13 mai 2020
En France, le confinement a duré 56 jours et a profondément perturbé le déroulement habituel de nos activités, dans le temps et dans l’espace. La restriction des déplacements a révélé l’ampleur de la dépendance de nos modes de vie à la mobilité rapide, fréquente et longue distance. Cette hypermobilité, déjà au cœur de la crise climatique, est la source d’insatisfactions de plus en plus grandes : coûts, fatigue, désir de ralentissement, de vie en proximité…Le recul sur l’expérience individuelle et collective du confinement permet de nourrir les réflexions sur nos aspirations en termes de cadres et de rythmes de vie, pour penser le futur des déplacements.
Alors que les modes de vie 1 contemporains sont structurés par la possibilité de se déplacer souvent, vite et loin, le confinement a introduit une contrainte inédite interrompant provisoirement le déploiement spatial et temporel habituel de nos activités. Condition importante de l’acceptabilité de ces mesures, le recours aux outils numériques n’a pas compensé à lui seul cette limitation des déplacements. C’est ainsi toutes les dimensions de notre mode de vie qui ont été perturbées : les modes d’habiter, la vie sociale, la consommation, le travail, la vie familiale, les activités de loisir, les vacances… Notre dépendance à la mobilité en est révélée.
Tout le programme d’activités a dû s’adapter à cet évitement forcé des déplacements, pour le meilleur comme pour le pire : de l’isolement au surpeuplement, du ralentissement bienvenu à l’accélération insoutenable… le spectre des conséquences est large et les inégalités exacerbées. Mais l’expérience est commune parce qu’elle nous a révélé à quel point nos modes de vie habituels dépendent de paramètres qui ne sont pas toujours choisis et qui semblent nous dépasser : les rythmes de travail, l’aménagement des territoires, la localisation des emplois, les prix des logements, la production et la distribution des biens de consommation… Quelles prises avons-nous sur ces conditions ? Le nouveau rapport au temps, à l’espace et à nos activités imposé par le confinement a révélé les limites d’une dépendance totale de nos cadres, nos rythmes et nos modes de vie à la mobilité rapide et carbonée. Ces constats peuvent nous aider à penser – à une échelle individuelle puis collective – les cadres et les rythmes de vie que nous souhaitons pour le futur, dans un contexte d’urgence climatique. L’observation et la description de nos expériences, auxquelles cette analyse propose de contribuer 2, est donc une étape indispensable pour permettre la définition de nos aspirations et la participation aux débats politiques de « l’après » confinement.
Avec la limitation des déplacements, le confinement a provoqué une dépendance presque totale à notre environnement de proximité : les caractéristiques du logement, la présence ou non de la nature, des commerces, du voisinage... La mobilité est habituellement une variable d’ajustement : on peut vivre dans un lieu isolé car on possède une voiture pour aller faire ses courses et voir des amis, on supporte d’habiter un petit appartement dans une grande ville car on apprécie de sortir et passer du temps dans d’autres espaces (lieux culturels, parcs…) ou partir le week-end à la campagne. L’accessibilité aux transports est aujourd’hui un critère de choix et un atout majeur des lieux de vie (desserte en transports collectifs, en TGV, connexion au réseau routier rapide…). De fait, l’impossibilité de se déplacer rend prisonnier de son logement : un type d’habitat rendu vivable par la possibilité de passer une partie de son temps à l’extérieur peut alors devenir infernal. Les cas de surpeuplement des logements sociaux 3 en banlieue ou des étudiants confinés seuls dans des studios ont été à ce titre emblématiques. A contrario, le confinement a révélé qu’un habitat habituellement décrié, car il générerait davantage de déplacements en voiture, les maisons avec jardins (soit presque les 2/3 de la population 4) permet de profiter de conditions de vie plus agréables. La limitation imposée du périmètre (1 kilomètre) et des temps de sortie (1 heure) a été ainsi, sans surprise, beaucoup moins mal vécue dans les espaces ruraux et périurbains que dans les espaces plus denses 5. Alors que les enjeux sanitaires et climatiques rendent nécessaire la réduction du volume de nos déplacements motorisés dans les années à venir, ne doit-on pas repenser durablement ces cadres de vie ?
L’expérience du confinement a fait apparaître les effets pervers de la métropolisation 6. Si un certain degré de densité a permis le maintien et le développement de liens sociaux positifs en cette période de crise (entraide, convivialité, relations de voisinage), le souhait d’ «exode urbain » des habitants des centres villes denses n’est-il pas l’indicateur – s’il en fallait un – des limites de l’extrême densité en termes de résilience et de « vivabilité » ? 23 % des Français auraient souhaité changer de lieu de vie pour vivre ce confinement, et ce sentiment a été beaucoup plus fort chez les Parisiens (39 %). Les acteurs de l’immobilier constatent aujourd’hui un regain d’intérêt pour les maisons individuelles, à la campagne ou dans les villes petites et moyennes 7. Ces désirs témoignent d’un arbitrage entre besoin d’espace et besoin de ressources de proximité, qui nous donne des informations sur ce que serait un cadre de vie « idéal ». Chacun peut d’ailleurs imaginer ce que serait, pour lui et ses proches, un mode de vie résilient pour faire face aux prochaines crises : par exemple, vivre près de sa famille et notamment des parents âgés, développer des liens de voisinage et une mutualisation des ressources, voire pour certains avoir la possibilité de produire une partie de son alimentation. Ces aspirations sont loin d’être prises en compte par les élus, les aménageurs et les promoteurs immobiliers.
Pour les relations sociales, les loisirs et les divertissements, comme pour ceux qui peuvent travailler ou étudier à distance, les outils numériques ont pris une place centrale dans le quotidien « confiné ». Les réflexions sur l’intérêt et les limites de ces outils (télétravail, téléenseignement, télémédecine…) déjà très présentes dans le débat public avant le confinement, résonnent aujourd’hui concrètement dans le quotidien de chacun. De façon transitoire, la « mobilité virtuelle » a joué à plein un rôle de compensation de la mobilité physique, et est apparue à ce titre comme une condition centrale de faisabilité et d’acceptabilité des mesures de confinement. Si certaines pratiques mises en place – dont la nouveauté réside plus dans leur intensité que dans leur nature même 8 – présagent de nouvelles habitudes, d’autres semblent déjà vouées à disparaître ou à retrouver leur état « normal ». Les distinctions – collectives ou propres à chaque individu – entre ce qui est souhaitable et ce qui ne l’est pas pour éviter les déplacements physiques par les outils numériques se révèlent désormais plus clairement.
L’expérience du télétravail est ainsi contrastée (53 % des télétravailleurs déclarent apprécier cette expérience 9), mais nul doute qu’il sera développé après le confinement, pour des raisons sanitaires mais aussi parce que l’expérience a accéléré des changements organisationnels 10 : 33 % des Français ont expérimenté le télétravail contre seulement 7 % avant le confinement 11. D’autres pratiques ne connaîtront toutefois pas le même sort : si les réunions familiales en ligne faisaient déjà partie des habitudes de ceux dont les proches sont loin, on sait qu’en temps normal les déplacements pour les activités sociales sont ceux dont la portée est la plus importante 12. Pour beaucoup, aller voir sa famille et ses amis était le premier projet de déplacement prévu au moment du déconfinement.
Durant le confinement, au sein des foyers les plus « connectés », c’est un brouillage complet qui s’est opèré entre les sphères personnelles, familiales, scolaires et professionnelles. Cette confusion, parfois légère quand elle s’illustre par l’irruption d’un enfant en pleine visioconférence professionnelle, peut aussi devenir pesante quand c’est un supérieur hiérarchique qui se manifeste à l’heure du dîner en famille. L’importance de disposer de lieux et d’espaces distincts pour déployer nos différentes activités et séparer nos différentes «sphères » apparaît là clairement. En période de confinement, la mobilité virtuelle est aussi un moyen de compenser le manque d’espace d’intimité ou le sentiment d’enfermement, à travers le cinéma, les séries ou les jeux vidéo. Tous les usages numériques ont connu une augmentation exponentielle : 56 % des personnes interrogées estiment qu’elles ont consacré plus de temps au visionnage de la télévision, de films et de séries et 39 % à la fréquentation des réseaux sociaux 13. La capacité des systèmes techniques, l’absence de soutenabilité écologique et la mise à l’écart des « non-connectés » – qui sont déjà les personnes les plus exclues (personnes âgées, peu diplômées…) 14 – représentent toutefois des limites structurelles à la « vie numérique ».
Le besoin de confiance, de convivialité et d’expériences sensibles rendent difficilement substituable la mobilité physique : dès que cela sera possible, les collectifs de travail maintenus en ligne souhaiteront se rassembler, les adolescents hyperconnectés 15 iront retrouver leurs amis et les fans de musique se rendront à des concerts. L’attachement aux déplacements physiques reste fort, dès lors qu’ils sont choisis. Cette distinction, en actes, entre mobilité souhaitée et mobilité substituable par le numérique peut finalement être un levier pour penser l’évitement des déplacements les plus polluants.
Cette nouvelle contrainte spatiale et ses conséquences organisationnelles perturbent encore nos rythmes de vie et notre rapport au temps : chacun vit une expérience intime inédite qui fait apparaître les caractéristiques souhaitées et subies de son rythme de vie habituel. On peut aujourd’hui, plus facilement qu’en temps normal, dresser la liste de ce qui nous manque (principalement les loisirs et la vie sociale, pour 40 % des Français) et de ce qui nous manque beaucoup moins (le temps passé à se déplacer, pour 39 % d’entre nous). Une part significative des Français déclare ainsi avoir apprécié ce ralentissement (44 %) et une majorité ont été heureux de pouvoir consacrer plus de temps pour eux-mêmes et pour les proches avec qui ils ont été confinés (68 %) 16.
Les expériences sont toutefois contrastées : pour les travailleurs obligés de se déplacer ou ceux qui ont cumulé télétravail et gestion d’un foyer, une nouvelle organisation plus intense s’est imposée. Pour ceux qui n’ont plus du tout pu exercer leur activité professionnelle, c’est à l’inverse un temps infini qui s’est déployé devant eux, avec parfois l’ennui pour horizon. Les programmes d’activités se sont allégés d’un côté (moins d’activités, de réunions entre amis, de déplacements…) et intensifiés de l’autre, car les tâches auparavant déléguées ont été réintégrées à la gestion du foyer (repas, garde d’enfants, enseignement, ménage...). L’injonction contemporaine à « bien » utiliser son temps, relayée par les réseaux sociaux, est parfois mal vécue : même en confinement, l’oisiveté choisie n’a toujours pas bonne presse.
L’organisation du temps durant le confinement est aussi soumise à de nouvelles tensions. Dans les familles, les conflits autour du temps dédié aux tâches ménagères – très largement réalisées par les femmes 17 – ou du temps passé devant les écrans par les enfants et les adolescents sont exacerbés. Le rythme circadien est lui aussi sous tension pour certains, en raison du stress ou du manque d’activité physique. Les « work-alcoholic » et ceux qui connaissent une hausse de leur activité (soignants, livreurs, travailleurs du secteur des télécommunications…) voient leur temps de travail exploser et déborder sur le temps libre et le sommeil. Ajouté à cela que les temps de loisirs n’offrent plus autant de possibilités de décompresser après le travail. Enfin, depuis le 16 mars, notre rapport au moyen et long terme a changé – que se passera-t-il dans un mois, cet été, à la rentrée ? Il est difficile de le savoir, et pourtant il est plus que jamais nécessaire de se projeter collectivement dans le futur.
L’expérience du confinement impose un recul sur nos modes de vie « habituels » et fait émerger plus clairement certaines aspirations : souhait de déménager, de changer d’emploi, d’accorder plus de temps à des activités manuelles… Au-delà de choix de vie individuels, ces aspirations témoignent de besoins de ralentissement et de cadres de vie plus résilients, à rebours des tendances actuelles à la métropolisation et à l’accélération. Ces aspirations convergent avec la nécessité de diminuer le volume des déplacements rapides et carbonés pour atteindre les objectifs climatiques : 53 % des Français sont déjà favorables à une mesure de rationnement des déplacements polluants (voiture, avion, moto…) à condition que cette limitation soit équitable et ne permette pas aux plus aisés d’y déroger 18. L’analyse de notre expérience du confinement peut ainsi nous aider à penser les solutions pour faire face aux crises à venir, et à celles qui sont déjà là.
1 Le mode de vie renvoie à un ensemble d'aspirations et de capacités des personnes qui se constituent à la rencontre entre les caractéristiques de la personne (liées à son expérience passée, ses ressources, ses apprentissages) et les prises offertes par son environnement. Il est constitué par l'ensemble des expériences et des activités au travers desquelles une personne s'efforce de vivre une vie qui mérite d'être vécue (Sen, 1999).
2 Les observations présentées ici reposent sur les résultats de l’enquête menée par le Forum Vies Mobiles auprès d’un échantillon représentatif de 1 500 personnes portant sur les impacts du confinement sur les déplacements et les modes de vie des Français (avril 2020).
3 L’INSEE pointe le cas des 5 millions de personnes confinées dans un logement suroccupé (soit 8,2 % de la population hors Mayotte), situation qui concerne majoritairement les grandes agglomérations, lesquelles concentrent 74 % des cas de suroccupation (dont 40 % dans l’agglomération parisienne).
4 Près des deux tiers de la population vit habituellement dans une maison, laquelle possède un jardin dans 95 % des cas. Mais plus d’un tiers vit en appartement, où l’accès à l’extérieur est plus limité : en 2013, seules 6,2 % des résidences principales en immeuble collectif avaient accès à des espaces privatifs comme un jardin, un terrain ou une cour (INSEE, 2020).
5 Enquête sur les impacts du confinement sur les déplacements et les modes de vie des Français, Forum Vies Mobiles, avril 2020.
6 Géopolitique du Covid-19, Boris Grésillon, AOC.
7 Le Monde, Le confinement renforce le désir de campagne des citadins et booste le marché des maisons individuelles, 27 avril 2020 : https://bit.ly/2Wy7QV3
8 Christian Licoppe, Vidéo-communication, visiophonie et confinement, mai 2020
9 Enquête sur les impacts du confinement sur les déplacements et les modes de vie des Français, Forum Vies Mobiles, avril 2020.
10 Fondation Jean Jaurès, Les actifs et le télétravail à l’heure du confinement, mars 2020.
11 Enquête sur les impacts du confinement sur les déplacements et les modes de vie des Français, Forum Vies Mobiles, avril 2020.
12 D’après l’Enquête Nationale Mobilité et Modes de Vie 2020, la portée moyenne des déplacements pour les activités sociales est de 34 km, contre 14 km pour les études et l’emploi et 20 km pour les activités vitales.
13 Enquête sur les impacts du confinement sur les déplacements et les modes de vie des Français, Forum Vies Mobiles, avril 2020.
14 En France, en 2019, 12 % des personnes n’ont pas accès à Internet à leur domicile, quel que soit le type d’appareil (ordinateur, tablette ou téléphone portable) ; Cette proportion de personnes n’ayant pas accès à Internet est plus marquée pour les personnes plus âgées (53 % des 75 ans ou plus) et celles peu diplômées (34 % des personnes sans diplôme ou titulaires d’un certificat d’études primaires) (INSEE, 2019).
15 « Jeu narratif – En 2061, que préfèrent les jeunes : mobilité physique ou mobilité virtuelle ? », Forum Vies Mobiles, mars 2020.
16 Enquête sur les impacts du confinement sur les déplacements et les modes de vie des Français, Forum Vies Mobiles, avril 2020.
17 Selon l’enquête emploi du temps 2010 de l’INSEE, les femmes passent 3h50 quotidiennes quand les hommes n’en passent que 2h20 de « temps domestique », et cet écart semble s’être creusé pendant le confinement.
18: [Enquête sur les impacts du confinement sur les déplacements et les modes de vie des Français](https://fr.forumviesmobiles.org/projet/2020/04/23/enquete-sur-impacts-confinement-sur-mobilite-et-modes-vie-des-francais-13285), Forum Vies Mobiles, avril 2020.Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
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