Novembre 2013
Ce sont souvent ces petits détails qui révèlent le mieux les impulsions vitales du temps, les textures sensibles, émotionnelles et morales des vies mobiles. Je voudrais aujourd’hui attirer l’attention des lecteurs de Café Braudel sur trois citations intéressantes à propos des façons dont l’accélération du rythme de la vie, associée à la nouvelle culture de la mobilité, se manifeste dans des rituels quotidiens comme le fait de fumer ou de boire.
Tandis que le capital doit donc s’efforcer d’une part d’arracher toutes les barrières locales qui entravent la circulation, c’est-à-dire l’échange, de conquérir le monde entier pour en faire son marché, il s’efforce d’autre part d’anéantir l’espace à l’aide du temps, c’est-à-dire de réduire à un minimum le temps que coûte le déplacement d’un lieu vers un autre.
Plus de cent cinquante ans se sont écoulés depuis que Karl Marx a écrit ces lignes dans ses Fondements de la critique de l’économie politique (1857), et les spécialistes des sciences sociales continuent à discuter des implications sociales de l’anéantissement de l’espace par le temps. Nombre de ces débats portent sur la vague récente de globalisation (des années 1980 jusqu’à nos jours) et bien que l’on fasse référence aux origines de la culture de la mobilité au XIX e siècle, la plupart des analyses menées par les chercheurs universitaires sur les mobilités et les transports gravitent pourtant autour de pratiques sociales et de dynamiques spatiales directement associées avec les nouvelles technologies de transport comme le chemin de fer. Tim Cresswell, professeur de géographie humaine, a prêté attention aux façons dont une culture de la mobilité et un nouveau sentiment d’accélération ont pénétré des détails apparemment banals et dénués d’importance de la vie quotidienne au XIX e siècle pour en transformer certains aspects fondamentaux. Son livre On the Move (dont on peut lire un compte-rendu sur ce site), comprend par exemple un chapitre sur la façon dont les mouvements corporels domestiques comme ceux qui sont impliqués par le fait de faire un gâteau chez soi furent considérés comme des éléments de la culture d’un nouveau moi moderne.
Ce sont souvent ces petits détails qui révèlent le mieux les impulsions vitales du temps, les textures sensibles, émotionnelles et morales des vies mobiles. Je voudrais aujourd’hui attirer l’attention des lecteurs de Café Braudel sur trois citations intéressantes à propos des façons dont l’accélération du rythme de la vie, associée à la nouvelle culture de la mobilité, se manifeste dans des rituels quotidiens comme le fait de fumer ou de boire. Les citations sont extraites du livre Das Paradies, der Geschmack und die Vernunft. Eine Geschichte der Genussmittel (1980) de Wolfgang Schivelbusch, auteur, comme nombre de lecteurs le savent, d’un classique de l’histoire des transports, Geschichte der Eisenbahnreise: Zur Industrialisierung von Raum und Zeit im 19. Jahrhundert (1977, traduit en français sous le titre Histoire des voyages en train , Paris, Gallimard, coll. Le Promeneur, 1990).
Cinquante ans après l’apparition du cigare, le processus d’accélération se reproduit une nouvelle fois avec la cigarette. On l’achète toute prête à être consommée, tout comme le cigare : la principale différence avec ce dernier réside dans la forte réduction du temps qu’on met à la fumer intégralement. Il s’agit là d’une innovation tout à fait fondamentale. La cigarette est légère et courte, en un sens aussi bien physique que temporel et pharmaceutique. Le temps de fumer une cigarette , nouvelle unité de temps informelle, est au temps de fumer un cigare ce que la vitesse d’une voiture est à celle d’une malle-poste. La cigarette incarne une autre notion du temps que le cigare. Le calme et la concentration que ressent quelqu’un qui fume une cigarette au XX e siècle sont bien différents de ceux qu’éprouvait un fumeur de cigare ou de pipe au XIX e siècle. Au XX e siècle, fumer le cigare ou la pipe est une pratique singulière. Elle manifeste une prétention de distinction par rapport à ce que l’on fume d’ordinaire, la cigarette. Dans ce cas ce n’est plus la mesure du temps dominante qui règne, mais une mesure artificielle, que l’on peut décrire à l’aide de concepts comme le charme du snobisme, la nostalgie, etc. Les personnes qui fument la pipe ou le cigare au XX e siècle sont aussi importantes, ou aussi négligeables, pour la compréhension de l’époque que les amateurs de vieilles voitures, c’est-à-dire qu’elles n’ont d’intérêt que comme expression négative de l’époque. Les normes de calme et de concentration d’une époque peuvent être dégagées d’après les instruments dominants dont on se sert alors pour fumer. C’est quelque chose qu’on peut véritablement quantifier. Pour le fumeur du XX e siècle, la cigarette, que l’on fume en 5 à 7 minutes, contient autant de loisir et de concentration qu’en représentait pour le fumeur du XIX e siècle un cigare qui mettait près d’une demi-heure à se consumer. La nouvelle temporalité qu’incarne toute innovation dans l’art de fumer est perçue d’autant plus fortement que la forme traditionnelle est encore vivace. Ainsi la cigarette continue-t-elle d’apparaître au début du XX e siècle comme le symbole manifeste du rythme de vie rapide de la modernité du fait que le cigare, plus lent, est encore omniprésent. (1980, p. 123 et 127).
Fumer, comme le montre Schivelbusch, révèle ainsi les manières subtiles dont les nouvelles pratiques mobiles de la modernité sont intériorisées par les individus. Il s’agit là de quelque chose qui s’est étendu à d’autres domaines, ce que Schivelbusch montre dans la suite à propos des boissons.
L’eau-de-vie marque la fin des arts de boire traditionnels reposant sur le vin et la bière, que l’on peut caractériser comme des alcools organiques dans la mesure où leur teneur en alcool est identique à la teneur en sucre des plantes qui servent à leur préparation. L’eau-de-vie détruit ce lien avec la nature. Par la distillation, elle augmente le taux d’alcool bien au-delà des limites naturelles. L’eau-de-vie contient, grosso modo, dix fois plus d’alcool que la bière traditionnelle. Cela entraîne des conséquences décisives. Alors qu’on boit la bière et le vin en rasades et que l’enivrement est progressif, l’eau-de-vie est avalée cul-sec, et l’ivresse en est la conséquence pour ainsi dire immédiate. Elle représente un processus d’ accélération de l’ivresse, intimement lié à d’autres processus d’accélération de la modernité. Le décuplement du taux d’alcool par rapport à la bière traditionnelle signifie que l’individu peut maintenant se saouler avec seulement un dixième de la boisson qui était jusqu’alors nécessaire à cela, ou qu’il atteint un stade d’ivresse complète en un dixième du temps qu’il lui aurait fallu auparavant. La maximisation de l’effet, son accélération et la baisse de son coût font de l’eau-de-vie un véritable enfant de la révolution industrielle. Elle est dans le domaine de la boisson ce que le métier à tisser mécanique représente pour l’industrie textile. On pourrait pousser cette analogie plus loin encore. L’industrialisation de l’art de boire a un effet aussi dévastateur sur les formes de vie traditionnelles que celui de l’industrialisation du tissage. Dans l’Angleterre du XVIII e siècle, l’eau-de-vie et le métier à tisser mécanique agissent pour ainsi dire de concert pour anéantir les formes traditionnelles de vie et de travail. (1980, p. 164-165).
Ce changement dans les substances que l’on boit a été accompagné de changements simultanés dans les lieux où l’on boit. Non seulement le temps que l’on met à boire a été comprimé par les boissons elles-mêmes, mais de nouveaux comportements, contribuant à forger l’identité du citoyen moderne, furent encouragés par les dispositions spatiales des établissements publics.
Que le bar ait d’abord fait son apparition au début du XIX e siècle dans les cafés des grandes villes anglaises, dans ce qu’on appelait les « Gin Palaces », le désigne comme un authentique enfant de la révolution industrielle. En cela, il ressemble à l’eau-de-vie dont il est l’équivalent architectural. Si l’eau-de-vie, par son taux d’alcool élevé, accélère le processus de l’enivrement, le bar accélère, ou plutôt raccourcit, le temps que passe le buveur dans le bistrot. Boire de l’eau-de-vie ne consiste pas à savourer de lentes gorgées, mais à s’en « jeter un » sans délai. Le geste est si bref, qu’on l’exécute debout. Les Gin Palaces qui, au début du XIX e siècle, poussent comme des champignons à Manchester et dans d’autres villes industrielles anglaises, deviennent grâce à leur bar des usines à boire pour ainsi dire à la chaîne. Un seul local de ce genre à Manchester peut servir plus de 400 clients en une heure. Les 14 principaux Gin Palaces de Londres sont fréquentés chaque semaine par 270 000 clients, soit la population d’une grande ville. Il n’est donc pas exagéré de qualifier le bar d’innovation de la circulation, « de même que la Place de l’Étoile de Haussmann ou le magasin self-service de Woolworth », comme l’écrivent les historiens Gorham et Dunnett. Le bar rend possible dans les cafés une circulation d’un volume qualitativement nouveau. Il accélère l’acte de boire comme le chemin de fer accélère les voyages et le métier à tisser mécanique la production de tissus. (1980, p. 206 et 214).
Références bibliographiques
Tim Cresswell, On the Move , Londres, Routledge, 2006.
Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie , dans : Gesamtausgabe , II, vol. I, Ökonomische Manuskripte 1857/1858 , Berlin, Dietz Verlag, 1981.
Wolfgang Schivelbusch, Geschichte der Eisenbahnreise: Zur Industrialisierung von Raum und Zeit im 19. Jahrhundert , 1977 (traduction française : Histoire des voyages en train , Paris, Gallimard, Le Promeneur, 1990).
Wolfgang Schivelbusch, Das Paradies, der Geschmack und die Vernunft. Eine Geschichte der Genussmittel , Munich, Hanser, 1980.
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