Mai 2015
L’utilisation du sens de la vue, comme celui des autres sens, a évolué avec les changements technologiques. Dans quelle mesure les histoires le concernant ont-t-elles influencé les tendances actuelles, et qu’est-ce qu'elles peuvent nous enseigner à propos de futurs éventuels ?
Un regard distrait
Les vies mobiles se déroulent toujours davantage face à des écrans. Ils illuminent nos pièces de séjours, les couloirs, les bars, les voitures, les autobus, les métros, les avions, les salles d’attente et les bureaux. La plupart d’entre nous ont aussi un écran constamment attaché à leur personne, celui de leur Smartphone ou d’une tablette. De temps à autre, mais immanquablement, nos yeux sont attirés vers un flux permanent d’informations, chacune d’entre elles paraissant actualiser, ou plutôt annuler, l’information consommée l’instant d’avant, interrompant momentanément ce que nous étions en train de faire et ponctuant ainsi nos activités quotidiennes. Si elles sont conformes aux impératifs modernes de communiquer et d’« être informé », ces nouvelles habitudes ont également suscité des inquiétudes quant à leur impact éventuel sur la productivité (réflexe compulsif de consulter Twitter ou Facebook sur le lieu de travail), les capacités intellectuelles (affaiblissement de la mémoire) et la cohésion sociale (indifférence à ses compagnons de voyage de quelqu’un qui est entièrement tourné vers lui-même). Certains commentateurs parlent d’une crise de l’attention. Mais cette utopie négative de la désintégration sociale est-elle le résultat nécessaire du développement des mobilités liées aux technologies de pointe, et cette « crise » est-elle vraiment nouvelle ?
Dans son livre Suspensions of Perception , L’historien de la culture Jonathan Crary a établi des parallèles intéressants entre notre époque et la fin du xix e siècle. Organisé autour de la discussion de trois peintures, de Manet (voir plus haut), Seurat et Cézanne respectivement, toutes trois peintes entre 1879 et 1900, son livre développe l’idée qu’à l’époque comme aujourd’hui, on avait l’impression de vivre une crise de l’attention. Comme en écho à ce qu’on dit de nos jours, ce phénomène était également mis en relation avec l’environnement social, urbain et industriel, de plus en plus saturé de nouveaux stimuli sensoriels. Alors comme aujourd’hui, on voyait dans la mobilité et l’innovation les éléments constitutifs décisifs d’une nouvelle expérience de perception. Selon Crary, à la fin du xix e siècle, même des partisans des nouvelles technologies reconnaissaient que l’adaptation humaine à ce « meilleur des mondes », avec sa vitesse de perceptions et sa surcharge sensorielle sans précédents, ne pourrait, de façon générale, se produire en douceur. Cela étant, derrière cette conviction se trouvait le postulat implicite que la modernisation consistait en une unique série de changements à laquelle le sens de la vue finirait par s’acclimater après une période troublée de transition. Mais avec du recul, nous voyons que la modernisation était, et reste, un processus dont le déroulement ne s’arrête jamais pour permettre aux individus de s’y accoutumer. Souvent considéré comme l’expression d’une désintégration pathologique, ce fossé qui se creuse entre le rythme des changements et la capacité d’adaptation de nos sens perceptifs révèle qu’une transformation profonde est en train de s’opérer dans les relations entre les sujets et leur champ visuel. La vue (comme les autres sens) n’est jamais statique, elle est constamment prise dans un processus d’adaptation aux structures toujours changeantes de la vie. En développant cette idée, Crary fait remarquer que « ce que nous appelons familièrement le cinéma, la photographie ou la télévision sont des éléments éphémères au sein d’une séquence de remplacements et d’obsolescences en accélération (opérations délirantes de la modernisation »).
En plus de ces causes historiques, la prolifération des écrans fait partie, pour Crary, de ce que Guy Debord décrivait comme la Société du spectacle . « Spectacle » ne renvoie pas ici au fait de regarder des images ni à l’hégémonie du sens de la vue dans la vie quotidienne, mais au développement de technologies qui « individualisent, immobilisent et isolent les sujets, même dans un monde où la mobilité et la circulation sont omniprésentes ». Nous vivons, affirme Crary, soumis à la logique du spectacle qui « impose la production d’individus séparés, isolés mais non introspectifs ». Cette analyse fait écho à des observations plus anciennes de commentateurs comme Simmel, Kracauer et Benjamin, qui ont analysé la modernité en termes d’expériences de distraction. Cela étant, la distraction moderne selon Crary ne renvoie pas tant à une perturbation de formes de perception préexistantes, intégrales ou « naturelles », qu’aux effets d’efforts pour discipliner l’attention. Alors que certains critiques déplorent les effets négatifs de ces nouvelles technologies sur une capacité de travail par ailleurs productive (productivité du travail), les individus sont aussi exposés aux séductions constantes de distractions organisées (par le cinéma et la télévision). À la lumière de ce double bind culturel, la perte la plus importante qu’entraîne ce processus aux yeux de Crary est celle de la capacité à rêver en plein jour. Il s’agit évidemment d’une analyse pessimiste. Un prochain billet de ce blog présentera des études qui suggèrent que la prolifération des écrans ne signifie pas nécessairement un affaiblissement de notre sociabilité.
Voir « Les vies mobiles et le sens de la vue II »
Peinture
Édouard Manet, Dans la serre , 1879.
Références bibliographiques
Cary, J., Suspensions of Perception. Attention, Spectacle, and Modern Culture. Cambridge, The MIT Press, 1999.
Debord, Guy, La Société du spectacle , 1968.
Other publications