Avril 2013
Nous n’avons pas fini de projeter nos idées pour la mobilité de demain. Et l’on constate que celle-ci fait partie intégrante du développement durable. De manière pragmatique, nous constatons que les encombrements de la route, du rail et du ciel poursuivent leur progression et que les hausses de trafic restent permanentes. Au-delà que rééquilibre modal, ne serait-ce pas la quantité de déplacement aujourd’hui qui poserait problème ?
De l’utopie aux faits
Je me rappelle des années 90 : on nous dissertait habilement sur les bienfaits de l’internet, sur la promotion du choix individuel, sur l’information permanente mais surtout, sur cette possibilité de pouvoir converser et échanger avec des dizaines, voire des centaines de personnes, où que l’on soit et où que soient nos interlocuteurs. En un mot : point n’était besoin dorénavant de devoir se déplacer pour la moindre rencontre, le web se chargeant de nous « télécharger » à toute heure du jour où de la nuit.
De fait, le monde de l’entreprise a rapidement compris l’intérêt de la chose : les vidéo conférences se sont multipliées dans les multinationales et un curieux petit objet orne dorénavant le milieu supérieur de nos écrans. Avec la caméra intégrée, Skype est devenu un outil de référence pour téléphoner à l’autre bout du monde. Avec les e-mails puis les réseaux sociaux et enfin le « cloud computing », documents, photos et vidéos sont stockés, récupérés et traités où qu’on le souhaite, en n’importe quel point du globe.
C’est sur base de cette réalité digitale qu’on nous prophétisait naguère la diminution des déplacements. Or nous nous étonnons de lire chaque année des statistiques à la hausse de tous nos transports, de tous nos aéroports et de toutes nos gares, et nous ne voyons aucun progrès quant à une diminution des encombrements sur nos routes. Qu’est-ce qui s’est donc produit ?
Quand l’abondance crée l’abondance
Jadis le voyage que nous voulions entreprendre l’était sur base d’un catalogue papier attrapé à la seule agence devant laquelle nous passions chaque jour. Les informations sur nos destinations étaient concentrées dans de simples folders plutôt vagues. Il fallait se contenter des quelques photos présentes et il n’y avait pas « d’avis des consommateurs-voyageurs ». Les horaires et prix des vols étaient à portée de coup de fil, tandis que pour les trains la manipulation de l’indicateur horaire payant était encore nécessaire. Dans de nombreuses librairies, on trouvait les meilleures cartes routières, généralement des « Michelin ». Dans la majorité des cas, il fallait se rendre en gare ou en agence pour payer le voyage retenu. Qu’est ce que le monde digital a apporté de plus ?
Nous le devinons aisément. Cela a d’ailleurs commencé par les paiements, avec la banque en ligne qui a permis d’oublier le visage de notre guichetière. Ensuite la multiplication des siteweb nous a permit de multiplier nos agences de voyages et nos choix. Enfin des serveurs géants ont emmagasiné la totalité des horaires et tarifs trains, avions, bateaux de croisières et hôtels. De quelques choix possibles dans une aire régionale, nous sommes passés à tous les cas de figure possible au niveau planétaire. Mais alors que nous connaissions quelques personnes à droite à gauche, que nous rencontrions une fois l’an, les réseaux sociaux ont permit de multiplier « les potes » aux quatre coins du globe. Nous sommes donc bel et bien entré dans un nouveau monde, celui de l’abondance et de l’accessibilité permanentes.
Conjuguée avec de nouvelles pratiques sociétales, l’offre digitale qui devait diminuer nos déplacements les a au contraire multiplié ! La globalisation au niveau planétaire a diffusé les idées occidentales vers d’autres continents qui en étaient épargnés. En Asie, le relèvement progressif du niveau de vie s’est ainsi accompagné d’une explosion de l’utilisation du web et …des déplacements. L’économie et la finance ont étendu les aires de marché pour la firme, mais la multiplication des filiales a rendu nécessaire une présence humaine à chaque négociation et à chaque signature de contrats. Le monde aérien a très largement profité de cette réalité ce qui a permit à l’énergie fossile de devenir durablement indispensable et incontournable.
Dans un mode moins digital mais toujours technologique, la contraction de l’espace-temps a également multiplié les déplacements par train, grâce au TGV qui a fêté en France en février 2013, ses deux milliards de voyageurs transportés depuis 1981. Aujourd’hui, les parisiens se déplacent à Bruxelles ou Londres pour une demi-journée et la SNCF offre des abonnements pour des trajets quotidiens dépassant les 300 kilomètres. Abondance de l’offre et accélération technologique, notre monde est devenu hyper-mobile et a engendré des inquiétudes.
« Nous allons droit dans le mur »
Telle est la complainte qui nous est servie sur forums ou sur papier glacé de manière continue, depuis l’apparition du monde alternatif qui étudie l’élaboration d’un autre monde. Lequel ? Pas vraiment une transformation de l’internet mais une ode à la reconstruction sociale, à la solidarité et a la redistribution des richesses. Parmi ces richesses figure le lien social dont on dit qu’il s’est distendu avec l’individualisme rampant qui caractérise nos sociétés depuis les années 80. Mais retisser le lien social tout en restant collé devant son écran chez soi, n’est-ce pas là effectuer un grand écart intellectuel ?
Sur ce point les idées pour un autre monde divergent. Nous trouvons une première théorie prônant le retour au local, où tout devrait se trouver dans son environnement immédiat : école, magasin(s), culture et pourquoi pas potager communautaire. Une option encore plus minimaliste prône le logement communautaire et la mise en commun des charges (chauffage, cuisine…). Pour relier un noyau à celui qui nous est voisin : la marche à pied ou le vélo. Cette vision locale à l’avantage d’évacuer le besoin de véhicules à énergie fossile et de concentrer les résidents sur une aire minimale, n’empiétant pas trop sur les bonnes terres agricoles. Elle retisse le lien social « de visu » et est accessible à tous. Elle a pour désavantage majeur d’être une contrainte forte dans la mesure où il y a obligation de se contenter de ce qu’il y a autour de soi, quelqu’en soit la qualité fournie, altérant le libre choix.
Une autre théorie plus pragmatique concentre plusieurs points liés au déplacement : il s’agit d’habiter pas trop loin de son travail et d’opter pour des déplacements minimaux. Généralement la ville peut fournir ce type de vie tout en ayant son logement à soi et une liberté de choix quant aux équipements culturels, écoles ou magasins. Cette vision de « retour à la ville » est partagée par un nombre croissant de citoyens et permet, dans les meilleurs cas, d’évacuer la problématique de l’usage d’un véhicule à énergie fossile. Elle a pour désavantage que l’espace privatif est réduit et la promiscuité permanente. Elle n’est pas non plus la garantie d’un retissage des liens sociaux même lorsqu’on habite un immeuble partagé.
Enfin une troisième vision promeut plutôt les technologies vertes et la recherche pour diminuer la dépendance à l’énergie fossile. Cela se fait par le biais des maisons passives, de l’énergie éolienne, de véhicules dits « propres » et d’une modification éventuelle de consommer. Cette vision ne remet pas en cause le libre choix d’implantation, tant en habitat qu’en emploi qu’en choix de commerces et de lieux culturels. Elle a pour désavantage de ne pas résoudre la problématique des déplacements et des encombrements ni celle de l’absorption des terres agricoles au profit du foncier. Elle entérine le développement individuel et maintient la prégnance de la sphère privée.
La politique, jamais très loin
On constate d’instinct que chacune des trois visions adhère à un choix politique. La première théorie, locale, est clairement un modèle de décroissance et prône la fin du voyage et le retour à une forte sédentarisation. Les connections avec « d’autres mondes » ne peuvent s’effectuer que par internet. Il n’y a plus d’industrie en tant que telle, le travail reste local et la vie se déroule sous un angle principalement collectif. Cette forme de « non-développement » est prônée par une petite minorité de radicaux, généralement des écologistes-utopistes marqués à gauche, voire très à gauche de l’échiquier politique. Elle se fonde largement sur le collectivisme et remet en cause le modèle de notre société occidentale ainsi que le commerce mondial, source d’inégalités et d’utilisation en abondance de l’énergie fossile via la marine marchande.
La deuxième vision, celle de la ville dense, n’est pas un modèle de décroissance mais de « croissance contenue ». Elle intéresse le public urbain et solitaire, à la fois les jeunes et les aînés par les facilités offertes à proximité et l’éventuelle possibilité d’obtenir un logement privatif à prix décent. Cette vision inclus le phénomène de gentrification observé dans de nombreuses villes d’Europe. On trouve dans cette catégorie de citoyens intéressés un panel élargit, écolos ou non, tant de gauche que de droite et au profil socio-économique relativement diversifié, à l’exception des classes populaires. Elle ne remet pas en cause notre modèle sociétal mais tente un rapprochement entre lieu d’habitat, de consommation et de travail.
La troisième vision maintient les concepts originaux de notre société occidentale, avec une diversification des lieux de vie et la garantie absolue du libre choix. C’est probablement celle qui rassure le plus les citoyens et trouve la plus large audience auprès de l’ensemble des publics, qu’ils soient de gauche ou de droite. C’est assurément – et sans surprise - celle qui est prônée de manière large par l’ensemble de la classe politique.
La fin du déplacement ?
Ce petit tour d’horizon rapide nous permet de constater que seule la première vision « locale » et « collectiviste » s’attaque de manière frontale à la problématique des déplacements. Dans cette forme de vie, plus de véhicules ni d’avions, ce qui impose un rétrécissement des distances et lien social limité à la seule sphère locale, hors internet. La marine marchande est aussi exclue étant donné qu’il n’est plus nécessaire d’importer ce que nous pouvons cultiver à proximité et que le modèle de décroissance nous impose de toute manière la consommation du stricte nécessaire.
Nous constatons surtout que notre volonté d’une gestion différenciée de la planète passe plutôt par des adaptations de notre modèle de société. Elle est focalisée sur l’énergie et la recherche acharnée vers de nouvelles formes de déplacement, notamment par le biais des véhicules partagés. Cette vision souhaitée par l’immense majorité de nos concitoyens conforte l’hypothèse d’un monde futur fonctionnant toujours au pétrole mais de façon plus parcimonieuse. Avec le risque de développer une mobilité de classe ? Peut-être.
Mais le plus important est de redéfinir de manière claire ce qu’est le développement durable. Pour les uns c’est conforter notre société mobile en poussant toutes les alternatives possibles pour consommer « moins » mais se déplacer « plus ». Pour d’autres c’est s’orienter vers la société immobile et villageoise telle qu’elle se concevait jadis. Qui des deux a la meilleure définition du développement durable ? A vous de choisir…
Other publications