Novembre 2014
Les travaux de Piketty peuvent ouvrir de nouvelles perspectives pour étudier les relations entre la mobilité et les inégalités, en prêtant davantage attention à la diversité des échelles temporelles et des rythmes dans la création et la reproduction de la richesse et la répartition des revenus.
Le livre de l’économiste français Thomas Piketty, Le Capital au xxi e siècle , est devenu un succès de librairie surprenant. On en discute de tous les côtés de l’éventail politique. Dans ce billet, je voudrais relever brièvement certaines des implications qu’a cet ouvrage pour la recherche sur les mobilités. Étant donné qu’on trouve des comptes rendus du livre dans la presse quotidienne, les hebdomadaires culturels et les revues universitaires, ceux qui ne l’ont pas lu pourront se faire aisément une idée de son contenu.
Depuis le début des années 2000, les travaux de Piketty ont suscité un débat universitaire et politique sur la question de l’augmentation du nombre des riches. En 2003, il a publié un graphique célèbre montrant que l’inégalité des revenus aux États-Unis s’est accrue par rapport aux années 1920. Eu égard au fait que les super-riches ont des existences de plus en plus mobiles, ce constat est cohérent avec la thèse de Bauman selon laquelle « la mobilité accède au rang de la valeur la plus recherchée – et la liberté de se déplacer, un bien qui a toujours été rare et inégalement réparti, est en train de devenir rapidement le principal facteur de stratification dans notre époque de modernité tardive et de postmodernité ». Vincent Kaufmann, Anthony Elliott et John Urry ont travaillé sur la mobilité comme forme de capital (au sens que Bourdieu donne à ce terme) et, avec mon collègue Thomas Birtchnell, j’ai récemment édité un livre sur les mobilités des élites, Elite Mobilities , qui traite de ces dynamiques au sommet de l’échelle sociale. Une prémisse implicite de ces travaux est que la capacité à être mobile est un moyen pour accéder à une meilleure position sur le marché du travail, domaine clef dans la détermination des distinctions de classes.
Mais Le Capital au xxi e siècle a apporté une nouvelle dimension à la façon dont il faut comprendre les inégalités. L’accroissement actuel du nombre des riches, soutient Piketty, doit être replacé dans le contexte d’un modèle historique de plus long terme dans lequel l’accumulation se révèle être le processus central du capitalisme. Analysée dans cette perspective historique de longue durée, la plus grande égalité que l’on constate au milieu du xx e siècle en Europe et en Amérique du Nord apparaît comme une anomalie, et l’accroissement actuel du nombre des riches comme un retour à des modèles plus anciens. En d’autres termes, quand on adopte une perspective de long terme, c’est l’héritage de richesses (y compris d’actifs financiers ainsi que, ce qui est plus important pour les personnes assez aisées sans être extrêmement riches, de biens immobiliers) plutôt que le revenu du travail qui détermine les schémas d’inégalités. Il est vrai qu’à l’heure actuelle, nombre de nouveaux riches ont fait fortune grâce à leur travail, en particulier dans le domaine de la finance (même si, pour une large part, cela n’implique pas nécessairement un bénéfice social), mais si la tendance actuelle se poursuit, nous nous dirigeons, à en croire Piketty, vers un « capitalisme du patrimoine » qui ne diffère pas fondamentalement de celui que décrivent les romans de Jane Austen ou d’Honoré de Balzac, dans lesquels ce qui compte est en premier lieu le statut familial ou les alliances matrimoniales, plutôt que le travail exercé.
Si Piketty a raison, quelles sont donc les implications pour la recherche sur les mobilités ? Pour commencer, ce constat n’invalide pas l’idée que la mobilité physique et la mobilité sociale sont liées, mais il peut nous conduire à nuancer l’affirmation selon laquelle la mobilité est « le principal facteur de stratification dans notre époque de modernité tardive et de postmodernité ». Je pense que le livre de Piketty ouvre une perspective supplémentaire pour étudier la relation entre inégalités et mobilité, qui ne serait pas tant déterminée par les positions relatives sur le marché du travail que par l’héritage (et l’importance du revenu des rentes). Cela impliquera de prêter attention, dans les enquêtes sur la stratification sociale, aux dynamiques de parentés ou à la reproduction familiale (un sujet plutôt négligé dans les recherches en sciences sociales) et aux stratégies d’accumulation des ménages de taille modeste plutôt qu’aux individus, et de s’interroger sur le rôle de la mobilité dans la préservation, la restauration ou la destruction quotidiennes des relations familiales. Cela impliquera aussi, de façon essentielle, de prêter attention au rôle que joue la mobilité dans les stratégies matrimoniales (par exemple, au lieu où se rencontrent les couples – là où ils habitent, lors d’études à l’étranger, de vacances dans des endroits luxueux –, et à l’impact de la mobilité dans le processus de réalisation d’un mariage). Vu l’importance de l’héritage de biens immobiliers dans la reproduction des inégalités, cela impliquera d’étudier le rôle des résidences principales et secondaires (même s’il se peut que cette distinction ne s’applique que de manière vague à bien des super-riches) dans la formation de modèles de mobilité, en particulier entre villes globales et entre zones métropolitaines et des terrains situés dans d’autres lieux plus marginaux. Le rôle de la mobilité peut également être mis en relation avec les inégalités en considérant l’impact des nouvelles infrastructures urbaines, non pas tant dans la mesure où elles facilitent ou limitent la mobilité (ce que l’on peut de nouveau rattacher à l’accès au marché du travail), mais en examinant ses effets sur le long terme dans les prix de l’immobilier (que l’on pense à la nouvelle ligne de métro londonienne reliant l’est et l’ouest).
De manière plus générale, le livre de Piketty est un rappel opportun de la valeur des analyses historiques de long terme et de la nécessité de développer la recherche sur les mobilités dans le cadre de ce qu’Immanuel Wallerstein appelle une science sociale historique.
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