Quelle place les jeunes imaginent-ils donner à leurs déplacements et à leur mobilité virtuelle dans l’organisation de leurs activités sur le territoire, dans un futur contraint du point de vue des ressources, notamment énergétiques ? C’est pour répondre à cette question qu’Æ coop, un collectif composé d’une architecte, une plasticienne, un physicien-philosophe et un designer a développé un jeu dont l’action se déroule en 2061 à Néo Zelbru.
Alors que l’usage intensif des mobilités physiques et virtuelles est aujourd’hui valorisé, le projet Mises en perspectives écologiques des futures vies mobiles questionne la pérennité de nos pratiques actuelles au regard de leurs coûts écologiques et énergétiques. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) et des déplacements requièrent pourtant des ressources considérables qui sont largement occultées. Ce projet de recherche scientifique et artistique a pour point de départ l’éventualité que, dans le futur, les ressources nécessaires à la production des TIC et aux déplacements soient épuisées et non substituées ou que le coût énergétique et écologique associé à leur utilisation soit trop important pour que des pratiques aussi intenses qu’aujourd’hui se maintiennent.
Les jeunes générations ont construit des pratiques et des modes de vie dans lesquels les déplacements et les TIC jouent un rôle central, et auxquels elles sont particulièrement attachées. Comment se projettent-elles dans un futur dans lequel de fortes contraintes énergétiques pèseraient sur les pratiques de mobilité et sur les échanges virtuels ? Dans ce monde contraint, quelle place imaginent-elles donner à leurs déplacements physiques et à leur mobilité virtuelle ?
Pour répondre à cette question, l’équipe d’Æ coop a développé une méthode d’enquête originale. Les membres de l’équipe sont tous passés par le master SPEAP (Sciences Po – Expérimentation en arts et politique) créé par Bruno Latour. Ils cherchent à expérimenter de nouvelles manières d’aborder les sujets de recherche, en associant les ressources de l’art et des sciences humaines.
Dans une première phase, ils ont identifié les qualités sensibles et fonctionnelles qui participent de l’attachement aux TIC. L’accent a été mis sur deux notions : les “économiseurs” et le “faire bulle”. La notion d’« économiseur », de temps, d’énergie, etc. a été développée à partir d’une mise en perspective historique de nouvelles pratiques ayant suscité l’espoir de réduire les coûts matériels et écologiques de pratiques antérieures par substitution. Par exemple, l’email n’est pas un simple substitution du courrier papier qui permettrait d’économiser des ressources : la communication par courriel a profondément transformé nos modes de communication et il n’est pas possible de considérer cela comme une substitution de la lettre. Il n’y a pas non plus nécessairement économie de ressources mais transfert de la production de papier vers les consommations d’énergie des serveurs nécessaires au fonctionnement du réseau. L’équipe a ainsi interrogé l’idée que la mobilité virtuelle constituerait une alternative à la mobilité physique.
Dans une seconde phase, une enquête auprès de publics belges pratiquant intensivement le jeu de rôle sous différentes formes (jeu de plateau, jeu grandeur nature, jeu vidéo et LAN partie) a permis d’aborder un aspect des mobilités virtuelles que l’équipe a jugé primordial : leur capacité à « faire bulle », à envelopper l’usager dans un environnement intime tout en déployant un monde. Les mobilités virtuelles ont ainsi été mises en parallèle avec les manières de « faire bulle » des adeptes de jeux (de rôle). L’équipe a souhaité questionner la notion d’immersion en allant voir au plus proche des pratiques réputées pour cela. Il s’agissait de décrire concrètement comment produire un univers immersif cohérent pour un ensemble de participants. Les chercheur·es se sont attardé·es sur les contraintes matérielles propres à chaque pratique de jeu. Grâce à ce pas de côté, la description des TIC comme manière de “faire bulle”, comme capacité à se projeter dans un monde ensemble selon une matérialité propre, gagnait en précision.
La troisième phase du projet a consisté à élaborer un jeu, 2061, afin d’investiguer la question de recherche et d’explorer les imaginaires des jeunes en matière de déplacements et les arbitrages qu’ils opèrent entre mobilités physiques et virtuelles. Les auteur.e.s ont choisi de produire un jeu narratif 1, par contraste avec les jeux de simulation qui se résument souvent à optimiser des paramètres préexistants ; le jeu narratif permet de produire des récits à travers un dispositif qui offre une très grande liberté pour imaginer des situations diverses, tout en offrant un cadrage et des ingrédients qui stimulent l’imaginaire des joueurs.
Nous sommes en 2061 à Néo Zelbru, une métropole d’environ 35 kilomètres sur 40, traversée du nord-ouest au sud-ouest par une rivière. Suite à une crue consécutive aux pluies torrentielles des années 2020, un marécage d’une dizaine de kilomètres carrés s’est formé en plein cœur de la métropole. Au nord, une zone forestière recouvre environ un quart de l’agglomération, en conséquence de la reforestation imposée par l’Organisation Internationale pour un Renouveau de la Planète. Le braconnage de bois de chauffage y est fréquent depuis que les énergies fossiles se sont mises à manquer. À l’est s’étend la zone alimentaire, qui permet d’approvisionner la métropole grâce à une agriculture de masse qui s’appuie essentiellement sur la main d’œuvre, l’énergie nécessaire aux machines étant devenue trop chère.
Très ségréguée, Néo Zelbru compte sept quartiers d’habitations aux profils sociaux divers. La rive sud-ouest de la rivière est majoritairement populaire. À l’est, on trouve des camps de réfugiés climatiques qui s’étendent sur une quinzaine de kilomètres vers le sud. Plus au centre, le quartier de Tati est constitué de rues étroites et d’immeubles de haute taille où les ménages pauvres s’entassent dans de très petits logements. Il côtoie la zone industrielle à l’ouest, où de nombreuses industries ont été relocalisées à proximité de la ville en raison du coût élevé des transports ; une main d’œuvre européenne bon marché y est employée et une partie des ouvriers y vivent. Enclave riche et connectée de la banlieue sud-ouest de la métropole, Little Shanghai abrite des ménages aisés qui ont résisté à l’exode vers les centres villes des années 2030.
Sur l’autre rive, Voltaire, haut-lieu historique des rues transgenres, est un quartier très prisé disposant d’une excellente connexion à la 8G. Au cœur de cet espace se trouve la Green Tower, qui domine l’horizon de ses 72 étages ; elle est complètement autonome grâce à des panneaux solaires, des éoliennes et des surfaces de culture hors-sol. À vingt kilomètres au nord-ouest, le quartier de la Commune regroupe des habitants qui refusent les excès de technologies et s’appuient sur les travaux manuels et les cultures locales pour parvenir à l’autosuffisance. Enfin, au cœur de la Forêt se sont installés quelques campements d’écologistes radicaux convertis à la nouvelle religion du retour à la terre ; refusant tout contact avec la technologie, ils vivent en complète autonomie.
L’ensemble du monde virtuel est sous le contrôle d’O, entreprise high-tech dont le siège se trouve à O’City, à l’ouest du centre-ville ; les dernières nouveautés y sont exposées dans les rues en réalité augmentée. Toutes les transactions numériques s’effectuent à dix kilomètres de là, dans le quartier d’Angola, constitué de tours de serveurs qui tournent jour et nuit.
En 2061, se déplacer d’une zone à l’autre de la métropole est difficile, dans un contexte d’épuisement du pétrole. Certains quartiers aisés disposent d’une infrastructure adaptée aux véhicules électriques, mais la majeure partie de Néo Zelbru n’est pas équipée. Le RER permet de traverser les quartiers centraux ; il existe également des vélos partagés, ou encore, dans le quartier de la Commune, des pousse-pousse. Les joueurs qui veulent quitter Néo Zelbru peuvent tenter de se rendre à Madrid, éloignée de 1400 km, s’ils trouvent un moyen de transport adéquat.
Immergé.e.s dans cet univers, les joueur.se.s commencent par inventer chacun.e un personnage âgé de 10 à 20 ans, définissent son milieu social d’origine, ses aspirations, son appétence pour les technologies virtuelles ou pour les objets physiques. Par exemple, Julia, 15 ans, vient du quartier Tati ; ses parents voudraient qu’elle fasse carrière à O’City, mais elle n’aime pas l’école virtuelle ni l’idée d’avoir un patron ! Peu diplomate, elle se retrouve souvent dans des situations conflictuelles. Très attachée aux sports physiques, elle a un profil plutôt matériel. À l’inverse, Rodolphe, 16 ans, est un jeune geek passionné par les techniques high-tech au service de l’agriculture : régulation hydro-thermique des serres, amélioration génétique des semences mais aussi des humains, pour réguler leurs besoins nutritionnels. Convaincu par le progrès, il se déplace dans Néo Zelbru en motoculteur à énergie solaire.
Ensuite, un Grand Événement lance l’intrigue et guide l’évolution des personnages dans l’agglomération de Néo Zelbru : il peut s’agir d’une coupure de courant de grande ampleur, d’un problème sur le réseau de transport ou encore d’un afflux de réfugiés climatiques. Face à cet événement, les joueur.se.s tentent chacun.e à son tour de mener à bien les objectifs de son personnage. Cependant, la crise écologique et énergétique a profondément changé les manières de vivre et de se déplacer et toutes les actions, qu’elles soient matérielles ou virtuelles, ont une chance de rater : un coup de téléphone peut se heurter à un problème de réseau ; un déplacement d’un bout à l’autre de la métropole peut être compromis par l’impossibilité de se déplacer en voiture, etc. Les joueurs décident de l’action qu’ils veulent mener puis piochent des pions qui déterminent la réussite ou l’échec de leur action ; ils adaptent alors leur récit en fonction de l’issue de l’action.
Le jeu a été testé au cours d’une quinzaine de parties impliquant des jeunes aux âges et aux niveaux d’études variés, dans les régions de Bruxelles, de Paris et de Lyon. Les parties ont ensuite été analysées par l’équipe d’Æ Coop.
Les analyses montrent d’abord que les joueur.se.s peinent à imaginer un univers où il est impossible de se déplacer physiquement : ils·elles cherchent et parviennent généralement à détourner les contraintes, ce qui montre leur attachement aux déplacements. Il est arrivé que les joueur.se.s décident de ne pas considérer un déplacement physique dans la ville comme une action, soumise à un niveau de difficulté, et qu’ils·elles placent la difficulté ailleurs (par exemple dans la capacité à se mettre d’accord). Dans les cas où le déplacement était joué comme une action et échouait, les joueur.se.s l’expliquaient par des défaillances des infrastructures de la ville (intégrant donc tout de même les contraintes écologiques), ou par des mauvaises rencontres. Pour les déplacements longue distance, ils perçoivent mieux les difficultés : les voyages vers Madrid sont considérés comme longs ou impossibles.
S’ils ne se déplacent pas moins qu’aujourd’hui, les joueurs ont renoncé à la mobilité fondée sur le pétrole et préfèrent utiliser les modes doux ; les moyens motorisés sont pour la plupart électriques et réservés aux plus riches. Ils anticipent ainsi le prolongement d’inégalités sociales dans l’accès à la mobilité.
Le virtuel occupe une place centrale dans les récits des joueurs ; les perturbations produites par des dysfonctionnements du virtuel (dérèglements des logiciels de gestion des transports, des services en ligne) ou par des piratages (d’identités, de données) ont une place importante. Toutefois, les manières de communiquer restent fortement semblables à celles d’aujourd’hui et il est rare que les joueurs imaginent des modes de virtualisation vraiment différents. Les outils connectés et les modes de transports sont généralement ceux qui existent déjà (téléphones, ordinateurs, tablettes, voiture électrique, hoverboards). Quelques joueurs ont cependant proposé des innovations : une alimentation imprimée en 3D, un implant hologrammique, des lentilles connectées, des voies prioritaires d’hoverboards à récupération d’énergie, etc.
Beaucoup de parties font apparaître la question de la dépendance à la technologie, à travers les conséquences d’une panne par exemple : les ascenseurs ne reconnaissent plus leurs usagers, les portiques aux frontières des quartiers ne laissent plus passer les habitants, etc. Un dysfonctionnement du virtuel entrave alors les déplacements physiques.
Les parties laissent voir différentes manières d’arbitrer entre mobilité physique et échanges virtuels. Dans l’un des récits, les joueurs forment un groupe de musique sans s’être jamais rencontrés ; l’espace virtuel constitue un espace de socialisation où se forment des relations entre les personnages. Parfois, les joueurs préfèrent être ensemble physiquement plutôt que connectés. Ils manifestent également un fort attachement aux objets matériels (livres papiers, antiquités, etc.).
Enfin, la mobilité physique est souvent privilégiée parce qu’elle est le support de mobilités sociales. Quitter le quartier où évolue son milieu d’origine, parfois jugé oppressant, est souvent un objectif majeur des personnages ; cela leur permet de s’émanciper, rencontrer d’autres personnes, changer de milieu social (devenir riche, écolo-radical, etc.).
Suite à l’analyse d’Æ Coop, le Forum Vies Mobiles a demandé à un bureau d’études en sciences sociales, Mobil’homme (MoHo), d’analyser le potentiel de 2061 comme dispositif de recueil de données pour la recherche qualitative et sa capacité à répondre à la question de recherche. L’analyse confirme que les parties permettent de recueillir de nombreux éléments de réponse à la problématique, dans un contexte plus libéré et plus direct que celui de l’entretien semi-directif. Lors d’un entretien, divers éléments peuvent amener l’enquêté à contrôler son attitude ou son discours : effets de domination liés à sa position sociale ou à celle de l’enquêteur, intimidation liée à la situation d’entretien, volonté de se présenter sous son meilleur jour… Ces biais peuvent en partie être évités avec le jeu qui permet aux joueurs d’agir et de s’exprimer de manière plus spontanée et libérée du regard de l’autre, puisque leurs actions sont attribuées à leur personnage et pas directement à eux-mêmes. Néanmoins, ce même avantage introduit un biais dans le recueil de données, puisque les actions des personnages, complètement libres, ne correspondent pas nécessairement aux aspirations réelles des joueurs. Autre inconvénient de ce dispositif au vu des contraintes pesant sur la recherche : il nécessite beaucoup de temps, pour jouer les parties comme pour échanger ensuite.
L’analyse des parties jouées a néanmoins confirmé les analyses de l’équipe et apporté plusieurs enseignements :
1er enseignement : Les mobilités physiques sont supports de mobilités sociales, en permettant aux joueurs de sortir de leur milieu d’origine, de rencontrer d’autres personnes, de changer de statut social… C’est également le cas, dans une moindre mesure, des mobilités virtuelles.
2e enseignement : Les joueurs opèrent des arbitrages entre mobilité physique et échanges virtuels en fonction des situations et de leurs préférences. Dans certains cas, mobilité physique et virtuelle sont substituables : les joueurs peuvent choisir de se déplacer au lieu d’échanger à distance, lorsque le réseau de communication est peu fiable, en panne ou surveillé ; inversement, les échanges à distance remplacent occasionnellement les déplacements, lorsque ces derniers sont difficiles à réaliser.
3e enseignement : Les joueurs préfèrent toutefois souvent se déplacer physiquement, et ce pour plusieurs raisons : les actions collectives importantes nécessitent de la coordination et des relations de confiance, que permettent moins les relations virtuelles, plus artificielles et donc moins fiables. Cette méfiance à l’égard des échanges virtuels est renforcée par leur manque de fiabilité sur le plan technique et par la crainte d’être surveillés. Enfin, la préférence pour les déplacements physiques s’explique également par une résistance des jeunes interrogés à la virtualisation des échanges et des expériences : amis virtuels, concerts virtuels, voyages en réalité augmentée ne remplacent pas pour eux les expériences et les rencontres en face-à-face.
4e enseignement : On peut noter que de manière générale, face aux contraintes de 2061, les joueurs ne se sont pas déplacés moins qu’aujourd’hui, mais autrement, en recourant notamment aux modes doux, ou encore en imaginant des véhicules motorisés fonctionnant aux énergies renouvelables. Toutefois, tous les jeunes n’ont pas intégré de la même manière les contraintes énergétiques caractérisant le contexte du jeu. Certains se sont montrés peu sensibles à ces contraintes qu’ils n’ont pas vraiment prises en compte dans leurs actions.
Au final, le jeu a permis d’explorer les aspirations des jeunes dans un monde sous contrainte énergétique. Cela nous apprend qu’il n’est pas évident pour eux d’intégrer la contrainte dans leurs choix de mobilité physique et virtuelle. Même si le virtuel est central dans leurs récits, les jeunes manifestent un fort attachement aux déplacements physiques, meilleur moyen pour eux de mener à bien leurs projets.
1 Un jeu narratif est un jeu dans lequel les joueurs construisent ensemble un récit. L’histoire naît au fil des actions déployées par les joueurs, plus ou moins libres en fonction du degré de contraintes imposées par les règles du jeu. Il n’y a pas une bonne manière de jouer : chaque action est légitime et l’issue du jeu importe moins que son déroulement et le récit qu’il permet de produire.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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