Avril 2013
Carnet d'impressions sur les œuvres des expositions présentées lors des Rencontres Internationales du Forum Vies Mobiles.
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24-25 janvier 2013. Colloque et exposition ( Vertiges et mythes du périurbain ). Maison Rouge, Paris.
Une centaine de participants. Des analyses, des controverses, des propositions pour faire œuvre de laboratoire, imaginer, autrement. Neuf artistes ont été réunis au sein des espaces d’exposition. Prolonger les débats, sur les cimaises. Ouvrir des champs d’analyse inédits. Oser ce que le discours scientifique n’a peut-être pas la possibilité de pouvoir oser – la digression, le point de vue personnel, l’exploration de nouveaux langages... La démarche est une démarche expérimentale. Ouvrir des horizons. Avec la conviction qu’une vision plus élargie du sujet peut en ressortir.
Les voix des spécialistes de la périurbanité nous accompagnent tout au long de notre visite. Nous nous essayons à initier le dialogue.
Conversation avec Justin Bennett. Artiste néerlandais. Un peu plus loin, une salle lui est dédiée – chambre noire. Edgeland , 2013. Le noir pour l’image : une diapositive nouvelle toutes les dix-quinze minutes. Périphérie des villes. (Périurbanités. Au pluriel). Et le noir, surtout – comme un espace mieux dégagé pour le son. Justin Bennett a installé un micro multidirectionnel sur chacun des sites périurbains où il s’est rendu. Il m’a dit : aux abords d’Amsterdam et d’autres villes des Pays-Bas.
La fixité de l’image : moins pour donner à regarder que pour canaliser le regard. Un terrain neutre où pouvoir décortiquer l’écoute. Justin Bennett travaille dans l’informe. Informe sonore de la périurbanité. Non pas une architecture, mais des lignes de fuite. J’essaye de confronter cette approche avec les débats du colloque qui tournent autour de la substance de la périurbanité, allant jusqu’à remettre en cause le bienfondé même du terme. Ici, la périurbanité n’est pas un lieu donné, construit, mais plutôt une aire de tracés. Cela seul la définit : des entrelacs de courants. De flux. Flux mêlés de la nature – le vent, les échos des grillons –, emportés par la circulation des hommes. Des lignes de fuite (je souligne).
Je me figure alors cet espace, qu’il soit considéré à l’intérieur ou en dehors de la ville, c’est surtout cette énergie de lignes qui retient mon attention. Un lieu non pas localisé, mais un espace-réseau, un espace-flux. Non pas une géographie de frontière, mais une géographie cybernétique, un espace de lignes de tension.
Ces faisceaux de lignes semblant vouloir définir l’espace périurbain me font penser aux développements du professeur Heinz Wismann à propos de la perspective en peinture. A cause précisément de ces lignes de fuite qui se résolvent, dans le tableau, au sein du point de fuite. C’est l’invention de la Renaissance. Alberti, De Pictura , 1435. Invention de la perspective unique. Le point de vue est désormais celui du sujet : c’est lui qui prend le pouvoir, c’est lui qui détermine le but (ce fameux point) autour duquel s’organise le tableau.
Et quel est-il ce but de toutes les lignes ? Heinz Wismann nous dit : l’utopie. Le but du tableau, c’est cela. L’utopie. Pensons à Thomas More, quelques années après Alberti. Il crée le terme : utopie. Les inventions sont liées, bien sûr. Utopia . Forgé sur le grec ou « non » et topos « lieu » : le non-lieu . Non-lieu comme l’image fixe de Justin Bennett qui dévoile l’essence d’un territoire périurbain non pas physique, non pas géographiquement localisé, mais en mouvance, mais dans l’impulsion d’une mouvance fondamentale, d’un invisible aller vers . Le lieu n’a pas identité de lieu, quoique géographique, mais identité dynamique.
J’écoute les lignes de sons. Leur fuite. Vers où ? Quelle utopie ? Quel non-lieu ? Ces périurbanités seraient-elles d’abord les lieux (non, des lieux, nous avons dit qu’elles n’en étaient pas), alors des dynamiques de l’utopie ? Utopie du sujet qui a repris le pouvoir – le sujet de la Renaissance. Qui a fixé le but. On pense bien sûr aux grands programmes, politiques et marketing, qui ont poussé à cet essor du périurbain. Quelle aspiration traduisaient-ils ?
M’apparaît alors cette notion centrale qui parcourt tant les œuvres que les discussions, celle de la nature, nature inatteignable autour de laquelle tout semble pourtant se condenser. Et d’abord les paradoxes : les moyens pour resserrer les liens avec elle dressent autant de frontières. La nature est striée de coupures, tant dans les empreintes de Justin Bennett que dans la bande son et les images de la vidéo d’Arianne Michel ( Autotrophie , 2013).
Les sons disent le désir, le désir jusqu’à l’insupportable, de la quête de nature. Ils expriment l’idéal hypertrophié à tel point qu’il se nie. Idéal d’harmonie devenu son contrainte. Assourdissant.
Si la société a opéré ce même mouvement qu’à la Renaissance (la prise du pouvoir par le sujet, l’utopie), n’est-ce pas plutôt au modèle Antique qu’elle aspire, dans cette soif de nature ? Sous la plume d’Hölderlin, le grec Hypérion nous dit : « Je l’aurai vue une fois, l’unique chose que cherchait mon âme, et la perfection que nous situons au-delà des astres, que nous repoussons à la fin du temps, je l’ai sentie présente. Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine. » [1] Dans le cercle des choses et de la nature humaine. Les grecs ont la nature à leur disposition, tout autour d’eux. Ils y découpent, pour les lire, des parcelles (le templum ) de ce cosmos qui signifie harmonie.
Quête d’une nature à portée de main dans laquelle puiser une harmonie perdue. N’est-ce pas un tel objectif qui pousse les « rurbains » du film de Nicolas Boone ( La Transhumance Fantastique , 2006) sur les voies d’un ancien chemin de fer (voies d’un passé antique fantasmé) ? Illusion collective suggérée par la partie de tennis détournée du film Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni – nature à ce point perdue pour l’homme, qu’il n’y peut que sombrer. Et le western contemporain de quitter les allusions à la conquête de l’Ouest (ici, la Nature) pour virer à une parodie de La Nuit des morts vivants (1968) de George Romero, mâtinée de Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper. Le pessimisme est glacial qui montre des hommes incapables de se défaire d’un modèle progressiste et consumériste gagnant jusqu’au moindre coin de campagne et les faisant tomber dans une folie destructrice. Et l’on voit la critique sans concession que les artistes portent sur l’écueil des slogans qui ont accompagné l’idéal périurbain. Et comment, plus il a cherché à se rapprocher de la nature, plus l’homme l’a niée. C’est un réseau d’interférences qui a été créé, plutôt qu’un réseau d’essence avec elle.
Domesticated Mountain , Andreas Angelidakis
Pessimiste également le vidéaste grec Andreas Angelidakis avec Domesticated Moutain (2012) qui nous montre lui aussi la périurbanité, non pas comme un lieu, mais comme une dérive. Dérive virtuelle au sein d’une superstructure interactive. La « suburbanité » : se mouvoir dans des cheminements d’actes d’achat et de livraisons de biens. La périurbanité est située dans une géographie non pas physique, mais marketing. Territoire dynamique, là encore, mais qui a fini de consumer son utopie de nature par le recours aux psychotropes d’une consommation effrénée qui est venue remplacer le point de fuite. Désormais, fuite dans les cadres, déterminants mathématiques du mode de vie, déterminants algorithmiques absolus de la société. Ce monde qui n’a plus de centre, nous dit l’artiste, est le monde de la « suburbanité » d’internet, de ses architectures qui encadrent nos existences, et par ces architectures mêmes, conditionnent leur conduite. La véritable périurbanité qui pose question, pour lui, est une périurbanité virtuelle – espace de transposition d’une utopie malade de consumérisme ?
De toutes ces œuvres, il ressort que la périurbanité est avant tout mouvement – une dynamique autant exprimée que latente. Et le mouvement physique d’apparaître comme l’excroissance d’un élan avant tout existentiel – une soif fondamentale.
Si le territoire géographique pose problème – il enferme –, Justin Bennett entrouvre une trappe de sortie. Le son (et, plus largement, le sensible) est une marche. Une aire de réappropriation. C’est ce que l’artiste nous dit en jouant sur les fréquences et les durées à l’intérieur de ses bandes sonores. Il se déplace, libre et autonome, dans le mouvant. C’est cela, la marche : se déplacer dans le mouvant. Ne pas être spectateur du sensible, mais cocréateur, avec lui, du réel.
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NoLand’s man project . Ferjeux Van der Stiegghel, artiste, Yves Pedrazzini, sociologue, Maude Reitz, anthropologue, Sophie Greiller, architecte.
Rencontre avec les photographies de Ferjeux Van der Stiegghel.
Vies de nulle part. C’est-à-dire de partout. Habiter, mais hors les murs, mais hors-champ, toujours. Insaisissables. Populations plurielles. Ne pas laisser de traces. L’empreinte, c’est ce qui marque. Ne pas marquer. Dilemme pour l’œuvre d’art, qui s’expose, d’aller à la rencontre du non-exposable. Les noirs des photos, il faut comprendre : résistance à la monstration. Echappées, latentes. Toujours possibles. Pour dire que l’image essentielle ne peut pas tenir dans l’image traditionnelle – toute accroche est négation.
Comment saisir un flux sans risquer de le perdre ? Il faut s’y fondre. User du seul fixateur qui ne fixe pas : la poésie. Poésie qui ne s’empare pas ; qui se contente d’ aller avec . Alors le photographe va avec. L’œuvre est avant tout œuvre de vécu. Ferjeux Van der Stigghel a acheté et aménagé son propre camion. Suivre les caravanes sur les grand-routes aussi bien que les marcheurs isolés sur les chemins de traverse.
Ses photographies ont commencé bien avant l’image, là : dans cet aller avec . L’œuvre, c’est d’abord son geste à lui, d’abord sa propre habitation – habitation poétique, et ce qu’on voit : un temps, une seconde, une heure, un jour, une vie – d’exposition. Photographie-parcours, sentier hors du cadre – il est un des leurs.
Je reviens aux noirs de ses photos – je pourrais dire : aux lumières basses. Espaces majeurs de la mesure – sans limites. Je pense aux tableaux de Mark Rothko. Je pense à l’imprégnation infinie de l’espace. Je pense à des lieux sans lieux, à des états de présence pure, aux temps comme aux distances, infinis. Je pense à une mystique de l’espace – immanence. Être en route, non pas vers un quelque part, mais vers la route elle-même. Être, c’est être dans le voyage – ou dans la possibilité toujours offerte du voyage : et l’immobilité, fût-elle d’une décennie, de devenir elle aussi expérience d’absolue mobilité.
Mobilité, ou ne pas avoir de lien, de terre – sinon toute la terre. Les racines des néo-nomades ne prennent pas pour posséder, mais pour se déposséder. La mobilité, dans son essence, touche à la quête d’une liberté sans cesse revendiquée. On ne capture pas le vent, on le ressent, et c’est en le ressentant, qu’on le possède. A l’encontre du consumérisme ambiant, on entre dans une aire de l’instant, de l’intensité, de présence au monde.
Se mouvoir, c’est avant tout savoir que l’on peut se mouvoir : dans la bouche, le goût d’une liberté qui arrache les chaînes et rend l’homme à l’homme – dans ses mains, la matière disponible de son destin.
Ferjeux Van der Stigghel ne cède pas à l’utopie. S’il fait œuvre de poète, s’il nous donne aux passages, s’il nous offre à l’horizon, il n’en pointe pas moins l’âpre du réel : la précarité, la marginalité, l’incompréhension, le heurt (que l’on sent, en suspens, si souvent) avec une architecture sociétale incapable de se remettre en question, incapable de sortir de ses schèmes et de se penser avec d’autres codes. Oui, c’est une œuvre qui dérange, une œuvre d’inconfortable émerveillement – une beauté qui inquiète et qui fascine.
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