Mars 2016
La mort de Robert Smithson dans un accident d’avion, en 1973, alors qu’il survolait une œuvre qu’il était en train de réaliser (Amarillo Ramp), a contribué à forger l’aura mythique de cet artiste américain qui, à 35 ans, laissait derrière lui une œuvre et des écrits qui allaient marquer profondément le monde de l’art. L’en-vol de Robert Smithson, c’est évidemment cette ultime envolée tragique, mais surtout un terme qui nous semble propre à décrire à la fois l’attitude générale d’un artiste dont la pensée s’est édifiée à l’intérieur d’un déplacement continu, et les réflexions qu’il a pu élaborer autour de l’avion, telles que nous allons les esquisser dans ce billet.
Pour aborder l’œuvre 1 de Robert Smithson, il nous semble important de garder à l’esprit certains éléments marquants de son imaginaire. La géologie et les sciences naturelles au sens large, la lecture assidue de romans de science-fiction et la religion ont influencé tant sa première période où des dessins d’anticipation côtoient des Christ et des peintures dans la lignée de l’expressionisme abstrait, que, à partir de 1961, sa phase de production la plus connue, notamment à travers ses Earthworks : des sculptures prenant pour matériaux des sites géographiques (« sculpture en tant que lieu 2 » ).
Le rapport de Robert Smithson à la mobilité oscille entre fascination et désenchantement. Son imaginaire s’en nourrit abondamment, tant par ses lectures que par sa pratique artistique. Comme chez beaucoup d’artistes auxquels nous nous intéressons, le déplacement constitue une sorte de geste de pensée, d’excavation du réel, ou encore de sédimentation du regard.
La notion (assez floue) de Land Art (dont on cite souvent Smithson comme l’un des pères) se caractérise notamment par le rejet des lieux institutionnalisés et économiques de monstration de l’art. L’œuvre appartient, non pas à la galerie ou au musée, mais à l’espace, et elle va jusqu’à devenir l’espace lui-même. Les voyages de Smithson, parties intégrantes de son œuvre, prolongent leurs mouvements dans les formes mêmes qu’il utilise (vortex et spirales en sont les meilleurs exemples).
Robert Smithson comprend très vite l’essor et les enjeux nouveaux que les progrès techniques vont donner à la mobilité. Comme nous allons le voir, il en pressent les potentialités immenses et il les utilise abondamment comme processus poétique, en même temps qu’il voit de quelles façons elles accompagnent un système économique qui ne peut qu’aboutir au chaos (les chocs pétroliers des années 1970, l’émergence aigue des impératifs de développement durable dans les années 1980 et la crise financière de 2008 tendront malheureusement à lui donner raison). Mobilité et moyens de transports, dans les mutations qu’ils connaissent au cours des années 1960, servent à Smithson pour interroger nos modes de perception, notre approche du réel, nos unités de temps et de mesure, le sens de l’histoire, l’avenir et notre capacité à nous servir de l’art pour imaginer une nouvelle habitation et un nouvel être au monde.
En 1966, Robert Smithson est engagé en tant qu’artiste-consultant par le Cabinet d’architecture et de génie civil Tippets, Abbett, McCarthy and Stratton. Sa mission consiste à proposer des earthworks pour le futur terminal de Dallas-Fort Worth, qui devait devenir l’un des plus vastes aéroports du monde. Ses propositions, peut-être trop audacieuses pour l’époque, ne seront finalement pas réalisées et c’est donc dans leur état primaire de concept qu’il nous faut les aborder.
Parmi les écrits que son épouse, l’artiste Nancy Holt, a rassemblés, en 1979, un texte intitulé « Aerial Art » nous donne quelques indications sur sa démarche 3. La conception de l’aéroport ne doit pas, selon lui, être déconnectée des actions artistiques qui y sont envisagées. Autrement dit, l’art doit être intégré dans le processus même de construction de l’aéroport. Il rejette l’idée d’œuvres que l’on viendrait ajouter une fois les travaux livrés. En cela, il s’inscrit dans une tendance forte de l’histoire de l’art, en particulier à cette époque, qui exige d’abolir les frontières entre l’art et les autres disciplines de l’existence. L’art n’est pas fait pour décorer, il doit être pleinement associé aux paramètres des projets les plus concrets que l’on met en place. L’architecture ne se réduit pas à sa fonction d’usage, non plus qu’à un simple geste artistique, elle fait œuvre de la même façon que les actions des artistes du Land Art sur le paysage font œuvre : elle devient un outil de pensée et de rapport au monde et elle doit être conçue de telle sorte qu’elle puisse également jouer ce rôle. En quelque sorte, l’architecture ne doit pas se voir étouffée dans sa potentialité à exprimer un rapport au monde, à exprimer une puissance poétique, pourrait-on dire. Au contraire, l’aéroport doit être construit de telle sorte que son essence même soit accessible et soit effectivement efficace. Il doit rendre actives les dimensions du visible et de l’invisible qui le caractérise.
« The future air terminal exists both in terms of mind and thing. It suggests the infinite in a finite way. The straight lines of landing fields and runways bring into existence a perception of “perspective” that evades all our conception of nature 4. »
La notion de perspective est évidemment une notion centrale de l’histoire de l’art. C’est autour d’elle (de ses nombreuses déclinaisons) que le rapport au monde s’est élaboré au fil des siècles, la Renaissance l’organisant autour d’un point de vue subjectif et géométrique, avant que le romantisme ne l’éclate pour la rendre à l’infini puis que le développement des mathématiques non-euclidiennes, à la fin du XIXème siècle, n’aboutisse à sa pluralité à travers le cubisme. En employant le terme de perspective, Robert Smithson se situe bien entendu par rapport à ces moments de l’histoire de l’art, mais surtout, il vise notre perception du réel.
La perception du lieu vu d’en haut, par la photographie aérienne ou la contemplation depuis les vitres d’un avion, donne accès à un autre point de vue, c’est-à-dire à une réalité jusque-là inconnue de nos représentations. L’idée d’un lieu vu du sol n’est jamais qu’une perception partielle. Smithson crée le terme d’art aérien (« aerial art ») pour désigner un type d’art intégrant altitude et mobilité, une mobilité certes déjà utilisée par le cubisme ou le futurisme, mais convoquée ici à une échelle démultipliée, et démultipliée à tel point qu’elle finit dans l’invisible.
« The entire air terminal may be considered conceptually as an artificial universe, and as everyone knows everything in the known universe isn’t entirely visible 5. »
Dans cette logique, pour l’aéroport de Dallas Fort Worth, Robert Smithson ira donc jusqu’à proposer certaines interventions artistiques faites pour demeurer invisibles.
Nos visions sont tronquées par les points de vue fixes que nous adoptons. L’« aerial art » repose sur une perception mobile. La mobilité devient une condition de la perception, en même temps qu’elle introduit une notion d’invisible immuable. En nous déplaçant, on acquiert une échelle un peu plus fidèle à la réalité de l’univers, donc un peu plus proche du réel, de la vision de Dieu, en quelque sorte, mais l’univers est infini, rendant donc impossible l’aboutissement de cette démarche, impossible, donc, une appréhension parfaite de la réalité. Les limites humaines et techniques ne font que conditionner la perception d’un certain état de réalité à un certain moment. La mobilité voudrait nous faire croire que, grâce à elle, nous pourrions décrypter le réel. Pure utopie, selon Robert Smithson. L’aventure est vaine, anéantie par l’infini. L’art pourrait-il, lui, relever ce pari ? Opère-t-il une conjugaison parfaite entre science et science-fiction, entre sciences naturelles et imaginaire ? Ce paradigme ne représenterait-il pas le fondement intime de toutes les expériences artistiques de Robert Smithson ? Il ne nous semblerait pas absurde de penser que dans ce projet de construction d’aéroport, l’artiste américain ait vu une occasion concrète de plus de tester une telle idée. L’aéroport est un instrument de mesure(s). Un instrument obéissant non pas à des lois fixes, mais à des lois évoluant à la faveur des progrès techniques et du rôle que l’on a donné à l’art au moment de sa conception. Instrument de mesures à la fois physiques, mais aussi imaginaires, les mesures servant à métaphoriser le réel (équilibre d’une science qui aurait besoin de cette seconde jambe pour avancer…). L’avion, en ce sens, est un outil poétique, un système de versification qui connaît autant de bouleversements et de révolutions que peut en connaître la poésie écrite.
« [The focus of aerial art] on "non visual" space and time begins to shape an esthetic based on the airport as an idea, and not simply a mode of transportation 6. »
L’approche de la mobilité chez Robert Smithson joue sur les frontières de la science et de l’imaginaire (d’ailleurs, ces frontières existent-elles vraiment, semble-t-il nous demander ?).
Un autre de ses articles prolonge ses réflexions sur la construction de l’aéroport de Dallas Fort Worth, sous le titre: « Towards the Development of An Air Terminal Site 7 ».
« The actual meaning of an air terminal and how it relates to aircraft is one such problem. As the aircraft ascends into higher and higher altitudes and flies at faster speeds, its meaning as an object changes – one could even say reverses. […] Our whole notion of airflight is casting off the old meaning of speed through space, and developing a new meaning based on instantaneous time. […] The meaning of airflight has for the most part been conditioned by a rationalism that supposes truths – such as nature, progress, and speed. Such meanings are merely “categorical” and have no basis in actual fact. The same condition exists in art, if one sees the art through the rational categories of “painting, sculpture and architecture”. The rationalist sees only the details and never the whole. The categories that proceed from rational logic inflates a linguistic detail into a dated system of meaning, so that we cannot see the aircraft through the “speed”. Language problem are often at the bottom of most rationalistic “objectivity”. One must be conscious of the changes in language, before one attempts to discover the form of an object of fact 8. »
Smithson n’est certes pas le premier à dire qu’il faut sortir des catégories du langage qui emprisonnent nos perceptions et nous enferment dans la répétition des mêmes structures de pensée en ce qui concerne l’espace, la vitesse et le déplacement. L’œuvre d’art telle qu’il la pratique, dans la mesure où elle expose des lieux en tant que tels et les relie, aide à dépasser les barrières du langage. La mobilité, en ce sens, peut être vue comme une aventure à l’encontre du langage établi, figé. Elle nécessite un vocabulaire nouveau, en tant qu’elle nous montre l’espace et le temps sous des jours différents. Et ce vocabulaire, c’est l’art qui peut nous le fournir, ou aider à le susciter.
C’est ainsi qu’il introduit la notion de « temps instantané », puis d’une forme de mesure cristalline de l’espace. Plus les avions, ou encore les satellites, volent haut, plus ils semblent s’immobiliser par rapport à l’espace (de fait, leur vitesse par rapport au sol est de plus en plus difficilement apparente : le sol, à un instant précis, semble figé au-dessous de l’avion, ou du satellite). Sur la base de ce constat, sa passion pour les cristaux l’amène à proposer une nouvelle manière de penser le découpage de l’espace. Elle repose sur une intuition purement esthétique, à partir d’une comparaison qu’il fait avec la structure archétypale du cristal.
« The stream-lines of space are replaced by a crystalline structure of time 9. »
« The site [is] joined to the sky in a structural equation 10. »
Si l’on se représente la forme archétypale du cristal (on peut penser aux cristaux de neige, par exemple 11), on voit que le point au sommet (l’avion, le satellite), rassemble, en un instant précis, toute une structure de ramifications en volume. Smithson oppose donc notre manière habituelle de représenter l’espace sous la forme d’une carte quadrillée, à une réalité spatio-temporelle, pourrait-on dire, qui demande de concevoir l’espace à partir de la forme du cristal.
Le « perfectionnement » technique de la mobilité nécessite d’imaginer de nouvelles échelles de mesure, de nouveaux rapports espace-temps, de nouvelles liaisons langagières. Par exemple, l’espace entre deux pôles peut être considéré comme élément d’une seule et même unité cristalline. Le temps est aboli entre les deux pôles, du point de vue du satellite. Et à côté du cristal, c’est aussi l’oeuvre d’art qui pourrait jouer le rôle de mesure.
« Remote places such as the Pine Barrens of New Jersey and the frozen wastes of the North and South Poles could be coordinated by art forms that would use the actual land as a medium 12. »
Finalement, la mobilité engendre un malaise quasi métaphysique chez Smithson : elle nous apprend que toute perception est une illusion en puissance qui ne vit que dans l’attente d’une conquête plus large de l’espace et du temps qui la renverse. La mobilité n’est pas seulement source de plaisir et d’émerveillement qui permet, par exemple, d’observer une œuvre d’Art aérien ou l’un de ses Earthworks, elle est aussi dérangeante, elle sape les certitudes et les idées reçues, elle donne aux perspectives, physiques comme historiques, des profondeurs que l’on ne soupçonnait pas.
La mobilité interroge aussi le langage en rendant nécessaire l’invention de terminologies nouvelles qui permettent de coller aux réalités nouvelles qu’elle fait émerger. Robert Smithson semble nous indiquer quelle aide l’art peut apporter : il fournit des fondements inédits de comparaison ou de source d’inspiration, comme ce rapprochement purement esthétique qui le conduit à proposer une unité de mesure scientifique par écho à l’image du cristal qui lui est venue à l’esprit. La science et la technique ne peuvent avancer seules, voilà ce que nous dit l’« artiste-consultant » Robert Smithson. Le métier (voire la responsabilité) de l’artiste est aussi de bâtir le monde réel en collaboration avec les ingénieurs.
1 L’œuvre sera achevée par son épouse, l’artiste Nancy Holt, aidée des artistes Richard Serra et Tony Shafrazi
2 Robert Smithson, cité par Maggie Gilchrist, « Ruine des anciennes frontières », in Robert Smithson, Une rétrospective, Le paysage entropique 1960 – 1973, catalogue exposition, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1994, Marseille, MAC, galeries contemporaines des Musées de Marseille, 1994, Musées de Marseille – RMN éditions, 1994, p.19
3 Robert Smithson, « Aerial Art », in The Writings of Robert Smithson, Essays with illustrations, Edited by Nancy Holt, designed by Sol LeWitt, New York University Press, New York, 1979, p. 92.
4 Ibid ., p.92.
5 Ibid ., p.92.
6 Ibid ., p.92.
7 Robert Smithson, « Towards the Development of An Air Terminal Site », in The Writings of Robert Smithson, Essays with illustrations, Edited by Nancy Holt, designed by Sol LeWitt, New York University Press, New York, 1979, p. 41.
8 Ibid ., p.41
9 Ibid ., p.42.
10 Ibid ., p.44.
11 Il paraît évident que la passion de Robert Smithson pour la cristallographie l’a amené à connaître des ouvrages comme celui, célèbre, du photographe américain Wilson Alwyn Bentley : Snow Crystals (McGraw-Hill, New York, 1931).
12 Ibid ., p. 44.
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