Infrastructures en réseau, mobilités technologiques et condition urbaine. Routledge, 2001, 478 pages
En s’appuyant sur de multiples exemples d’extension urbaine à travers le monde, Splintering Urbanism examine le rôle des infrastructures urbaines dans la production d’inégalités sociales et spatiales, et identifie une nouvelle logique de planification favorisant le développement différentiel des espaces urbains.
Une des particularités de l’urbanisme occidental du haut-modernisme (1920-1960) était de vouloir organiser la géographie de la ville par le développement cohérent, standardisé et omniprésent de réseaux d’eau, d’énergie, de transports et d’infrastructures de communications. Inscrit dans un contexte historique caractérisé par une transition vers la production de masse (fordisme) et la modernisation capitaliste (keynésianisme), les infrastructures en réseau étaient considérées comme un bien public, délivré pour le mieux par des monopoles publiques ou privés, comme des éléments hautement symboliques de la constitution des États-providence et des outils permettant de réinventer l’urbain en tant qu’espace assaini et fonctionnel. De ce fait, les infrastructures urbaines ont fait partie intégrante de la construction de la vie sociale, économique et politique des villes et ont été reléguées progressivement dans les coulisses urbaines, considérées en quelque sorte comme une évidence, hors de notre champs de vision, littéralement englouties sous la ville. Malgré cette apparente normalisation de l’infrastructure en réseau dans la vie citadine et l’aspiration normative vers la « bonne » ville affichée par les planificateurs et les modernisateurs, les infrastructures n’ont jamais véritablement été universelles. Toutefois, l’idéal moderne d’une cité en réseau intégré et omniprésent demeure un élément déterminant de la construction culturelle des villes occidentales.
Splintering Urbanism relève le déclin de cet idéal intégré et standardisé, ainsi que l’ascension d’une nouvelle logique planificatrice caractérisée par le développement différentiel des espaces urbains et régionaux. Au cœur de cette tendance se situe l’émergence de projets infrastructurels garantissant des services plus fiables et de meilleure qualité pour alimenter des espaces et des usagers performants et qui leur permettent efficacement de se retirer des réseaux monopolisés et standardisés publics qui ont dominé les zones urbaines durant la plus grande partie du vingtième siècle. Splintering Urbanism retrace l’émergence de ces « espaces-réseaux de première classe» dans une myriade de villes à travers le monde et souligne la nécessité de comprendre cette reconfiguration des réseaux infrastructurels à la lumière de processus plus vastes de mutation et de restructuration urbaine.
Pour comprendre ces relations complexes et dynamiques à l’ère de la mondialisation, nous devons nous servir d’un nouveau prisme analytique permettant de considérer les villes comme des entités évolutives insérées dans une géométrie variable de connections entre des lieux proches ou éloignés, d’acheminement, de stockage, de traitement et de redistribution de flux d’énergie, d’eau, d’aliments, d’argent et de personnes. Graham et Marvin estiment qu’en concentrant l’observation sur les infrastructures urbaines, il est possible de poser un regard dynamique sur les villes : « Si nous concentrons notre analyse sur la manière dont les câbles, les canalisations, les tunnels, les conduits, les rues, les autoroutes et les réseaux techniques qui parcourent et infiltrent nos villes sont construits et utilisés, l’urbanisme moderne apparaît comme un processus sociotechnique extrêmement complexe et dynamique » (p. 8). Cette perspective confère aux réseaux une autre dimension que celle d’éléments qui auraient pour seul effet un impact. En s’inspirant de la méthodologie des études des sciences et technologies, Graham et Marvin conçoivent les infrastructures en réseau comme un ensemble d’objets et de technologies inséparables des pratiques sociales, des opinions et des valeurs, un ensemble parfaitement intégré à la conception matérielle, politique et économique des villes contemporaines. L’infrastructure urbaine est à la fois technique et sociale.
Poursuivant cette perspective, Splintering Urbanism définit les villes comme des « paysages » infrastructurels superposés et en évolution simultanée, jouant un rôle significatif dans l’organisation de la culture urbaine vécue et dans l’articulation de différents espaces, personnes et bâtiments complexes, dynamiques et inégaux à travers différentes géographies urbaines et interurbaines. Si les infrastructures urbaines sont à considérer dans des contextes plus vastes, comment se traduit l’émergence d’espaces en réseau de première classe par rapport aux changements de grande ampleur dans les politiques de la ville et les expériences de l’espace urbain ?
Graham et Marvin identifient un certain nombre de tendances qui ont facilité l’émergence des espaces en réseau de première classe. Ils citent parmi elles la libéralisation et la privatisation progressives des monopoles d’État. Encouragée par des accords commerciaux à échelle mondiale, l’ouverture des monopoles à une nouvelle forme de compétitivité a attiré les investissements de capitaux internationaux à la recherche d’une participation à des projets au risque limité et au profit élevé dans le secteur des réseaux d’infrastructures. Un autre facteur important a été la perte de légitimité de la planification urbaine globale, entraînée par la critique sociale et culturelle analysant les biais genrés, raciaux et sociaux induits par certaines formes de connaissance et d’expertise, ainsi que les conséquences désastreuses des travaux à grande échelle sur l’environnement. La naissance des mouvements sociaux issus de mai 1968 ou l’effondrement de l’Union soviétique constitue un moment charnière et marque un déplacement de projets infrastructurels de grande envergure motivés par l’idée de l’intérêt publique vers des interventions plus ponctuelles et pragmatiques, répondant à des demandes ou contraintes économiques et politiques directes. Il en résulte une nette croissance des disparités spatiales et l’acceptation, mi-résignée, mi-complaisante, que la ville est un archipel d’enclaves. Dans ce contexte, l’urbanisme, plutôt que de poursuivre une démarche intégrée, essaie désormais de coordonner divers acteurs et agents en situation concurrentielle pour déterminer quelle est la meilleure infrastructure à développer dans leur secteur ou leur région. Autre tendance significative permettant l’émergence des espaces en réseau de première classe : la diversification de la demande des consommateurs et donc la fragmentation de la consommation de masse générique en de multiples créneaux mettent en avant la valeur symbolique du produit en tant que miroir du goût, du statut et de l’identité. Cela se répercute sur la diversification des produits liés aux infrastructures et aux services dont l’objectif est de conquérir des marchés de niches internationaux, en particulier celui des gros consommateurs. Pour finir, notons également l’étalement des zones urbaines dépendantes de la voiture, autre terreau fertile aux infrastructures en réseau de première classe en ce qu’il normalise la fragmentation et la ségrégation urbaine et sociale, tout en augmentant la disposition de la population à accepter - ou du moins tolérer - l’éclatement du réseau d’infrastructures.
Tandis que les villes perdent leur cohérence spatiale et fonctionnelle dans le contexte d’internationalisation des marchés et celui, plus complexe encore, de la division spatiale du travail, certains sites se spécialisent dans l’organisation de processus logistiques, élément stratégique pour assurer à la ville une position de choix au niveau mondial. Ils organisent, gèrent et synchronisent l’expédition efficace, rapide et ponctuelle des biens et des personnes : aéroports, ports maritimes, gares, zones franches industrielles d’exportation. Ce sont des sites pleins de vie, d’opportunités sociales, culturelles et économiques qui émergent comme des villes à l’intérieur de la ville. Tandis que cette dernière reste attachée à un ailleurs lointain mais décisif du point de vue politique, économique et culturel, ce type d’espaces a tendance à se désolidariser de son environnement immédiat, illustrant une logique de la déconnection sélective au sein de vastes processus mondiaux d’intégration technique et économique.
Graham et Marvin précisent que les infrastructures en réseau de première classe n’ont pas nécessairement réussi à faire sécession du reste de la ville. Ce type de processus est violemment contesté par divers acteurs, tout particulièrement par les mouvements sociaux. En outre, l’idéal d’un espace d’isolement hermétiquement clos que l’on présume derrière ces projets correspond rarement au désordre de la réalité de la vie quotidienne avec ses flux incontrôlés et incontrôlables de personnes, de substances, d’objets et d’informations qui parviennent à s’infiltrer à travers des frontières toujours poreuses. En dépit du sombre portrait brossé tout au long du livre par Graham et Marvin, ils transmettent dans les dernières pages un message plus positif et en appellent à de nouveaux scénarios urbains à même d’insuffler des politiques urbaines plus démocratiques.
Splintering Urbanism exerce aujourd’hui encore une grande influence et soulève de larges discussions dans les domaines de l’architecture et des études urbaines (plus de 1 800 citations). Décrit par le sociologue Manuel Castells comme « la première géographie analytique de la société en réseau », cet ouvrage a entraîné une vague de recherches empiriques sur l’inégalité, la mobilité et les infrastructures urbaines. Un des aspects fréquemment loués de l’ouvrage est l’adoption d’une perspective globale permettant de traiter de nombreuses études de cas réparties sur tous les continents. Mais le plus remarquable est la manière élégante et convaincante avec laquelle les auteurs parviennent à synthétiser les sources les plus riches et les plus diverses. Quoi qu’il en soit, Splintering Urbanism fait également l’objet de controverses houleuses et de quelques critiques déplacées, malgré les efforts déployés par Graham et Marvin pour étayer leur argumentation et éviter les malentendus. On a reproché à la thèse de l’urbanisme éclaté, en particulier, d’accorder trop d’importance à l’universalité de l’idéal intégrateur moderne et de passer outre les nombreux cas contredisant la prédominance des phénomènes de déconstruction des infrastructures (‘unbundling’) et de stratégies de contournement par le haut (‘bypassing’). Ces critiques interrogent par conséquent la dimension mondiale de l’urbanisme éclaté, sans réussir, toutefois, à affaiblir la force de cette œuvre majeure. Parmi les auteurs qui se sont livrés à des critiques constructives de la théorie de l’urbanisme éclaté, je souhaite louer en particulier l’intervention de Mimi Sheller (2009). En effet, elle argumente que les processus de restructuration décrits par Graham et Marvin incluent les îles Caraïbes dans les dynamiques spatiales d’aires métropolitaines dites « avancées », à l’image de New York, tout en les dissociant simultanément de leur contexte local.
Stephen Graham est professeur de Ville et Société à l’École d’Architecture et de Paysage de l’Université de Newcastle. Il a publié de nombreux ouvrages sur les villes, la mobilité, la sécurité et la guerre.
Simon Marvin est professeur de Géographie à l’Université de Durham. Ses recherches s’intéressent aux infrastructures urbaines, à l’utilisation des ressources et au changement climatique.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Javier Caletrío (29 Août 2013), « Splintering Urbanism ou l’urbanisme éclaté - de Stephen Graham et Simon Marvin », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/1133/splintering-urbanism-ou-lurbanisme-eclate-de-stephen-graham-et-simon-marvin
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