13 Mai 2022
Rafael Pereira éclaire d’un jour nouveau les questions d’inégalités d’accès aux soins dans les hôpitaux brésiliens durant la pandémie de Covid-19. En croisant la qualité de leur accessibilité en transport avec les caractéristiques socio-économiques et démographiques des quartiers qu’ils desservent, il suggère aux politiques publiques de nouvelles orientations. Une méthodologie dont les pays européens pourraient s’inspirer.
De nombreuses études ont très tôt analysé l’effet des mobilités humaines sur la propagation de la Covid-19 ou l’arrêt des mobilités dû à la pandémie dans divers pays. On a accordé beaucoup moins d’attention aux problématiques de l’accès aux soins et de la capacité d’accueil des hôpitaux au niveau local, là où a lieu la véritable prise en charge des malades. Pourtant, l’accessibilité géographique des services de santé est une donnée essentielle si l’on s’intéresse aux inégalités entre les différents groupes socio-économiques et ethniques pour faire face à la pandémie.
La recherche que nous avons publiée récemment dans Social Science & Medicine 1 attire l’attention sur cette question en examinant les inégalités spatiales, raciales et de revenus dans l’accès aux soins contre la Covid-19 dans les 20 plus grandes villes du Brésil. Étant donné la disponibilité limitée des ressources de santé, notre étude insiste également sur la nécessité d’utiliser un nouvel outil de mesure de l’accessibilité, prenant en compte les effets de concurrence entre les patients.
Au Brésil, l’accès aux services de santé est considéré comme un droit relevant de la responsabilité de l’État. La santé publique dans le pays est organisée par le système unique de santé (SUS) créé en 1990. Si le SUS a permis de garantir un accès presque universel aux services de soins, il fait toujours face à de multiples défis en raison d’un financement insuffisant et d’une offre plus faible dans les petites communes et les régions moins développées 2.
Le Brésil, l’un des pays les plus touchés par la pandémie, est connu pour ses importantes inégalités sociales. Une étude récente a montré que dans le pays, les groupes à faibles revenus et les minorités ethniques sont plus vulnérables face à la Covid-19, avec des risques plus élevés d’infection et de mortalité 3. Les auteurs constatent que cette situation résulte en grande partie des inégalités sociales et sanitaires préexistantes. Ces groupes ont plus de comorbidités, sont plus susceptibles d’occuper des emplois qui ne sont pas compatibles avec le télétravail, et ont davantage de difficultés à réduire leurs déplacements quotidiens et à suivre les recommandations d’isolement. Une autre enquête a montré que les communautés à faibles revenus vivant dans les périphéries urbaines ont un accès plus limité aux diagnostics de Covid-19 4. Notre propre recherche sur l’accès géographique aux soins apporte de nouveaux éléments qui nous aident à mieux cerner certaines inégalités de ces groupes sociaux face à la Covid-19.
Premièrement, notre étude analyse la capacité de soin du système de santé public dans les plus grandes villes du Brésil en évaluant le nombre de lits avec respirateurs d’unité de soins intensifs (USI) par personne dans le secteur de chaque hôpital. Nous avons établi que 13 des 20 plus grandes villes du Brésil avaient un nombre de lits/respirateurs USI inférieur au minimum recommandé par les autorités nationales (1 lit d’adulte USI pour 10 000 personnes). Ce nombre s’est avéré insuffisant pour faire face à la propagation rapide de la Covid-19 dans de nombreuses villes du pays. La situation apparaît plus grave encore lorsque nous étudions à la fois la concentration spatiale des services de soins et les problèmes historiques des communautés vulnérables, confrontées à différentes formes de ségrégation et dont la mobilité est entravée par la déficience des transports urbains.
Nous avons ensuite cartographié la répartition d’environ 228 000 habitants, soit 5 % de la population vulnérable (à faibles revenus et âgée de plus de 50 ans), vivant à plus de 30 minutes à pied d’unités de soins primaires et de services d’urgence ayant une capacité de triage et de réorientation vers les hôpitaux des cas suspectés de Covid-19. Nous avons également comptabilisé 1,6 million de personnes vulnérables vivant à plus de 5 km d’un hôpital doté d’un service de réanimation. Ce total représente 41 % de la population vulnérable dans les 20 villes (tableau 1). Les chiffres varient fortement d’une ville à l’autre, en raison des différents modes d’occupation urbaine et de la répartition spatiale des infrastructures de soins dans chacune des régions. Les villes comme Rio de Janeiro, São Paulo, Brasília et Curitiba se démarquent par leur nombre élevé d’habitants, plus de 100 000, rendus potentiellement vulnérables par leurs conditions de vie et ne disposant pas d’un bon accès aux hôpitaux équipés de lits USI et de respirateurs artificiels. Il faut aussi noter que dans la moitié de ces 20 villes, plus de 50 % de la population vulnérable vit à plus de 5 km des infrastructures de soins.
Tableau 1 – Population à faibles revenus, de plus de 50 ans, bénéficiant d’un accès aux soins dans les 20 plus grandes villes du Brésil, 2020.
Ville | Population totale | Population vulnérable** | (A) Pop. vulnérable sans accès suffisant aux services de soins de base | (B) Pop. vulnérable sans accès suffisant aux services de réanimation | (B) / Pop. vulnérable (%) |
---|---|---|---|---|---|
Rio de Janeiro | 6592.2 | 692.5 | 51.9 | 384.3 | 55.5 |
São Paulo | 12142.6 | 1053.6 | 33.2 | 263.1 | 25 |
Brasília | 3052.5 | 180.3 | 21.1 | 121 | 67.1 |
Curitiba | 1927 | 172.9 | 5.1 | 116.4 | 67.3 |
Belo Horizonte | 2469.9 | 244 | 7.2 | 92.3 | 37.8 |
Fortaleza | 2651.8 | 193.5 | 6.5 | 77.7 | 40.2 |
São Gonçalo | 1075.4 | 112.9 | 8.8 | 72.6 | 64.3 |
Duque de Caxias | 905.1 | 81.3 | 13.5 | 67 | 82.4 |
Porto Alegre | 1480.5 | 159.6 | 8.6 | 60.3 | 37.8 |
Goiânia | 1509.4 | 118.3 | 11.4 | 59.4 | 50.2 |
Campinas | 1208.9 | 115.1 | 12.2 | 58.1 | 50.5 |
Guarulhos | 1389.9 | 98.7 | 4.3 | 48 | 48.6 |
Recife | 1607 | 147.1 | 0.6 | 42.9 | 29.2 |
Campo Grande | 895.6 | 69.7 | 5 | 42.9 | 61.5 |
Maceió | 1042 | 74.2 | 8.4 | 38.2 | 51.5 |
Salvador | 2831.6 | 217.4 | 7.8 | 35.3 | 16.2 |
Belém | 1360.1 | 97.2 | 8.7 | 32.9 | 33.8 |
Manaus | 2216.1 | 111.6 | 2.3 | 24.8 | 22.2 |
São Luís | 1080.4 | 69.3 | 10.2 | 18.6 | 26.8 |
Natal | 867.9 | 63 | 1.6 | 10.2 | 16.2 |
Total | 48305.9 | 4072.2 | 228.4 | 1666 | 40.9 |
Enfin, nous avons comparé les inégalités en fonction des quartiers, des niveaux de revenus et des groupes raciaux, à l’aide d’un nouvel indicateur appelé index BFCA (balanced float catchment area) qui permet d’évaluer l’accès aux lits USI et aux respirateurs. Le BFCA est un indicateur d’accessibilité, qui intègre à la fois la proximité spatiale des ressources de santé et la concurrence potentielle autour de ces ressources. Une personne peut vivre à côté d’un hôpital sans avoir un accès garanti aux soins, s’il s’agit du seul hôpital de la région et qu’il manque de places pour recevoir de nouveaux patients. En s’appuyant sur le BFCA, l’analyse nous permet donc d’aboutir à une compréhension plus réaliste de la façon dont l’accès aux soins est limité par les effets de concurrence sur l’offre et la demande de services de santé. Les estimations basées sur le BFCA montrent d’importantes inégalités. L’accès aux soins contre la Covid-19 tend à être systématiquement plus faible dans les périphéries urbaines (Figure 1), qui pourraient plus facilement se trouver dépassées par les demandes d’hospitalisation dans un futur proche.
La figure 1 ci-dessous montre la combinaison de deux variables que sont la densité de population et l’accès aux soins contre la Covid-19. Sur la carte A3, les zones en bleu cyan ont une population faible mais un assez bon accès aux services de soins. Par contraste, les zones en rose ont une population importante avec un manque de services de soins, et les zones en violet ont une population faible, avec un accès aux soins très faible. Du point de vue des politiques de santé et de mobilité, les zones en rose et en violet devraient sans doute recevoir davantage d’attention des autorités publiques, qui pourraient mettre en œuvre diverses stratégies adaptées à la densité de population, comme la construction d’hôpitaux temporaires ou l’embauche d’agents de santé communautaires.
Figure 1. Carte de São Paulo montrant A1) Le nombre de lits USI par personnes dans le secteur de chaque hôpital, A2) le niveau d’accessibilité BFCA, A3) la combinaison de la distribution de la population et de l’accessibilité sous la forme d’une carte choroplèthe bivariée qui permet de mettre en valeur les zones nécessitant plus (ou moins) d’attention.
L’accès géographique aux soins contre la Covid-19 au Brésil présente non seulement des inégalités spatiales, mais aussi des inégalités sociales marquées. La figure 2 ci-dessous montre l’étendue des inégalités raciales et de revenus dans l’accès aux lits d’Unité de soins intensifs et aux respirateurs, lorsque l’on prend en compte les effets de concurrence. La capitale du pays, Brasília, constitue l’un des cas les plus extrêmes, avec 6 fois plus de lits USI pour les 10 % les plus riches que pour les 40 % les plus pauvres. Par ailleurs, si les inégalités raciales apparaissent moins fortes que les inégalités de revenus, elles n’en sont pas moins présentes dans la plupart des villes. C’est particulièrement vrai à Brasília, São Paulo et Belo Horizonte, où les communautés noires ont accès à deux fois moins de ressources de santé que la population blanche.
Figure 2. Inégalités de revenus (A) et inégalités raciales (B) dans l’accès aux lits de réanimation et aux respirateurs, en prenant en compte les effets de concurrences, dans les 20 plus grandes villes du Brésil en 2020.
En résumé, nos résultats mettent en évidence un modèle inquiétant. Dans les 20 plus grandes villes du Brésil, les capacités du système de santé sont nettement inférieures à la moyenne dans les zones urbaines périphériques et parmi les communautés noires et à faibles revenus. Les périphéries urbaines, en particulier, qui associent une forte densité de population, des revenus faibles et un manque d’infrastructures sanitaires, sont dans une situation préoccupante, avec un fort potentiel de propagation de la Covid-19 au sein de communautés qui sont à la fois les plus vulnérables à la maladie et les moins bien dotées en structures de santé. Mises ensemble, ces analyses donnent des informations précieuses susceptibles d’aider les autorités locales à cartographier les zones qui nécessiteraient une plus grande attention de la part des agents de santé communautaires locaux, et peut-être la construction d’hôpitaux temporaires pour répondre aux besoins à court terme créés par la pandémie.
D’une façon générale, nous voyons que les travaux sur l’accessibilité des transports peuvent fournir des informations concrètes permettant aux autorités locales d’améliorer l’accès aux soins durant les flambées épidémiques. En attirant l’attention sur les communautés défavorisées, notre étude contribue à identifier des quartiers dans lesquels les autorités locales devraient donner la priorité à la construction d’hôpitaux temporaires et/ou l’embauche d’unités mobiles. Ces analyses peuvent également servir à identifier les hôpitaux qui présentent davantage de risques de surcharge, et qui auraient donc besoin de financements supplémentaires pour augmenter leur capacité. L’application du nouvel indicateur BFCA montre comment la prise en compte des effets de concurrence entre les patients dans l’accès à la santé peut avoir des implications importantes, mais souvent négligées, pour les politiques publiques.
Ce type de recherches pourrait être mené dans le monde entier, en particulier dans les grandes villes, à partir d’un volume de données assez faible. Les résultats peuvent contribuer à l’identification des zones où la construction d’hôpitaux temporaires serait la plus efficace pour améliorer l’accès aux soins face aux futures pandémies, en particulier pour les groupes vulnérables, pour rendre les villes et les systèmes de santé plus résilients.
1 https://doi.org/10.1016/j.socscimed.2021.113773
2 https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(19)31243-7/fulltext
3 http://dx.doi.org/10.1136/bmjgh-2021-004959
4 https://doi.org/10.1038/s41562-020-0928-4
5 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0277953621001052?via%3Dihub#bib42
6 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0277953621001052?via%3Dihub#bib18
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