Mars 2014
Une représentation contemporaine de l’avenir comme celle que l’on associe à l’expression de « villes intelligentes » repose avant tout sur le progrès technique et tend à minimiser les incertitudes liées aux innovations technologiques. L’analyse des attentes permet de révéler l’évolution simultanée de relations sociotechniques complexes.
L’idée de villes intelligentes, capables de percevoir et de penser, avec les espoirs de vies plus saines, plus aisées et plus productives qui lui sont associés, est devenue un élément de l’horizon imaginaire des possibles dans bien des parties du monde. C’est une vision d’avenir vantée avec enthousiasme par des sociétés technologiques comme IBM, Cisco, Arup, Microsoft ou Siemens, passionnément discutée par les journalistes spécialisés en sciences et technologies, et que souhaitent voir réalisée avec espoir et confiance quantité de personnes et de nombreux gouvernements locaux ( vidéo ). Mais dans quelle mesure ces visions fondées sur les progrès technologiques sont-elles réalisables ?
J’ai eu l’occasion de poser la question, à titre personnel, au chef du programme « villes intelligentes » d’un des géants de l’industrie technologique au cours d’un dîner donné lors d’un colloque. La réponse que j’ai reçue était d’une franchise qui m’a surpris : il faut surmonter des problèmes considérables afin de pouvoir mettre en application l’idée des villes intelligentes. Comment se fait-il que l’on constate ainsi une telle divergence entre les attentes d’un « expert » et celles des utilisateurs de ces moyens technologiques ? Dans les études sur les sciences et les technologies, il existe un courant de recherche que l’on appelle la « sociologie des attentes », et qui nous incite à penser que cette divergence pourrait être en fait un cas particulier de schémas plus larges concernant la façon dont on imagine l’avenir et dont on développe les technologies.
Dans leur article classique, « A sociology of expectations: retrospecting prospects and prospecting retrospects », Nick Brown et Mike Michael soutiennent que les attentes à l’égard des promesses et des possibilités de mise en pratique de technologies émergentes varient en fonction de la proximité relative d’un acteur de la production du savoir et du statut qui est reconnu au champ de l’innovation. Cela comprend des facteurs comme la stabilité des relations entre acteurs (régulateurs, économiques, scientifiques, publics) et celle des activités (cadres de régulation, structures de financement, calendriers de recherche, etc.).
On est parvenu à montrer que les acteurs qui sont proches des processus d’innovation (les scientifiques et les ingénieurs) ont tendance à être prudents lorsqu’ils s’expriment à titre personnel à propos des promesses de la technologie, alors que les simples utilisateurs, en particulier ceux de traitements médicaux particuliers, sont généralement enclins à manifester des attentes plus optimistes. Les raisons de cet état de fait sont en partie liées à la nécessité, pour les technologies émergentes, d’attirer des fonds. Un rôle clef revient ici à la dynamique des marchés futurs. Les attentes optimistes peuvent engendrer une hausse rapide de la valeur des actions, les entrepreneurs n’étant pas tenus de remplir les promesses qu’elles impliquent, ce qui est une motivation suffisante pour faire naître de nouvelles attentes symboliques (qui ne coûtent rien). Inversement, les personnes qui sont situées en dehors de la communauté innovatrice font preuve d’une plus grande naïveté à l’égard des valeurs futures des nouvelles technologies. Dans ce contexte, le personnage que Brown et Michael appellent l’« entrepreneur techno-scientiste » peut sans contradiction jouer deux rôles en même temps. D’un côté, dans un cadre privé, il pourra exprimer ses incertitudes, tout en encourageant de l’autre des attentes exagérées afin d’attirer des financements.
Brown et Michael font remarquer comment, dans ce contexte, les discours sur le potentiel révolutionnaire des technologies sont souvent des indices assez sûrs d’incertitudes aiguës et de l’instabilité de champs d’innovation émergents. La nécessité de s’assurer un support institutionnel, d’attirer des fonds et de se faire une place dans le contexte existant des relations sociales entre les acteurs établis (régulateurs, économiques, scientifiques, publics) dans lequel se développent les technologies conduit à s’exprimer par des affirmations audacieuses.
Les travaux de Brown et Michael portaient sur les biotechnologies (et plus particulièrement sur la xénogreffe). Mais si leurs vues étaient appliquées au groupe de technologies qui sont à la base de l’idée de « ville intelligente », est-ce que la puissance avec laquelle ces visions d’avenir sont projetées pourrait éclairer réellement les incertitudes organisationnelles qui entourent les processus d’innovation technologique concernés ?
Référence
N. Brown & M. Michael, « A sociology of expectations: retrospecting prospects and prospecting retrospects », Technology Analysis and Strategic Management , 15, 2003, pp. 3-18
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