20 novembre 2023
En réponse à l’explosion des prix de l’énergie, de nombreuses collectivités ont décidé en urgence des extinctions de leur éclairage public selon des conditions variables et souvent sans consultation préalable. Mais la décision de tout éteindre est-elle forcément la solution ? Quelles sont les attentes des différents publics et quelles sont les solutions à la disposition des aménageurs pour y répondre ? Comment faire de la ville nocturne un espace inclusif sans pour autant ignorer le coût et les nuisances, notamment pour la faune, d’un éclairage non régulé ? C’est à ces questions que Diego Mermoud-Plaza répond à partir de l’exemple de la ville de Bordeaux, dont la réflexion sur le sujet a débuté avant les crises énergétiques récentes.
L’augmentation du coût de l’électricité provoquée par l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a soudainement mis en danger l’approvisionnement énergétique des pays européens, et entrainé une hausse importante du poste budgétaire dédié. Les communes ont dû réagir rapidement, notamment en réduisant ou en éteignant l’éclairage public.
Pour la ville de Bordeaux, la facture d’énergie a doublé, passant de 2,5 à 5 millions d’euros 1, soit un peu moins de 1% du budget annuel (599 millions d’euros en 2023 2). Si la première mesure pour limiter de manière immédiate la facture d’électricité, a été l’extinction à certains horaires, avec au bout du compte une économie de 880 000 € 3, une véritable stratégie reste encore à élaborer.
La réduction de l’éclairage public est en effet devenue un enjeu national qui s’est concrétisé par le lancement d’une consultation par le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. Si ce questionnaire, relativement court, peut amener des éléments de réponses permettant de réaliser des ajustements réglementaires, il ne permettra pas de développer une stratégie nationale sur l’éclairage public. Celle-ci doit concilier les impératifs économiques et écologiques, tout en offrant un éclairage adapté aux besoins de tous les publics, ainsi qu’un accompagnement lumineux adapté à toutes les mobilités. Pour ce faire, une multiplicité de solutions, anciennes ou plus récentes, existe. Il s’agit aujourd’hui de dresser les contours de leur utilisation en développant une vision stratégique, mais aussi tactique, adaptée aux caractéristiques spécifiques des différents territoires, et ce jusqu’à l’échelle de la rue. Cela permettrait d’offrir des espaces publics ainsi que des cheminements qui répondent aux mieux à l’ensemble des usagers, quels que soient leurs profils et leurs contraintes.
Avant même la guerre en Ukraine, la ville de Bordeaux avait mandaté le Bureau Mobil’homme – BMH pour mener une étude qualitative sur les attentes et les besoins des usagers de la nuit afin d’adapter au mieux la modulation de l’éclairage public. L’objectif était une réduction de l’éclairage portée par la volonté de lutter contre la pollution lumineuse et de mieux préserver la faune et la flore.
La crise énergétique a mené la ville de Bordeaux vers une décision d’extinction de l’éclairage public hors du centre-ville de 1h00 à 5h00 du matin à partir du 2 janvier 2023. Cette décision, inédite en France pour une collectivité de cette ampleur, prise au mois d’octobre 2022, a précipité notre travail vers une étude réalisée dans un contexte d’application directe. Concrètement, notre étude a consisté à mener une série d’entretiens avec une dizaine d’acteurs clés mêlant responsables politiques et institutionnels, puis d’une immersion de trois nuits sur le terrain, principalement dans le centre-ville, en novembre 2022, incluant plus d’une centaine d’entretiens qualitatifs avec les usagers réguliers ou occasionnels de la nuit bordelaise.
Les personnes interviewées ont été amenées à hiérarchiser, parmi onze propositions (Fig. 1), les éléments qui doivent guider la décision publique en matière d’éclairage. Il en ressort que trois des propositions peuvent être considérées comme majeures : la réduction de la consommation énergétique pour des raisons écologiques, la limitation du sentiment d’insécurité dans l’espace public et la sécurité des cyclistes et des piétons. Deux arguments plus secondaires ont été mis en évidence, il s’agit de l’impact sur la faune et la flore, et la pollution lumineuse qui limite la visibilité du ciel. Ce n’est qu’après ces dernières considérations, liées à la nature, que les coûts financiers apparaissent comme une contrainte devant être intégrée dans la décision publique. Si les coûts financiers représentent une donnée importante pour un exécutif communal, il apparaît donc que les Bordelais ne considèrent pas cet argument fondamental. Finalement, si l’extinction peut provoquer un sentiment d’insécurité qui doit être fortement limité, car considéré comme majeur, la protection des biens physiques n’est quant à elle pas jugée comme étant une priorité.
Figure 1 : Classement des critères devant guider les choix politiques en termes d’éclairage public selon les usagers interrogés
Les usagères et les usagers enquêtés nous ont ensuite indiqué ce que serait, selon eux, la meilleure solution entre l’extinction, la baisse de l’intensité, la réduction du nombre de points lumineux ou encore l’ajout ou non de détecteurs de mouvements, ces différentes solutions pouvant être panachées entre elles. Les différentes solutions choisies devaient également prendre en compte les enjeux de spatialité et de temporalité. Pour ce faire, la ville a été séparée en trois sous-espaces : centre-ville, zones hors du centre-ville et zones de flux de mobilité, soit les pistes cyclables et les cheminements piétons. Les considérations temporelles ont quant à elles été séparées entre la semaine et le weekend (défini comme allant du jeudi soir au dimanche matin). Les personnes pouvant marquer ou non une différence, dans leur solution, entre ces deux moments de la semaine.
Figure 2 : Adhésion aux différentes propositions selon le genre, les heures et le lieu
Nous pouvons observer des différences importantes des attentes et des aspirations des personnes interrogées entre la semaine et le weekend, dans le centre-ville. En revanche, en dehors de celui-ci, cette différence est nettement moins marquée, au point que nous ne l’avons pas représentée sur la figure 2. En ce qui concerne l’extinction (en noir), la différence entre les deux genres est très marquée, avec une amplitude horaire d’extinction plus faible chez les femmes que chez les hommes. En outre, nous pouvons constater que très peu de femmes préconisent une extinction du centre-ville le week-end. Nous pouvons observer que la situation bordelaise, avec une extinction en semaine de 1h à 5h du matin correspond assez bien au moment le plus consensuellement préconisé, même si une extinction à 2h du matin semblerait mieux correspondre aux souhaits des femmes.
Nous pouvons également constater que la solution d’extinction couplée avec la mise en place de détecteurs (en violet), est considérée avec intérêt, en particulier par les femmes, et avec les mêmes dynamiques spatiales et temporelles que l’extinction totale. Hors du centre-ville, cette solution semble convenir tant aux femmes qu’aux hommes. La baisse de l’intensité est la solution généralement privilégiée pour étendre les horaires de réduction de l’éclairage public. En effet, les personnes interrogées jugent la baisse de l’intensité comme une excellente solution intermédiaire qui permet, relativement tôt dans la soirée, d’opérer des économies substantielles, sans pour autant générer des effets trop désagréables dans leur utilisation de l’espace.
La baisse du nombre de points lumineux est considérée comme nettement moins pertinente comme mesure d’ensemble par les enquêtés. Toutefois, ponctuellement, sur des tronçons ou des espaces spécifiques, les personnes déclarent que cela peut représenter une solution judicieuse.
Ces résultats montrent qu’il est nécessaire de réaliser des adaptations de l’éclairage public en fonction du jour de la semaine, voire des caractéristiques spécifiques du jour de l’année, en intégrant par exemple les jours fériés. Enfin, en ce qui concerne les cheminements piétons et les axes de flux de mobilité douce, il existe un très fort consensus pour conserver l’éclairage totalement allumé tout au long de la nuit et sans baisse d’intensité.
Trois axes majeurs, imbriqués les uns les autres, ont émergé de notre étude : les déplacements dans l’espace nocturne, les qualités physiques des espaces et la coprésence avec d’autres usagères et usagers.
L’accompagnement de la mobilité nocturne représente un enjeu important de l’éclairage public, avec des attentes et des aspirations qui varient en fonction des usagères et des usagers, de leurs modes de transport et des conditions de déplacement. Les piétons, en premier lieu, se sentent plus vulnérables que les autres usagers, et ajustent fortement leur mobilité en fonction des caractéristiques des différents espaces, de leur fréquentation et des menaces potentielles qui pèsent sur leur sécurité. En ce sens, tous les espaces de la ville ne se valent pas : certains sont évités, car ils peuvent être considérés comme dangereux, ou sources d’insécurité potentielle, par certains usagers. Nous avons pu remarquer que si les représentations et les affects spatiaux pondèrent les choix de mobilités, ils ne représentent qu’un facteur parmi d’autres dans les arbitrages réalisés. Si l’heure de la nuit participe assurément aux choix des acteurs, les itinéraires et les horaires peuvent varier si les acteurs se déplacent seuls ou en groupe. Si l’étude ne s’est pas focalisée sur ce point, nous avons pu remarquer que la taille, la composition et les caractéristiques du groupe qui se déplace ont un impact direct sur les sentiments de sécurité ou d’insécurité des usagers. Autre facteur : les derniers mètres à effectuer entre le dernier arrêt en transports publics et le domicile sont particulièrement importants. Si cette partie du trajet est considérée comme une source d’insécurité– notamment à cause de l’extinction de l’éclairage public –, cela peut remettre en cause l’ensemble du parcours et provoquer soit la suppression du déplacement, soit un changement de mode, probablement vers la voiture, ou encore une adaptation au profit d’un horaire jugé plus sûr.
En ce qui concerne la mobilité nocturne, les « effets-lisières », c’est-à-dire les caractéristiques des limites brutales ou progressives entre deux milieux, dans notre cas des zones éclairées et éteintes, représentent un enjeu important de sécurité pour les modes actifs, mais aussi, dans le cas bordelais notamment, des cheminements des tramways. En effet, les frontières d’extinction de l’éclairage créent des ruptures potentiellement dangereuses, car l’œil n’a pas le temps de s’habituer au changement soudain de luminosité. Il est au contraire nécessaire d’estomper au maximum ces effets-lisières, en tamisant progressivement l’éclairage sur des distances variables en fonction des modes utilisés. Cette adaptation est demandée par les conducteurs de trams qui, lorsque le cheminement passe d’une commune à une autre, sont confrontés à une rupture de l’éclairage due à des politiques différenciées entre les communes de l’agglomération. Il en découle des enjeux importants de gouvernance et de coordination entre les communes pour offrir un éclairage public cohérent qui sécurise au mieux les usagers et adoucit les effets-lisières.
Au-delà de ces éléments, d’autres dangers pèsent sur les usagers utilisant une mobilité active : les aspérités et imperfections des trottoirs et de la voirie, moins visibles de nuit, qui peuvent provoquer des chutes aux conséquences potentiellement désastreuses, notamment chez les plus âgés. Si les caractéristiques de l’espace, tout comme les ruptures de continuité, sont toujours source de danger pour les mobilités actives, elles sont exacerbées la nuit, et plus encore au niveau des carrefours qui représentent des lieux de conflictualité entre les modes, particulièrement avec les voitures. Il y a donc un enjeu fondamental à traiter spécifiquement ces éléments physiques.
Par ailleurs, il apparaît clairement que l’éclairage individuel doit être mis à niveau. À Bordeaux, par exemple, près de la moitié des cyclistes ne sont pas équipés d’éclairage, et ceux qui en possèdent ont dans de grandes proportions des équipements prévus pour « être vus », et non pour voir correctement dans un environnement sans lumière. La pose de lumière éclairant l’environnement doit en outre être réglée précisément pour éviter d’éblouir d’autres modes actifs.
Enfin, quelques éléments plus particuliers sont apparus lors de notre étude : il existe une demande pour la prolongation de l’éclairage des infrastructures de loisir, plus particulièrement sportives, afin de permettre leur usage pendant des périodes plus amples. Il apparaît aussi nécessaire de rester vigilant au sujet de l’extinction des monuments patrimoniaux, qui provoque des baisses parfois substantielles de la luminosité des espaces publics attenants. Nous pouvons finalement relever qu’il existe une véritable attente de la part de la jeune génération sur l’extinction de l’éclairage privé (vitrines de commerces et enseignes publicitaires), essentiellement pour des raisons écologiques, mais également pour que la loi soit respectée.
Nos résultats montrent que la grande majorité des personnes interrogées déclarent souhaiter une réduction restreinte de l’éclairage public. Plus précisément, elles indiquent vouloir une baisse modérée de l’intensité, une réduction du nombre de points lumineux et elles se disent satisfaites de la colorimétrie actuelle de l’éclairage à Bordeaux. L’utilisation de détecteurs de présence est une solution qui, selon les personnes interrogées, est à considérer sans toutefois être plébiscitée.
Pour répondre à ces aspirations, il est aujourd’hui indispensable de définir une stratégie globale, peut-être nationale, de réduction de l’éclairage public compatible avec un espace public inclusif pour tous les publics. Il est du devoir de la puissance publique de tracer de nouvelles lignes directrices permettant d’affiner les contours de l’éclairage public pour qu’il soit un outil de la transition écologique et sociale, tous en respectant les besoins et les aspirations des usagers de la nuit.
Pour développer un éclairage public pertinent, il est d’une part essentiel d’intégrer la multiplicité des outils technologiques à disposition : LED, pilotage à distance, modulation de l’intensité (une réponse privilégiée par le public bordelais), adaptations des luminaires ou encore détecteurs de présence. D’autre part, il paraît pertinent de se questionner non pas sur ce qui doit être éteint, mais sur ce qui doit rester allumé. Car si la dynamique actuelle se dirige vers la mise en œuvre de « trames noires », avec des territoires totalement éteints dans un souci de préservation de la faune et de la flore, il est aussi nécessaire de penser les territoires en définissant des « trames blanches » qui doivent permettre une utilisation confortable de l’espace nocturne, et ce pour tous les publics. L’objectif doit bien être d’avoir un éclairage public allumé lorsqu’il est nécessaire aux usagères et aux usagers, et éteint lorsqu’il ne l’est pas.
Ces « trames blanches » doivent permettre de préserver la sécurité et le bien-être des usagers de la nuit, en particulier les plus vulnérables que sont les femmes, les personnes âgées, les malvoyants, les personnes à mobilité réduite, les plus jeunes ou encore les sans-abris, afin d’éviter leur exclusion des espaces nocturnes. Car la réduction de l’éclairage peut faire augmenter le sentiment d’insécurité, et ce de manière différenciée en fonction des individus, si bien que pour certaines personnes cela conduit à l’impossibilité de sortir du domicile la nuit.
Les « trames blanches » doivent donc permettre de maintenir l’éclairage de lieux stratégiques afin de limiter les effets ségrégatifs et excluants que peut avoir l’extinction. En particulier sur les mobilités actives auxquelles il faut garantir des trajets dans de bonnes conditions afin d’empêcher de potentiels reports vers la voiture. Sur les cheminements entre les arrêts de bus, ou de trams, et le domicile des usagers, la présence minimale de lumière, la détection de présence ou l’éclairage à la demande pourraient s’avérer judicieux pour répondre aux besoins de certains usagers, afin que ne soit pas remis en question l’ensemble du trajet ou le choix modal.
Pour constituer les « trames blanches » pertinentes, une double lecture du territoire doit être réalisée par les aménagistes. La première est « stratégique » avec l’identification des espaces considérés comme source d’insécurité par certains publics qui doivent donc être maintenus plus éclairés. La seconde, « tactique » doit porter sur la sensibilité du lieu sur le moment. Les petites rues du centre-ville sont par exemple régulièrement citées comme étant des zones à éviter, en particulier si elles sont peu fréquentées et que l’éclairage est faible.
En partant d’une « trame blanche » qui prend en considérations toutes les nécessités des usagers selon les jours de la semaine, en intégrant les caractéristiques de tous les modes de transports et les enjeux « d’effets-lisière » en termes de distance d’extinction progressive, l’éclairage public doit déboucher sur un territoire qui offre des déplacements adaptés et confortables aux usagers et qui n’entrave pas l’appropriation de la vie nocturne par tous les publics. Sans cette approche, l’extinction de l’éclairage public pourrait faire émerger certains effets pervers, avec la suppression de certaines sorties pour éviter les déplacements nocturnes, ou le retour vers des modes de transport considérés comme plus sûrs, comme la voiture. Les dynamiques de réduction de l’éclairage peuvent donc se révéler contre-productives. L’éclairage public doit être appréhendé en lien avec les qualités de l’espace qu’il éclaire, car son extinction impacte bien l’espace dans son ensemble, et par conséquent les usages qui en sont faits. Les stratégies à développer devront considérer ensemble la réduction de l’éclairage public et les besoins et aspirations des usagères et des usagers. Il est donc nécessaire d’appréhender finement le territoire pour que l’éclairage public soit adapté à ses spécificités, et qu’il soit ainsi un outil de la transition efficace sur le plan écologique en restant juste sur le plan social.
1 https://www.sudouest.fr/gironde/economie-d-energie-20-des-lampadaires-bordelais-sont-en-led-15965220.php#:~:text=Avant%20la%20crise%20énergétique%2C%20le,tiers%20de%20facture%20d%27énergie, consulté le 20 novembre 2023.
2 https://www.bordeaux.fr/p63973/budget-et-finances, consulté le 20 novembre 2023.
3 https://www.sudouest.fr/gironde/economie-d-energie-20-des-lampadaires-bordelais-sont-en-led-15965220.php#:~:text=Avant%20la%20crise%20énergétique%2C%20le,tiers%20de%20facture%20d%27énergie, consulté le 20 novembre 2023.
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