Juillet 2013
Compte rendu du colloque Urbanismes mobiles, colloque annuel du Groupe de recherche en géographie urbaine (Institute of British Geographers) qui s’est déroulé du 29 au 30 novembre 2012 au Kings College de Londres.
Depuis 1960, la population mondiale est passée de 3 à 7 milliards de personnes. La moitié d’entre elles vit dans des villes, et on prévoit que ce chiffre sera de 6, 3 milliards en 2050. Une telle croissance pose des défis toujours plus complexes en termes de durabilité, en particulier dans le cas des pays en voie de développement, dans lesquels 82 % de la population mondiale vit à l’heure actuelle et où la plupart des mégalopoles, ces agglomérations urbaines de plus de 10 millions d’habitants, vont naître dans les décennies à venir. Ces villes qui se développent dans un monde aux interconnexions inégales sont des lieux où l’on fait quotidiennement l’expérience de ces réalités que sont les engorgements de la circulation, l’exclusion sociale, les catastrophes « naturelles » et les risques de sécurité, les crises et le développement économiques, les tensions et les échecs des infrastructures – problèmes auxquels on cherche à répondre de multiples façons, en s’inspirant notamment des expériences et des politiques dont on a fait l’essai ailleurs, dans d’autres villes.
Le tournant de la mobilité dans les sciences sociales, produisant des connaissances socialement et politiquement importantes, contribue à une meilleure compréhension de ces défis en Europe, en Amérique du Nord ainsi que, de manière croissante, dans d’autres lieux encore. Dans ce champ en expansion, la géographie humaine en Angleterre depuis le début des années 2000 a produit certains des travaux de recherche les plus féconds, comme on le voit par le nombre, la qualité et la diversité des contributions et des conférences portant sur la mobilité lors des colloques annuels de l’Institute of British Geographers (IBG). Le colloque sur l’urbanisme mobile (Mobile Urbanism) organisé par le groupe de recherche en géographie urbaine de l’IBG va dans le sens de cette tendance prometteuse, reflétant les différentes manières d’étudier la mobilité et les villes et ouvrant la voie à de nouveaux domaines de recherche.
L’appel à contributions pour ce colloque invitait à soumettre des propositions portant sur un large éventail de thèmes qui mettent la mobilité en relation avec, entre autres, les infrastructures urbaines, les espaces publics, la citoyenneté, le sexe, l’âge, les inégalités, l’invalidité, la gentrification et les mobilisations politiques. Emprunté au livre récent d’Eugene McCann’s et de Kevin Ward sur les transferts de politiques (2011), le titre du colloque indiquait cependant l’objet propre de la plupart des interventions et des débats qui se déroulèrent au cours des séances. Les transferts de politiques constituent un nouvel objet de recherches partant du postulat que le développement urbain ne peut pas être compris en observant seulement ce qui se produit à l’intérieur des limites géographiques étroites d’une ville ou du pays dont elle fait partie. Les villes doivent bien plutôt être comprises comme des assemblages de politiques, d’idées et de pratiques déterminées territorialement mais également influencées par les expériences et les politiques d’autres villes. Grâce à cette approche territoriale et relationnelle, les villes doivent être vues comme faisant partie d’un plus large réseau urbain international dans lequel les idées et les expériences circulent, sont adaptées et transformées. Ces circuits de mobilité urbaine sont extrêmement sélectifs, et il est important de discerner quelles politiques peuvent être transposées d’un lieu à un autre et quelles autres n’y parviennent pas, et quels sont les éléments – infrastructures, architectures, idéologies, régulations, professions, identités et individus – qui facilitent de tels transferts ou leur font obstacle.
Lors du colloque sur les urbanismes mobiles, un certain nombre d’interventions ont porté sur les transferts de politiques, incluant des recherches historiques sur la généalogie de l’idée de « ville modèle » qui montrait les continuités et les ruptures de cette notion au vingtième siècle, des contributions sur le rôle des « modèles négatifs » dans la planification des Jeux olympiques de Londres en 2012, sur les méthodes pour étudier comment les politiques circulent et sur la relation entre les transferts de politiques, l’apprentissage social et le changement politique. D’autres exposés se sont intéressés à la manière dont les « schémas directeurs durables » qui sont à l’arrière-plan de la prolifération des « éco-villes » sont devenus un modèle de planification, et sur la façon dont ils circulent d’un pays à l’autre. Une des interventions les plus intéressantes a porté sur Bogota considérée comme une « ville modèle » en raison du succès des expériences qui y ont été mises en œuvre dans les domaines des transports, de l’éducation, de la sécurité et des espaces publics. S’appuyant sur des études ethnographiques et des travaux d’archives sur le système de bus, cette contribution étudie l’émergence du risque comme un paradigme de la planification urbaine et la manière dont le risque influence notre façon de penser l’avenir des villes. L’auteur discute la façon dont des villes du sud global comme Bogota inventent à présent des solutions originales pour leurs problèmes, ou empruntent des solutions à d’autres villes du sud, indice d’une rupture par rapport au mode moderne de transfert du savoir depuis la métropole en direction des périphéries. Une autre intervention fascinante étudie le transfert de politiques sous-jacent à l’expansion du concept de « bus à haut niveau de service » (ou service rapide par bus) en Afrique du Sud. Cherchant à comprendre les raisons pour lesquelles certaines politiques sont adaptées avec succès alors que d’autres restent ignorées ou sont rejetées, cet exposé analyse le rôle du paysage urbain local, susceptible de fournir un terrain fertile pour la mise en œuvre de certaines politiques de transport.
Les autres contributions ne concernaient pas explicitement les transferts de politiques, mais plusieurs d’entre elles présentaient des études de cas spécifiques et donnaient des aperçus suscitant un débat animé à propos des ressemblances, des différences et des emprunts entre différentes villes. C’était en particulier le cas pour des exposés portant sur la politique en matière de circulation et de transports publics à Londres au dix-neuvième siècle, dans la Beyrouth de l’après-guerre et à Limerick de nos jours. À leur manière, ces différentes interventions étudient comment des conceptions spécifiques de la mobilité urbaine affrontent la politique locale par laquelle elles sont modelées, et offrent une perspective originale pour analyser des processus sociaux et politiques plus larges. Il y eut également une séance Pecha Kucha, nouvelle forme de présentation de travaux de recherche consistant en exposés de cinq minutes chacun qui est encore nouvelle pour beaucoup de personnes et parfois considérée avec un certain scepticisme. Dans le cas présent, elle a très bien fonctionné, apportant des aperçus stimulants sur toute une série de projets en psycho-géographie, sur des méga-projets d’infrastructure, en étude des nomadismes, sur les quartiers résidentiels protégés (gated communities) et sur la mobilité des idées de planification coloniale.
L’insistance explicite sur les transferts de politiques ne doit pas empêcher de prêter aux autres sujets importants du programme de recherches sur les villes et la mobilité l’attention qui leur est due. Aucune des conférences spéciales ne portait en effet sur le thème principal, ce qui témoigne de la volonté des organisateurs de donner à ce colloque le plus grande ampleur possible. Alison Blunt, le premier conférencier, parla d’un programme de recherches en cours sur les villes de diaspora, un projet qui cherche à penser les villes par les diasporas et réciproquement. Son étude des communautés juive, anglo-indienne, brahmo et chinoise à Calcutta montre comment, contrairement à une idée reçue dans les recherches sur les diaspora, ce sont les villes plutôt que les nations qui sont des lieux d’appartenance pour les communautés de diaspora, et comment les voyages aux lieux d’origine tournent autour de la réactualisation de souvenirs et d’une expérience de la vie de rue qui servent à alimenter un sentiment d’appartenance. En menant son étude à la fois sur les villes d’origine et sur celle de repeuplement, Blunt montre comment les représentations des villes circulent dans la diaspora. Cette insistance sur la matérialité, le souvenir et les réseaux internationaux constitue une manière féconde d’établir un dialogue entre les études de migration et celles de mobilité, un sujet qui n’a commencé que récemment à faire l’objet de travaux.
Si cette première conférence avait été consacrée à un projet de recherche en cours depuis plusieurs années, celle de Peter Adey, intitulée « Évacuer : organiser la mobilité en situation d’urgence », était la présentation d’un nouveau projet. Elle étudiait les manières ambiguës dont l’évacuation engendre de nouvelles formes de vulnérabilité, et ce de différentes façons. Je souligne ici trois d’entre elles que j’ai trouvé particulièrement intéressantes : premièrement, en prêtant attention au statut fluide de l’évacué, qui est une personne dont l’identité, les droits et les besoins changent selon les différents moments du processus d’évacuation ; deuxièmement, en examinant l’engagement tacite, social et culturel, pris par les plans d’évacuation, en particulier concernant le comportement et les agissements des évacués ; enfin, en étudiant les modèles imaginaires de l’évacuation qui informent les procédures officielles d’évacuation aussi bien que ses représentations dans les arts, l’esthétique ou le design. Ces quelques lignes ne sauraient rendre justice à la richesse du propos, et on espère que ce projet de recherche donnera bientôt lieu à une monographie aussi suggestive que l’ouvrage précédent de Peter Adey, Aerial Life (2010). Il s’agit là d’un thème fascinant qui est appelé à prendre toujours plus d’importance dans la gouvernance urbaine au fur et à mesure que les défis du climat, des ressources énergétiques, des infrastructures et de la sécurité croissent en même temps que l’urbanisation de la population mondiale.
La dernière conférence spéciale fut celle de l’historien Richard Dennis de l’University College de Londres. Son intervention intitulée « Plus de hâte, moins de vitesse : la nature de la mobilité à Londres au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle » portait sur les changements dans les modalités d’expérience du temps et de l’espace durant l’époque des profondes transformations technologiques dans les sociétés occidentales. L’accélération de la vie quotidienne et les promesses de progrès économique et social qu’elle faisait naître furent accompagnées, selon Dennis, par des sentiments de frustration nés de la fréquence croissante des phénomènes de congestion, sentiments causés en partie par une moindre tolérance à l’égard des ralentissements de la circulation. Ces transformations, qui s’expriment dans ce que E. M. Forster a appelé « l’architecture de l’urgence » (Howard’s End, 1910), ont été amplement étudiées par la recherche sur les dimensions sociales et culturelles de la modernité (voir par exemple Schivelbush, 1977 et Thrift, 1996). L’aspect original du travail de Dennis est à chercher non seulement dans son aspect très détaillé mais aussi dans son recours éclectique à des sources d’informations aussi bien quantitatives que qualitatives : des données quantitatives sur les modèles d’habitation, sur la vitesse et la fréquence des voyages à Londres s’y trouvent associées à des analyses qualitatives d’œuvres visuelles ou littéraires comme les affiches et les peintures du métro (comme Picadilly Circus de Ginner, 1912, ou The Escalator de Cyril Power, 1929), ou encore certains romans de Forster (Howard’s End par exemple) et de Gissing (comme The Whirlpool). Cette conférence sur les « vieilles mobilités », comme Dennis les décrit, fut à mon avis une excellente manière de terminer ce colloque, parce qu’elle a permis non seulement de rappeler quelles contributions remarquables les historiens apportent implicitement au champ des mobilités, mais aussi d’illustrer les profits potentiels de l’emploi d’un éventail éclectique de données dans l’étude des mobilités. Au début de son intervention, Dennis a déclaré qu’il n’était pas un chercheur en mobilités, mais qu’il était ouvert aux courants émergents en géographie qui peuvent éclairer la façon dont nous considérons le passé. C’est là à mon sens une illustration des manières subtiles dont les mobilités influencent la recherche au-delà des disciplines, des programmes et des réseaux que l’on identifie explicitement avec le tournant des mobilités dans les sciences sociales.
Dans l’ensemble, ce fut un colloque fort agréable avec des interventions de grande qualité. Sur 25 présentations, y compris les conférences spéciales et la session de Pecha Kucha, il n’y en eut qu’une de faible niveau, certaines des plus inspirantes étant celles de jeunes chercheurs. Avec un public composé d’une cinquantaine d’universitaires de différentes disciplines, le colloque a établi une base originale pour discuter un thème émergent des études sur les mobilités et les villes – les transferts de politiques –, pendant qu’en même temps, sa portée était assez vaste pour concerner des gens comme moi qui s’intéressent plus largement aux mobilités et aux villes. L’événement eut lieu au cœur de Londres, devant un public essentiellement issu des différentes universités londoniennes, mais certains universitaires venaient d’autres institutions anglaises ou européennes. S’agissant d’un colloque mettant fortement l’accent sur les politiques urbaines, il fut néanmoins décevant de constater l’absence aussi bien d’intervenants que de public représentant le secteur public (et ce bien qu’une des interventions ait impliqué des travaux universitaires réalisés en partenariat avec les secteurs privé et public). Il faut par ailleurs louer la diversité des études de cas venant de différentes parties du monde. Cette diversité caractérisera de nouveau le prochain colloque annuel de la Royal Geographical Society – Institute of British Geographers qui aura lieu à Londres du 27 au 30 août. Il comprendra au moins 20 séances portant sur les mobilités (sur un total de 120), et bien d’autres sur la globalisation, l’énergie, les villes, la résilience et l’infrastructure, et constituera certainement un événement à ne pas manquer. Vous pouvez consulter ce site pour avoir des informations supplémentaires sur les séances concernant la mobilité dans ce colloque à venir.
Adey, P. (2010) : Aerial Life: Spaces, Mobilities, Affects, Oxford, Wiley-Blackwell.
McCann, E. et Ward, K. (2010) : Mobile Urbanisms, Londres, Routledge.
Schivelbusch, W. (1986) : The Railway Journey: trains and travel in the nineteenth century, Oxford, Blackwell.
Thrift, N. (1996) : Spatial Formations, Londres, Sage.
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