Septembre 2015
Perçue à la fois comme une aspiration et un fardeau, la vitesse est une caractéristique très controversée de l’existence moderne qui semble devoir être exclue de nos scénarios d’avenir viables. Le critique d’art John Berger a néanmoins écrit des textes très suggestifs à propos de son expérience physique des voyages en moto
Les formes de mobilité lente comme le fait de se déplacer à vélo ou à pied occupent une place privilégiée dans nos visions d’un avenir viable. Le tourisme lent, les villes lentes ( Cittaslow ), les villes vivables et le mouvement des villes de transition présupposent que la lenteur nous conduit à mener des vies plus heureuses, plus saines et plus naturelles. Pour paraphraser Ernst Schumacher, on pourrait dire que lorsqu’on imagine des scénarios d’avenir plus viables, slow is beautiful . Mais l’expérience de la vitesse est-elle nécessairement moins « naturelle » ou moins appropriée, et ne pourrait-elle pas, ou ne devrait-elle pas jouer encore un rôle dans un avenir viable ? Est-ce que les gens parlent tous de la même chose lorsqu’ils évoquent la vitesse ? Se pourrait-il, par exemple, que le fait de conduire une moto à haute vitesse ait à voir, en dernier recours, avec autre chose qu’avec la vitesse ?
Afin de contribuer à la réflexion sur la richesse des significations associées à la vitesse, ce billet présente quelques textes peu connus mais hautement suggestifs de John Berger, critique d’art et intellectuel marxiste anglais, à propos de son expérience de motard. John Berger a été pendant longtemps un critique d’art très influent et très polémique dans le milieu artistique britannique, et, à l’âge de 88 ans, il semble aussi actif que jamais. Il est peut-être surtout connu comme l’auteur de Ways of Seeing , un petit livre qui s’efforçait de démocratiser l’expérience de l’art et dont la BBC a fait une série télévisée qui eut un grand succès. Berger est un passionné de moto depuis toujours, et c’est un thème qu’il aborde en différents endroits, dans plusieurs de ses écrits.
Un trait commun à tous ces textes est que le fait de rouler à moto suscite la sensation d’une communion unissant le corps, le véhicule, la route et le paysage :
Si l’on fait abstraction de la tenue protectrice que vous portez, rien ne vous sépare du reste du monde. L’air et le vent agissent directement sur vous. Vous êtes dans l’espace que vous franchissez.
Du fait que vous vous déplacez sur deux roues, et non sur quatre, vous êtes beaucoup plus proche du sol. Et quand je dis plus proche, je veux dire que vous êtes dans une plus grande intimité avec lui… Les tournants produisent un autre effet d’intimité. Si vous les amorcez correctement, ils vous prennent dans leurs bras, de même qu’une colline vous dirige vers le ciel et qu’une descente vous accueille… Chaque courbe de niveau sur la carte de la région que vous êtes en train de parcourir signifie que l’axe de votre équilibre a changé… Cette perception est visuelle, mais elle est aussi tactile et rythmique. Votre corps en prend souvent conscience plus vite que votre esprit.
( Keeping a Rendezvous, 1992)
Dans son livre plus récent, Bento’s Sketchbook , Berger parle de cette expérience d’une vue incarnée, de ses limites et de l’impression d’anticipation qui l’accompagne :
Pendant des années, j’ai été fasciné par un certain parallèle entre l’acte de conduire une moto et l’acte de dessiner. Le parallèle me fascine parce qu’il se peut qu’il révèle un secret. À propos de quoi ? À propos du déplacement et de la vision. Voir rapproche…
Vous conduisez une moto avec vos yeux, avec vos poignets et avec l’inclinaison de votre corps. Des trois, les yeux sont ce qu’il y a de plus gênant. La moto les suit et se dirige vers tout ce qu’ils regardent. Elle s’oriente en fonction de votre regard, non de vos idées. Aucun conducteur de véhicule à quatre roues ne saurait imaginer cela…
Si vous fixez fermement un obstacle que vous voulez éviter, vous courez un grand danger de le heurter. Regardez tranquillement le chemin qui le contourne, et votre moto empruntera cette voie.
( Bento’s Sketchbook , 2011)
La citation suivante montre Berger en train de réfléchir à cette impression d’anticipation impliquée dans cette expérience physique :
En compagnie d’une route, on prévoit au bout d’un moment ce qu’elle va faire. On anticipe. Elle présente des signes – qui n’ont rien à voir avec les indications internationales officielles. Des signes qui trahissent sa personnalité et ses intentions.
On prend un virage sans visibilité, et on sait déjà s’il sera long ou court, si sa courbe sera serrée ou douce. On sent que la route est nerveuse quand on aborde une côte escarpée. On la sent s’étirer sur une ligne droite…
À ce stade, conduire une moto devient comme danser un pas de deux dont le motard et la route sont les partenaires. Il peut même arriver que l’on tombe amoureux. Il y a une promesse implicite qu’aucune tierce personne ne pourrait expliquer. Ce n’est pas la promesse de la destination finale à laquelle conduit la route, ni même du prochain col de montagne, de la prochaine rivière ou de la prochaine ville. Il s’agit simplement de la promesse que la route et vous allez rester ensemble et continuer à vous surprendre et à vous confirmer l’un l’autre.
(« The road », Motorcycle International , février 1993)
Ces impressions d’intimité et d’anticipation engendrent une sensation de liberté :
La rapidité qui compte le plus est celle du temps qui sépare la décision de sa conséquence, l’action de son effet – changer de direction, freiner ou accélérer. D’autres véhicules peuvent de fait réagir aussi vite, voire plus vite, qu’une moto, mais ils ne sont pas aussi proches physiquement de votre corps, et avec aucun d’entre eux, votre corps n’est tellement à découvert. De là vient la sensation que la moto réagit de manière aussi immédiate qu’un de vos propres membres – mais sans que votre énergie physique personnelle soit mise à contribution. Et cette immédiateté dépourvue d’effort vous donne un sentiment de liberté.
( Keeping a Rendezvous, 1992 )
Pour conclure ce billet, quelques réflexions à propos de motos et de poèmes :
Écrire un poème est le contraire de conduire une moto. Conduire exige de négocier à grande vitesse tous les faits que vous rencontrez…
Les poèmes sont sans défense face aux faits…
Sur sa moto, le motard se fraie un chemin, et le poème se dirige dans une direction opposée. Mais parfois, ce qu’il y a de commun aux deux, lorsqu’ils passent, c’est le même regret qu’ils nous inspirent. Et en ceci, mon amour, le même amour…
(« Road Directions » dans Pages of the Wound: poems, drawings, photographs , 1956-1996 )
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