Aout 2015
La question de la migration et du déplacement sont souvent abordés par le prisme de chiffres abstraits. Ce puissant reportage-photo d’Alixandra Fezzina parle de personnes en quête d’un endroit sûr.
Photo: Alixandra Fazzina
Un homme est assis en travers de la pièce, dans l’ombre, mais je sais qui il est. Ses yeux brillants brûlent à travers l’ombre. Il me dit que si je reste assis en silence et que j’écoute, toutes les histoires du monde viendront à moi.
– extrait de « Vies », dans Brian Daldorph, Outcasts
Dans le livre A Million Shillings, des hommes et des femmes, assises dans différentes pièces plongées dans l’ombre, racontent des histoires de voyages. Ce sont des récits de la Corne de l’Afrique que l’on rencontre rarement dans les médias occidentaux ou dans les textes « officiels », universitaires ou autres, et qui parlent de déplacements vécus comme des tragédies humaines. Peut-être aurait-on pu exprimer ces histoires individuelles, si souvent exposées dans la presse sous forme de statistiques froides, avec des mots, peut-être sous forme poétique. La photo-journaliste Alixandra Fezzina les a racontées avec des images.
Bien sûr, les médias occidentaux ne sont pas à court d’images pour évoquer la Corne de l’Afrique, des images de guerre, de famine et de ce qu’on appelle des « catastrophes naturelles ». Les photos de Fezzina évitent néanmoins les lignes de front des événements dramatiques qui attirent momentanément l’attention des médias. Au lieu de quoi, elles s’intéressent aux personnes qui continuent de vivre dans des conditions difficiles une fois que sont partis les appareils photo, qui doivent s’accommoder des répercussions de ces événements dans leurs vies, leurs paysages et leurs mémoires. Ce faisant, ses images vont au-delà du déplacement comme tragédie humaine, en quête des significations vécues et subies qu’ont ces déplacements pour des personnes particulières. Cela ne veut pas dire que son livre choisisse de se concentrer sur des moments agréables, car il n’en existe pas dans ce voyage – au mieux, des moments de pause moins angoissés. Cela ne veut pas dire non plus que la guerre et la violence en soient exclues. Tout au contraire, le pouvoir de ces images consiste peut-être précisément dans la façon dont ce qui est montré évoque ce qui reste invisible pour le lecteur.
Les migrants et les réfugiés qui racontent ici leurs histoires fuient la Somalie dans l’espoir de mener une existence meilleure à Aden, la ville du Yémen dont le nom, ironiquement pour les migrants, évoque le jardin légendaire du Paradis biblique. Pour la plupart, le voyage a commencé à Mogadiscio, à présent presque dépeuplée, mais le livre s’ouvre sur la périphérie du port côtier de Boosaaso, l’une des plus grandes plaques tournantes pour les clandestins, et suit les migrants vers la péninsule arabe à travers le golfe d’Aden. Lorsqu’ils arrivent à Boosaaso, la plupart d’entre eux ont déjà été menacés, volés et maltraités sur leur chemin. Un sur vingt meurt au cours du voyage, noyé dans la mer ou assassiné d’un coup de fusil ou battu à mort par les passeurs. Ceux qui survivent voient leurs attentes et leurs espoirs disparaître rapidement. Ils perdent leurs illusions au Yémen, où ils reçoivent automatiquement le statut de réfugiés mais ne peuvent obtenir de travail officiel et sont donc confinés à une vie dans une paix relative mais sans perspectives. Beaucoup essaieront donc de continuer leur voyage vers l’Arabie saoudite, courant le risque d’être refoulés droit vers Mogadiscio. D’autres tenteront de se diriger vers l’Europe par voie de terre. Seule une petite minorité de ceux qui arrivent au Yémen parviendront à se relocaliser comme réfugiés dans un pays tiers.
Dans son essai calme et patient pour saisir des expériences dans le langage de la photographie, Fazzina fait jouer un rôle essentiel au symbolisme de la lumière qui donne souvent à ses images une qualité presque sacrée ou religieuse. La plupart des photographies ont été prises au crépuscule ou de nuit, dans des rues faiblement éclairées ou, le plus souvent, à l’intérieur d’asiles où les migrants se reposent pendant la journée. L’effet ainsi produit est de mettre en valeur un sentiment de vulnérabilité à l’extérieur et d’attente immobile à l’intérieur. De même que la lumière pénètre faiblement dans les pièces de fortune aux murs faits de morceaux de bois, de placards et de tissus déchirés, ainsi perçoit-on le monde extérieur seulement à travers les histoires racontées dans ces intérieurs. Il filtre comme quelque chose que l’on imagine sans jamais le voir, mais qui est révélé avec force par les personnes présentes entre ces murs.
Simone Weil écrivait que « les images ne peuvent rendre que deux services aux affligés. L’un est de trouver l’histoire qui exprime la vérité de leur affliction. Le second, de trouver les mots qui peuvent donner une résonnance, à travers la croute des circonstances extérieures, au cri toujours inaudible : “Pourquoi me fait-on du mal ?” ». C’est ce second service que Fazzina semble rendre par son travail, utilisant ses photos pour exprimer avec tact les émotions de ses sujets. Et pourtant, ces émotions sont transmises de façon si puissante que, quand on regarde les images de jeunes gens et de femmes assis dans l’ombre d’une pièce misérable, leurs visages indirectement éclairés par un rayon de soleil filtrant à travers le mur, leurs regards perdus dans des souvenirs lointains, le lecteur est frappé par la vérité brute qui a fait naître ces sentiments. Certes, ces scènes d’intérieur, même si elles reposent sur le visuel, ne constituent pas simplement une image, mais elles parviennent à évoquer une atmosphère particulière. Le pouvoir du visible ne consiste ici pas seulement à permettre à l’œil de voir, mais à suggérer des expériences incarnées, s’adressant à plusieurs sens, qui sont à la fois familières et différentes.
Photo: Alixandra Fazzina
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