Juin 2015
« Toucher le temps, toucher l’espace, toucher l’expérience (…) et on se retrouve tout à fait surpris par l’indescriptible, l’intouchable ; un bref moment de prise de conscience très intensive ».
Atlas of Movements #59–#63 by Christoph Fink
2003 SC / 352 pages / 21,5 x 14 cm Published by MERZ
ISBN 90-7697-919-7
Christoph Fink est un artiste belge né en 1963 qui a réalisé un grand nombre d’expositions et participé à des biennales de renommée internationale à l’image de celle de Venise. Il a en outre produit une riche palette de performances et publications. Son travail s’articule essentiellement autour du mouvement, du voyage et du déplacement. Il questionne les rapports que les individus entretiennent avec leur environnement et explore les liens entre espace et temps par des approches inédites mêlant une grande diversité de méthodes, sources et données à une rigueur et une minutie rarement observées chez les artistes et rappelant à premier abord les procédés scientifiques.
L’approche de Fink est déroutante car elle prend le chemin inverse de bien d’autres artistes : elle prend comme support la réalité la plus objective possible pour donner accès aux imaginaires et à l’expérience subjective de la mobilité. Dans sa démarche et sous forme d’atlas, il propose une collection de descriptifs de ce qu’il nomme des mouvements, qu’il décortique dans les moindre détails, sous toutes leurs formes, pour en rendre compte de la manière la plus réaliste qui soit : cartes, tableaux, calculs, photos, sculptures, sons et descriptifs détaillés et minutés, subdivisés en multiples étapes. Ces mouvements sont en effet constituées de promenades qui rappellent – il le mentionne par ailleurs – l’idée de pérégrination où l’origine et la destination ne comptent pas et qui laissent la place à toutes les activités qui se situent entre les deux.
Fink soumet son œuvre comme une tentative d’objectivation quasi-totale du mouvement. Il y décrit dans les détails les plus fins toutes ses composantes au moyen des supports les plus divers : les cartes, les notes, le dessin, la photographie, les calculs, les sculptures ou le son. Ce n’est probablement pas un hasard s’il a choisi le terme d’atlas qui, par définition, se veut être une collection de représentations et de mesures d’une réalité. En poussant l’analyse objective du mouvement aussi loin, il offre un outil pour rebondir depuis la réalité de l’atlas et entrer l’esprit libre dans l’expérience subjective et les imaginaires du déplacement. Si l’on jongle entre ces deux lectures d’un mouvement, on entre dans une sorte de compromis entre mobilité effective et fiction, imaginaires, émotions et ressenti. Si l’on dispose de toutes les données de l’approche objective, de toutes les informations la concernant et que l’on ne peut pas aller plus loin dans ce sens, on va alors plus facilement se tourner vers la subjectivité et laisser libre cours à l’esprit imaginatif. Les données objectives jouent le rôle de socle, de support de l’expérience de la mobilité (Urry 2006).
L’expérience de la mobilité
Pour certains sociologues à l’instar de John Urry, l’avènement du ‘mobility turn’ fait du déplacement une expérience en soi. Dans cette perspective, l’objet de la sociologie consiste à analyser la mobilité sous toute ses formes et notamment la façon dont les personnes vivent, habitent et ressentent leur mobilité (Urry, 2006). Sven Kesselring distingue les mobilités dans les espaces de transit, caractérisés par une direction et une linéarité et où les lieux, les rencontres et les interactions sont des situations transitoires en vue d’atteindre un objectif, et celles dans les espaces de connectivité où le déplacement représente un véritable moment d’expérience et non uniquement un temps entre un départ et une destination (Kesselring 2006).
L’observation du travail de recueil de données minutieux que Christoph Fink amène rapidement à repenser la question de la validité du travail scientifique. La preuve scientifique permet de consolider des théories autour d’hypothèses et a précisément tendance à se faire par l’objectivation de données sensées expliquer nos réalités. Or, plus ces données veulent nous rapprocher d’une réalité, nous convaincre qu’elle en est bien une, plus elles suggèrent l’idée de s’en échapper et d’imaginer des alternatives. Seulement, de telles alternatives sont difficilement possibles dans la recherche, mais également auprès des experts, des opérateurs ou des politiques. L’art octroie cette liberté et remet ainsi en question la validité et la nécessité même de la preuve.
Dans le travail de Christoph Fink, la valeur qualitative de la mobilité est directement perceptible et omniprésente. Les descriptions, associées aux données précises et aux images, sont autant d’outils qui font vivre et ressentir les mouvements. On retrouve dans cette approche la volonté de prendre au sérieux le rapport sensoriel au monde (Sheller 2004): les odeurs, les bruits, les émotions liées à l’usage des divers moyens de déplacement, les animaux qui passent, le temps au sens de la durée et de la météorologie, rien n’est négligé et encore moins oublié.
L’artiste rappelle à travers son œuvre combien le déplacement n’est pas monolithique mais constitue au contraire une composition complexe d’étapes qui se succèdent, de micro-moments et expériences qui s’enchaînent par dizaines, en combinant des espaces et des temps. Il est ainsi possible de décomposer un déplacement à l’infini et, surtout, de le subdiviser en catégories toujours plus fines et détaillées. L’atlas des mouvements propose un découpage en de multiples promenades, qui elles-mêmes se découpent en de nombreux temps et activités. Toutes ces étapes, mises ensemble, proposent une façon originale de s’approprier le temps du déplacement, en le vivant intégralement grâce aux supports objectifs.
Le temps de déplacement
Le temps de déplacement a pris progressivement une valeur qualitative, la valeur du temps, qui amène de nouvelles perspectives dans la recherche en s’intéressant notamment à l’usage qui en est fait en mobilité (Lyons et Urry, 2005).
Ce qui surprend en revanche dans le travail de Fink est l’apparente absence de la dimension collective de la mobilité. Les corps sont rares, les interactions mineures. Ces dernières se font plutôt entre l’artiste et l’environnement qu’il parcourt, qui l’entoure, son corps jouant le rôle de média. Or, en procédant ainsi, il suggère la disparition progressive d’une dimension interactive du déplacement que nombres d’auteurs scientifiques dénoncent, au profit d’une déshumanisation du transport et des services aux usagers par l’automatisation.
Interactions homme – homme et déplacement
Bien des désagréments liés aux déplacements semblent être les conséquences, entre autres, de l’automatisation des services aux voyageurs. Ainsi, en même temps, les personnes qui servaient de relais disparaissent peu à peu au sein des espaces de mobilité : poinçonneurs, chefs de station, chefs de train et autres. Cette disparition progressive est aussi celle des interactions sociale lors de l’expérience du déplacement (Tillous, 2009)
Le développement massif des technologies de l’information et de la communication, que l’on voit le plus souvent associées à l’idée de nouveauté, a attribué à la communication à distance un statut de mythe associé à la mobilité. Ce mythe ne se retrouve pas dans le travail de Fink, ou du moins pas de façon explicite. En mettant de côté ces médias technologiques, Fink recentre le corps en tant que média du déplacement, qui communique avec son environnement, les morphologies urbaines diversifiées qu’il expérimente et les modes de déplacement auxquels il recourt. L’idée de Bewegung dans la littérature allemande se rapproche de cette idée de médiation entre le corps, le mouvement et la société plus généralement (Klein 2004 ; Alkemeyer et Brümmer 2009). Ce corps reste invisible à l’image, mais on le devine très bien, et avec lui les compétences motrices dont il est capable (Thomas 2004). L’effacement des technologies se répète dans les techniques auxquelles recourt l’artiste, à l’image du dessin, des notes simples et de l’image. Le temps de son travail, l’on oublie presque l’omniprésence de la communication virtuelle, des systèmes informatiques, des réseaux et de la téléphonie mobile qui est telle dans la littérature scientifique qu’elle semble participer à son enchantement. De cette façon, Christoph Fink parvient à nous suggérer les moyens de s’ancrer dans un environnement donné, d’habiter l’espace aussi bien avec son corps qu’avec ses sens.
Mobilité et technologies
Les technologies jouent un rôle déterminant dans la construction sociale de la mobilité (Kesselring, 2005) en ce sens qu’elles investissent des lieux importants dans la vie quotidienne et la mobilité.
Les nouvelles formes de mobilités peuvent permettre à l’individu d’être paradoxalement à la fois présent et absent, ou plus précisément présent dans l’absence et autorisent même une certaine forme d’ubiquité, notamment à travers les technologies de l’information et la communication (Urry et Sheller, 2006).Motricité
La motricité renvoie aux perceptions de son environnement sous un angle pratique et sensible et aux capacités d’expressivité du corps. Ces fonctions lui permettent de développer et de cumuler à son tour des compétences motrices auxquelles il pourra recourir pour anticiper une trajectoire (y compris celle d’autrui), adapter son itinéraires et ses activités (Thomas 2004).
Les mouvements et promenades dont il est question ici, prennent la forme de pérégrinations, et ne hiérarchisent pas les modes de déplacement : aucun moyen de transport ne semble avoir été choisi pour être mis en scène plus qu’un autre. Il y a là une sorte de neutralité de jugement des modes, à pied, à vélo ou en avion où chacun permet alors l’expérience du déplacement et un rapport particulier entre espace et temps, qui s’appréhende par leur déroulement.
Mouvement et pérégrination
Le mouvement peut être orienté, de façon plus ou moins précise entre une origine et une ou plusieurs destinations, mais il peut également se réaliser de façon moins précise et intentionnée, sous forme de pérégrination et donc sans véritable origine ou destination (Kaufmann, 2011).
Le regard que propose Fink, depuis son corps comme médiateur du déplacement, est aussi celui qu’il pose sur l’articulation entre mobilité et territoire. Les territoires qu’il nous donne à voir ont la particularité de mêler des représentations photographiques très urbaines à une présence forte de la nature et du végétal. Cette articulation n’est dès lors pas seulement celle de la ville et de la mobilité, mais aussi celle entre l’environnement construit et la nature qui s’y mêle.
Comme d’autres artistes, Fink utilise une grande diversité de techniques, approches et moyens de restitution au point qu’il est possible de parler d’interdisciplinarité de son travail d’artistes, un peu au même titre que dans les démarches expertes ou scientifiques. Avec cette interdisciplinarité artistique, il parvient à combiner la rigueur la plus stricte de la démarche scientifique tout en laissant libre cours aux imaginaires de la mobilité. Il fait ainsi entrer la subjectivité et l’imaginaire dans une réalité présentée comme la plus objective possible, telle est la démarche originale de l’artiste qui propose ainsi de reconsidérer entièrement nos déplacements et nos rapport à la mobilité.
For the Mobile Lives Forum, mobility is understood as the process of how individuals travel across distances in order to deploy through time and space the activities that make up their lifestyles. These travel practices are embedded in socio-technical systems, produced by transport and communication industries and techniques, and by normative discourses on these practices, with considerable social, environmental and spatial impacts.
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