospectivement, la tournure prise par cet épisode ne devrait pas nous étonner, car elle s’inscrit dans un schéma familier mis au jour par la sociologie des attentes, un champ de recherche qui s’est développé durant la dernière décennie et qui s’intéresse à la façon dont les attentes et les représentations façonnent les voies de l’innovation 3.
L’objectif ici n’est pas de présenter plus en détails les contours de ce cadre conceptuel. Plutôt que d’évoquer les lancements des technologies et les cycles de la hype, ce texte vise à profiter de l’actuel « temps mort » et de la précieuse opportunité de réflexion quant à notre réelle envie de dépendre de voitures robotiques qu’il nous offre. La période actuelle permet en effet de prendre le temps de se demander si, dans notre folle ruée vers les voitures autonomes, nous n’avons pas prématurément condamné d’autres trajectoires qui, à terme, présenteraient davantage de possibilités d’épanouissement pour l’humanité 4.
Car nous n’avons pas encore assez réfléchi à la possibilité d’améliorer nos perspectives en éliminant en grande partie de notre vie les voitures, qu’elles soient pilotées par de vrais conducteurs ou par leurs simulacres informatisés. Pour le dire autrement, un avenir post-automobile serait-il un scenario à envisager de façon proactive 5 ?
Comment pouvons-nous nous lancer dans un tel exercice ? Partons d’une constatation qui n’est pas nécessairement évidente : il existe au milieu de l’océan contemporain de motorisation de remarquables îlots libérés des voitures. Ces enclaves vierges ne sont pas seulement d’involontaires havres de paix, mais bien plutôt des sanctuaires émancipés qui nous montrent d’édifiantes possibilités pour un avenir meilleur.
Pour initier une réflexion, il suffit de parcourir l’une des listes disponibles en ligne des lieux sans voiture (la notice Wikipédia sur le sujet est une bonne introduction). Si vous parcourez un tel inventaire pour la première fois, vous serez certainement surpris par la longueur de la liste qui paraît ne pas devoir se finir. Autre activité distrayante, vous pouvez explorer les sélections des destinations touristiques les plus populaires où l’usage de la voiture est interdit. Comment expliquer l’apparent émerveillement produit par ces destinations ? N’est-il pas étonnant que dans un monde où l’automobile est omniprésente, certains des lieux les plus touristiques aient renoncé aux déplacements motorisés ? Plus précisément, pourquoi les habitants de la société automobile trouvent-ils ces sites attrayants au point de piocher dans leur épargne pour aller les visiter ?
Il est probable que la plupart des touristes ordinaires n’attribuent pas expressément leur plaisir d’être dans de tels lieux à l’absence de voiture. Pourtant, il est possible d’attribuer au moins en partie la popularité de ces destinations au type d’expérience que les professionnels sont capables d’offrir lorsque les voitures sont rayées du quotidien. Disneyworld en constitue un exemple particulièrement frappant. Bien qu’il s’agisse sans doute de la zone sans voitures la plus soigneusement conçue et la plus scrupuleusement gérée au monde, cette réussite est chargée d’incohérences. Les visiteurs célèbrent le parc d’attraction comme la vitrine vénérée de la société de consommation, mais son succès est en partie dû, paradoxalement, à une conception qui éradique délibérément le vestige le plus iconique du consumérisme.
Serions-nous face à un désir public latent et insuffisamment exprimé de surmonter la dépendance à la voiture et de tracer la voie d’un avenir post-automobile ? L’émergence des pratiques contestataires est généralement difficile, car les dispositifs institutionnels favorisent fortement les systèmes en place 6. Les habitudes novatrices (et que cela soit clair : vivre sans voiture correspond bien à cette description) se heurtent à de grandes difficultés, parce qu’elles ne sont pas défendues efficacement par une constellation d’intérêts acquis 7. Les infrastructures et les modes de vie existants se sont construits sur des décennies et ont mis en place de puissants réseaux de soutien qui empêchent les concurrents d’acquérir les appuis leur permettant de créer des alliances rayonnantes 8. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que les désirs de l’opinion publique soient fréquemment contrecarrés par des sources d’obstruction apparemment immuables.
Nous sommes donc pris dans une sorte de piège où nous – peut-être même une majorité d’entre nous – sommes incapables d’obtenir ce que nous voulons. Les spécialistes de l’innovation qualifient ces blocages déplorables de « verrous » (lock-in), soulignant ainsi comment la combinaison de facteurs sociaux et techniques contribue à maintenir des conditions non optimales, longtemps après leur date de péremption 9. L’aspect le plus contraignant de ce défi est l’épée de Damoclès que les plus grandes entreprises font peser sur le système politique. En amplifiant la peurs de pertes potentielles d’emplois, de risques financiers et d’instabilité sociale, elles sont en mesure de soutirer d’importantes concessions, ce que les défenseurs d’alternatives souvent encore vagues et tout à fait neuves ne peuvent pas faire.
Comment alors pouvons-nous surmonter le verrou du système actuel de transports ? Nous sommes malheureusement aux prises avec un fâcheux dilemme. Les climatologues affirment que nous devons réduire chaque année les émissions de gaz à effet de serre de 13 % si nous voulons éviter une hausse moyenne des températures mondiales supérieure à 1,5°C. Pourtant, nous devons surmonter trois obstacles : une très faible capacité institutionnelle ; une absence d’intérêt politique pour les investissements nécessaires dans de nouveaux systèmes d’infrastructures ; une absence apparente de volonté publique d’adopter les changements comportementaux nécessaires.
Quelle est la probabilité d’un séisme qui entraînerait des changements suffisants dans les trois domaines ? Certains observateurs soutiennent que nous pouvons nous mobiliser en vue d’une transition rapide – et de fait, pour travailler sur des problèmes de durabilité, il faut continuer à croire qu’un tel avenir est à notre portée 10. Ce n’est peut-être qu’une crise de foi temporaire (un effet secondaire de l’élection de Donald Trump ?), mais ces derniers temps, je ne me fais pas trop d’illusions. Aussi peu satisfaisante et peu sage soit-elle, la meilleure solution possible actuellement est à mon sens de préparer des transformations que l’on pourra réaliser par paliers et de se lancer simultanément dans de nombreuses expériences, tout en cherchant à conserver une certaine orientation stratégique. Cette stratégie du système D ne date pas d’aujourd’hui 11, même si cela signifiera certainement que nous devrons rattraper notre retard, et que nous serons contraints à réaliser des progrès dans l’urgence absolue en termes de réduction des émissions une fois que nous aurons réussi à sortir du bourbier politique actuel.
L’amélioration des possibilités de transport non automobiles – des pistes cyclables plus sûres aux transports en commun plus confortables et plus fiables – est clairement essentielle, mais il est tout aussi important de stimuler l’imagination publique 12. Nous devons commencer par inventer des avenirs alternatifs avant d’être en mesure de les mettre en œuvre. Il s’agit là d’une tâche plus complexe qu’il n’y paraît, car les gens n’ont pas, à l’avance, un désir d’innovations (« effet de demande », dans le langage de la diffusion technologique). Ainsi, par exemple, les ardents défenseurs du téléphone ou de la télévision ont dû travailler dur dans les premiers temps pour prouver l’intérêt de ces appareils. Malgré ces efforts, un nombre non négligeable de consommateurs potentiels ont continué à se demander en quoi ils pourraient bien avoir besoin d’un tel engin.
Le smartphone en est un exemple plus récent. Bien que cela puisse sembler déconcertant aujourd’hui, Apple a accompli de considérables efforts promotionnels en 2007 pour convaincre des consommateurs incrédules de débourser une petite fortune pour un gadget portable, équipé d’un accès internet. Il y a là encore un exemple d’ingéniosité marketing ouvrant la voie à une nécessité. Il est par ailleurs instructif de constater que tous les ans des centaines d’autres concepteurs de produits sont bien moins chanceux et que leurs idées apparemment révolutionnaires échouent parce qu’ils manquent de force de persuasion ou ne savent pas s’adapter à l’esprit du temps.
La leçon pour les adeptes du post-automobile est qu’il faut créer des moments de transition, aussi fugaces soient-ils, où les gens peuvent entrevoir un avenir différent. Nous devons également continuer à croire que de petites réussites peuvent progressivement mener à de plus grandes victoires 13. Les fermetures de routes, autorisées ou sauvages, sont d’excellentes occasions de faire l’expérience des avantages d’une mobilité sans voiture. La création de « parklets », qui consiste à s’approprier les infrastructures existantes dédiées aux voitures pour les transformer en espace récréatifs, est une affirmation citoyenne des nouvelles priorités publiques. Des mesures plus spectaculaires, comme la mise hors service des autoroutes et des ponts, ne sont pas de simples déclarations d’intention sans équivoque, mais pourraient bien devenir inévitables en raison de la nécessité de commencer à éliminer des infrastructures qui perpétuent l’usage des énergies fossiles 14. Et n’oublions pas les politiques prosaïques telles que la mise en place de péages urbains et l’augmentation des frais de stationnement, voire la suppression pure et simple des infrastructures de stationnement. Nous pouvons également être plus attentifs à notre usage de la langue. Plutôt que de parler de « stationnement », appelons cela par son véritable nom : « stockage» 15. Un tel changement peut prendre sa place dans une puissante tendance activiste de « honte de la voiture », à l’image de ce qui a été fait pour l’avion, qui commence à transformer des normes profondément enracinées 16.
Mais il n’y a pas de temps à perdre. Les défenseurs des villes intelligentes tiennent le haut du pavé et les responsables municipaux se sont épris non seulement des voitures autonomes, mais aussi de toutes sortes de projets visant à installer des réseaux denses de capteurs de collecte de données et d’autres technologies liées. Il ne faut pas pratiquer la politique de l’autruche, mais bien chercher à compléter ces systèmes par une volonté de former des « gens intelligents » capables de faire preuve de discernement lorsqu’on leur affirme qu’ils doivent s’appuyer sur une installation high-tech pour traverser la rue 17.
Il faut également être conscient des défis organisationnels inhérents à la recherche du post-automobile 18. En dépit de réussites notables ces dernières années, les militants d’un avenir sans voitures forment un groupe épars de passionnés de la marche et du vélo, de responsables de santé publique, d’urbanistes progressistes et de nombreux autres. Faiblesse décourageante, ce groupe ne dispose pas, en tant que mouvement social – comme l’industrie automobile et ses alliés – de l’influence née de plus d’un siècle d’efforts pour créer des organismes de défense, s’attirer les bonnes grâces du personnel politique, flatter les médias, peaufiner sa communication et construire des infrastructures complémentaires. Pourtant, par l’identification des leviers principaux et par l’application d’une pression adroite et créative, le démantèlement et la transformation du système de mobilité automobile durant les décennies intermédiaires du vingt-et-unième siècle reste un objectif atteignable 19. En avant !
1 Boudette, N., « Despite high hopes, self-driving cars are “way in the future.” », The New York Times, 17 juillet 2019 (https://www.nytimes.com/2019/07/17/business/self-driving-autonomous-cars.html).
3 Borup, M., N. Brown, K. Konrad, et H. Van Lente, « The sociology of expectations in science and technology », Technology Analysis and Strategic Management 18(3-4), 2006, p. 285-298.
4 Ehrenfeld, J. et A. Hoffman, Flourishing: A Frank Conversation About Sustainability, Palo Alto, CA, Stanford Business Books, 2013.
5 Urry, J., « Quelle mobilité après l’ère de l’automobile ? », Forum Vies Mobiles, (https://www.youtube.com/watch?v=JRaoIswCh7o).
6 Cohen, M., « A social problems framework for the critical appraisal of automobility and sustainable systems innovation », Mobilities 1(1), 2006, p. 23‒38.
7 Wells, P. and D. Xenias, « From “freedom of the open road” to “cocooning”: understanding resistance to change in personal private automobility », Environmental Innovation and Societal Transitions 16, 2015, p. 106‒119.
8 Schwanen, T., « Rethinking resilience as capacity to endure: automobility and the city », City 20(1), 2016, p. 152‒160.
9 Unruh, G., « Understanding carbon lock-in », Energy Policy 28(12), 2000, p. 817-830.
10 Simms, A. et Newell, P., How Did We Do That? The Possibilities of Rapid Transition, Brighton: STEPS Center, University of Sussex, 2017 (https://steps-centre.org/publication/possibility-rapid-transition).
11 Lindbloom, Charles, « The science of ‘muddling through’ », Public Administration Review 19(2), 1959, p. 79‒88.
12 Schwartz, S., Street Smart: The Rise of Cities and Fall of Cars, New York, PublicAffairs, 2015. Voir aussi https://en.forumviesmobiles.org/arguing/2017/01/13/future-cars-triumph-or-decline-3411.
13 Wright, E., Envisioning Real Utopias, New York, Verso, 2010.
14 Tong, D., Q. Zhang, Y. Zheng, K. Caldeira, C. Shearer, C. Hong, Y. Qin, and S. Davis, « Committed emissions from existing energy infrastructure jeopardize 1.5°C climate target », Nature 5727(7769), 2019, p. 373‒377.
15 Lakoff, G., Don’t Think of an Elephant: Know Your Values and Frame the Debate, White River Junction, VT, Chelsea Green, 2004. Voir aussi http://www.streetfilms.org/transportation-ethics.
16 https://www.dw.com/en/german-activists-start-shaming-irresponsible-car-parkers-with-yellow-cards/a-43964219 et https://medium.com/@StephenCorwin/why-people-expect-me-to-justify-living-car-free-in-los-angeles-and-why-i-shouldnt-have-to-86c1668253f
17 Saxe, S., « I’m an engineer, and I’m not buying into “smart” cities », The New York Times, 16 juillet 2019 (https://www.nytimes.com/2019/07/16/opinion/smart-cities.html). Voir aussi Cohen, M. et E. Zipori, « Distracted pedestrians are not the threat Honolulu says they are », Next City, 15 août 2017 (https://nextcity.org/daily/entry/honolulu-distracted-pedestrian-law)
18 Sadik-Kahn, J. and S. Solomonow, Streetfight: Handbook for an Urban Revolution, New York, Penguin, 2017.
19 Farmer, J., C. Helpburn., M. Ives, T. Hale, T. Wetzer, P. Mealy, R. Rafaty, S. Srivastav et R. Way, « Sensitive intervention points in the post-carbon transition », Science 364(6436), 2019.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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