21 mars 2022
On peut créditer Bruno Marzloff d’une certaine constance dans sa détermination à faire valoir la démobilité et ses promesses depuis une bonne dizaine d’années. Il est évidemment l’auteur de la page « Démobilité » dans le dictionnaire des mobilités du GART paru en novembre. L’exercice est à contresens des valeurs d’un progrès qui perdurent. Le mot est souvent inaudible, voire choquant pour beaucoup. Il persiste, sans doute pour d’excellentes raisons. C’est aussi pour cela que nous souhaitions lui donner la parole.
On croit la mobilité inépuisable. Mais son usage excessif, inégalitaire et structurellement en inflation 1 dans son volet carboné en fait désormais un bien rare. C’est là que le recours au concept de commun prend racine, dans les intérêts respectifs de ses protagonistes. La mobilité appelle des régulations non pour ce qu’elle permet – une liberté d’aller et venir – mais pour ce qui dérive de sa pratique abusive (congestions, pollutions, artificialisations, etc.). Comme tout commun la mobilité appelle une construction pour définir la ressource, les licences (de sa production et de ses usages) et la communauté. C’est un des chantiers ouverts par La Fabrique des Mobilités, expliqué ici par son cofondateur. Il caresse le paradoxe que mieux de mobilité, c’est moins de motorisation, plus de mobilités choisies et des accessibilités alternatives. C’est dans les communs de ses transports (modes, partages, data, réseaux, hubs, etc.), dans un management concerté des territoires et dans ses communautés que se cherchent des issues aux excès. La crise sanitaire a fait valser les lignes pour envisager la fin d’une ère, revenir aux racines de ce commun et esquisser son après, la démobilité.
Le récent film satirique Don’t Look up , narrant les difficultés de deux scientifiques à faire accepter à la population une fin du monde imminente, vient à point nommé pour rappeler les inconséquences humaines. Le champ des mobilités n’échappe pas à cette irresponsabilité collective. La trajectoire de la voiture est comme celle de l’astéroïde qui va inéluctablement heurter la planète. Cela prendra simplement un peu plus que les six mois de la fable. Sur le sujet du changement climatique, la voiture est coupable. L’automobile a dévoré nos quotidiens, nos paysages, nos villes, nos modes de vie. On a cru au peak oil (l’épuisement des ressources pétrolières), puis au peak car (la décroissance du parc auto) et maintenant aux énergies « vertes » mais d’autres autoroutes surgissent 2, les pipe-lines dégorgent plus que jamais gaz et pétrole, le parc motorisé poursuit sa progression et l’index des GES n’en finit pas de grimper.
La voiture doit croître, sa place est fortifiée, son invulnérabilité est organisée. Le mantra court depuis un siècle et se consolide de sa propagation. La voiture serait trop prégnante pour disparaître, too big to fail. Contre toutes raisons – et Dieu sait qu’elles sont nombreuses, pressantes, irrépressibles –, la voiture envahit l’économie mondiale par son parc et les industries infinies qui s’y raccrochent : de la publicité à l’assurance, de la grande distribution au tourisme, des travaux publics au pétrole, du numérique à l’hydrogène, des services de location aux industries des stationnements, des intelligences numériques ou des logistiques de livraison. Se tirer une balle dans le pied et délaisser tout ça ? Quand la valorisation boursière de Tesla a tué le match, capitalisant plus que l’ensemble des concurrents de la filière, quand le système de livraison des Amazon et autres Alibaba forme une source d’émission majeure de carbone dans le monde entier, on mesure combien cette filière-système est à la fois délirante, résiliente et délétère. Est-elle inaltérable pour autant ?
La voiture a favorisé l’assèchement des ressources des campagnes et rendu ses populations captives du modèle. La voiture a organisé l’ordonnancement spatial du travail, écartelant chaque jour un peu plus domicile et activité, matrice d’un étalement urbain désastreux et d’un périurbain diffus et hors de contrôle. Si la preuve est faite que des alternatives existent, elles butent sur les limites dictées par l’automobile. Quel intérêt de réduire drastiquement le trafic auto en ville si c’est pour engorger les périphéries, ou de basculer de l’hypermarché aux achats en ligne, si on ne fait que déplacer ses impacts vers ceux des livraisons de commandes à distance ? Et puis, faut-il être Amish décroissant pour s’épargner la voiture dans les campagnes ? Serions-nous enfermés dans des impasses ?
Dans les faits, une majorité d’usagers attend une décrue des mobilités subies 3, une démobilité envisageable à condition de s’extraire d’une surmobilité contrainte et pénalisante à nombre d’égards. On peut qualifier cette mobilité-là de bullshit mobilité, comme l’anthropologue David Graeber parlait de bullshit jobs, c’est-à-dire une mobilité présentée comme une nécessité incontournable au nom de l’emploi et du productivisme, affichée même comme une garantie de liberté d’entreprendre et de progrès. Cette mobilité-là n’est ni indispensable, ni socialement acceptable, ni écologiquement soutenable. Elle est même insupportable pour beaucoup. Bonne nouvelle, le discours est entendu. C’est peut-être même le seul thème où la décroissance est explicitement acceptée par l’opinion. Plus précisément, les enquêtes mesurent la lassitude qui accompagne ses usages obligés. En France 76 % des automobilistes aimeraient pouvoir s'en passer pour des raisons écologiques, de budget ou de temps perdu 4. Une autre enquête 5 évoque 53% des Français souscrivant à un rationnement des transports. Organiser la pénurie n’est sans doute pas la solution mais la réduction de la voiture est au programme.
La pandémie nous offre des perspectives inédites pour imaginer une mobilité radicalement autre. Le Covid-19 a secoué le monde des transports et a créé une brèche dans l’hégémonie automobile. La voiture neuve en France accuse à fin 2021 sensiblement le même déficit (-25%) qu’en 2020 (-26%) par rapport à 2019 6. Elle n’est pas la seule victime : l’aérien s’effondre, le train et les transports publics peinent à reprendre des couleurs, quand l’industrie du vélo peine à alimenter la demande et que la marche caracole à des niveaux jamais vus depuis des décennies. Mais l’affaire est plus compliquée tant la voiture maintient sa prégnance en termes de trafic. Pourtant une certitude s’est effondrée à ce moment : les mobilités peuvent s’échapper d’une logique de l’offre et s’organiser autrement que sous la domination impérieuse de la voiture. Faute d’alternatives, l’inertie de ses usages demeure, mais l’attrait et la légitimité de l’objet s’érode et des perspectives s’esquissent. Dès lors l’intérêt général peut s’adosser à la demande et sa quête d’une démobilité, entendue comme une invitation à comprendre et agir pour la décrue des mobilités subies. Après tout 67% des Français adhèrent à l’idée de décroissance affirme, un brin stupéfait, le MEDEF 7. Dans ce sillage, la Convention citoyenne pour le Climat ouvert une voie d’interventions des citoyens. Malgré de nombreux reculs, des propositions ont été retenues 8 mais surtout les citoyens ont fait l’expérience d’une capacité à faire entendre leurs points de vue ; des villes et des autorités organisatrices de transports se sont glissées dans ce sillage. Une porte s’ouvre.
Le Covid-19 a offert l’opportunité d’extraire les mobilités des solutions transports pour s’intéresser à leurs racines contenues dans le système d’habiter. Travailler et Habiter, ce sont deux faces d’un triangle dont il faut percer la dialectique pour déconstruire la troisième, Bouger. Depuis qu’avec le fordisme le travail a cessé de côtoyer l’habitat, la mobilité s’est enfermée dans une spirale inflationniste des distances et des vitesses où les transports servent de variables d’ajustement aux logements. Dans ces écarts croissants sont nés la métropolisation et les désajustements des strates territoriales. Dans ce creuset les Gilets jaunes ont explosé leur colère. C’est l’inversion de cette spirale dont le télétravail montre le chemin. Commandé par les circonstances du Covid-19, invité à éviter les contaminations, le travail délocalisé a trouvé ses marques et s’est imposé. D’autres modes de vie se greffent autour de cette pratique centrée sur le domicile qui peuvent se conclure sur moins de déplacements carbonés et une mobilité apaisée ; un contre système dominé par la sobriété et la solidarité. Premier pas d’une dialectique de démobilité dont la suite est l’adoption voire la conception par les usagers eux-mêmes de réponses inédites de transport.
Avec la crise sanitaire, le télétravail s’avère malléable dans l’espace, dans le temps et au sein d’un autre compost géographique et social. Certes ce nouvel état d’un travail délocalisé se confronte à de multiples inadaptations, mais il détient deux atouts : d’une part à travers l’expérience des travailleurs il convainc l’opinion et progressivement les entreprises ; d’autre part il offre une base pour imaginer un après. La posologie initiale du télétravail s’administre désormais en continu et se réenclenche à chaque nouveau variant, confirmant une chorégraphie efficace du distanciel et du présentiel qui vaut au-delà du travail (télésanté, télé-administration, réseaux sociaux, etc.). Le socle privilégiant une polarité domestique, encourageant une trame de voisinage et une mobilité de proximité est désormais robuste. Cette amorce est nécessaire mais insuffisante. Si la proximité est vertueuse elle se heurte à l’émiettement spatial de nos besoins dans une dispersion des aménités, commerces et services qui a épousé un siècle durant la massification de l’automobile.
Dans ce sillage des proximités imposées par ce tropisme retrouvé du domicile dans l’expérience du confinement se profilent une réinvention de la charpente de nos vies et une architecture inédite de nos villes et de nos territoires. Quelle trame imaginer entre ces strates de territoires désarticulées et les concentrations urbaines qui les ponctuent pour ramener des ressources actuellement au plus proche des ménages ? Quels réseaux de hubs mettre en place qui optimiserait les ressources de transports ? La résolution de ces questions est une des conditions de la fabrique d’autres mobilités et d’un autre système de transports. En la matière la doctrine des géographes et des urbanistes se cherche entre proximité, densité et reliance 9. Il faut aérer la discussion, s’ouvrir à d’autres expertises issues des sciences sociales pour réorganiser des accessibilités en proximité et refonder le système des transports et ses supports. La dynamique des modes de proximité (marche, vélo, VAE et micromobilités) est en route et a reçu un coup de fouet avec la pandémie. Leur développement appelle des accompagnements, de rétrofit 10 par exemple. Les mobilités concertées et mutualisées ont besoin des appuis des intelligences du numérique pour permettre plus d’efficacité. Là encore des communs se développent 11 en regard de la mainmise des géants du numérique. Face aux enjeux d’intermodalité, c’est-à-dire la capacité à combiner les modes de transport, la question des réseaux se pose et appelle de nouveaux chantiers.
Décoloniser les représentations obsolètes des mobilités pour construire un récit neuf, c’est changer le cadre qui nous régit, c’est forcément collectif. C’est donc politique. C’est aussi l’occasion de s’interroger sur un autre monde, de mobiliser ceux qui inventent, les usagers, et ceux qui savent, les experts ; en convoquant par exemple un Parlement des usages des mobilités en écho à l’initiative Le fleuve qui voulait écrire 12. Les auditions du Parlement de Loire. Entrer dans cette dialectique c’est « accepter de mettre en commun des intérêts divergents, proposer des processus de décision à plusieurs voix. » Cela suppose une communauté – le projet de Loire a pour ce faire institué un Parlement – et un référentiel commun, une base d’indicateurs qui traduisent et accordent les états des lieux et leurs projections et leur confèrent une base comptable. De plus en plus d’initiatives reposent sur la mobilisation des citoyens. Dans le domaine des mobilités, le Forum Vies Mobiles se singularise avec la restitution d’un forum citoyens qu’il a organisé et qui s’inscrit dans cette démarche d’engagement des usagers 13.
1 Alternatives économiques, janvier 2022. Mathieu Chassignet commente les données de la dernière Enquête nationale sur la mobilité des français de l’Insee, 2008/2019.
2 Au taux moyen annuel de +1,5%. 19 000 km de nouvelles routes ont été construites entre 2014 et 2019. Ministère de la transition écologique, Chiffres clefs du transport 2021.
3 Enquête Fabrique de la Cité/Ifop, janvier 2022.
4 Enquête Fabrique de la Cité/Ifop, janvier 2022.
5 Enquête Forum Vies Mobiles/L’Obsoco, avril 2020. Le rationnement des déplacements carbonés est-il une solution juste, efficace et réaliste ? fr.forumviesmobiles.org, novembre 2021.
6 Tous les indicateurs du marché automobile français en 2021. https://pro.largus.fr/ janvier 2022.
7 Au regard d’une étonnante étude européenne Le rapport au progrès (09/2020), medef.com.
8 Voir Le Parlement des citoyens de Thierry Pech (Seuil, 2021) qui en fait le bilan.
9 Le terme, introduit par Georges Amar (Homo mobilis. Le nouvel âge de la mobilité, éloge de la reliance, 2010) désigne les relations fécondes pour refonder les mobilités.
10 Conversion d’une voiture thermique en électrique ou d’un vélo normal en VAE, vélo à assistance électrique.
11 Voir les nombreux exemples dans le wiki de la Fabmob : https://wiki.lafabriquedesmobilites.fr/wiki/Communs
12 Camille de Toledo. Les liens qui libèrent, 09/2021 et à la Convention citoyenne Le Parlement des citoyens op.cit.
13: Tout travail mérite galère ? Présentation des propositions issues du premier Forum Citoyen des Vies Mobiles. Mardi 8 février 2022 de 12h à 14h à la Maison Européenne de la Photographie, à ParisPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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