Comment la façon dont l’émergence de la mobilité électrique et les mutations de la classe moyenne chinoise s’affectent réciproquement est cruciale pour le devenir de nos sociétés et de nos mobilités ?
Cette vidéo a été réalisée début 2015, certaines des affirmations ne sont plus tout à fait d’actualité. Toutefois, le cœur de l’argumentation, le lien entre la transition mobilitaire et la classe moyenne, est toujours valable – plus nettement que jamais.
Comment transformer les systèmes de mobilité urbaine pour aboutir à des modèles écologiquement durables et socialement équitables ? Il s’agit aujourd’hui d’un défi essentiel au niveau mondial. Les enjeux sont d’autant plus importants que le processus d’urbanisation massive n’en est qu’à ses débuts dans une grande partie de l’Afrique et de l’Asie. La Chine est une étude de cas significative pour l’étude, au niveau mondial, des efforts vers une mobilité urbaine décarbonée. Bien que les programmes de transports publics y tiennent une place importante, l’apport principal du pays se situe probablement dans le domaine de la décarbonisation du transport privé, par le biais du véhicule électrique.
En Chine, le véhicule électrique est considéré comme une excellente opportunité pour s’emparer du leadership technologique dans une industrie essentielle du XXIe siècle. Aujourd’hui, je voudrais me concentrer sur un aspect, souvent négligé : les interactions possibles de l’électromobilité avec les formes mouvantes de la stratification et des inégalités sociales. L’un des problèmes socio-économiques principaux, pour les véhicules électriques, s’est avéré être la demande. Les ventes ont connu une forte croissante en 2014 et semblent à nouveau en hausse en 2015. Toutefois, elles demeurent très faibles comparées aux ventes de voitures conventionnelles et a fortiori au nombre total de voitures circulant sur les routes chinoises. L’une des composantes essentielles de ce problème est de savoir qui se cache derrière cette demande.
Il n’est pas besoin de chercher longtemps pour trouver des évocations de la classe moyenne chinoise en expansion ; qu’il s’agisse du journalisme occidental, et notamment de la presse économique, qui s’intéresse au nouveau milliard de clients potentiels, censés sauver le capitalisme de la stagnation, ou de discussions tout aussi vives sur les changements sociétaux en Chine, avec les espoirs qu’ils portent d’un avenir meilleur ou d’un « rêve chinois ».
Pourtant, une littérature critique de plus en plus importante montre la difficulté de donner un contenu empirique à nombre de débats concernant la réalité et le caractère massif d’une couche « moyenne » dans la société chinoise, qui remplisse certains, a fortiori, la majorité des critères que nous associons généralement à la « classe moyenne » en Occident.
Face à ces deux positions, toutefois, il est plus productif d’envisager le terme de « classe moyenne » comme étant l’objet d’une redéfinition profonde – de sorte que nous ne savons pas encore réellement ce qu’il signifie. Il revêt plutôt une grande importance sociopolitique, en tant que terme clé dans un processus majeur de changement sociopolitique dans la Chine contemporaine ; avec, probablement, des répercussions mondiales.
Bien sûr, cela n’est vrai que dans la mesure où tout le monde utilise le terme comme si son sens était, en réalité, évident et assez stable, notamment dans les discussions quotidiennes où nous l’utilisons, en tant qu’agents sociaux – parfois à propos de nous-mêmes – et non en tant qu’observateurs universitaires. C’est seulement dans ces conditions qu’étiqueter positivement ou négativement un comportement ou un objet comme « classe moyenne » a de l’importance.
Mais en fait, la signification du terme « classe moyenne », probablement en Chine plus qu’ailleurs, reste largement ouverte ; un signifiant vide, mais qui est activement chargé de sens. Ce processus inclue la compétition quotidienne entre des agents qui cherchent à s’imposer, aux yeux des autres et aux leurs propres, comme des membres « indiscutables » de la classe moyenne, marque d’une réussite relativement certaine, dans une société par ailleurs extrêmement compétitive. En gardant cela à l’esprit, nous pouvons revenir à la question de la mobilité et de la transition vers l’électromobilité.
La mobilité et les choix personnels qui s’y rapportent sont donc des éléments essentiels facilitant ou interdisant l’appartenance de classe. Il y a là sans aucun doute en partie une question liée à la facilité d’accès aux déplacements, ainsi qu’au rôle, au degré et aux formes que revêt la mobilité dans la vie de chacun ; et, de même, au droit de chacun à l’immobilité. Mais le problème est aussi celui des possibilités sociales, culturelles et même politiques associées aux formes de mobilité selon les différentes positions de classe. Les voitures, par exemple, comptent parmi les formes les plus onéreuses et les plus visibles de l’affichage consumériste. Mais l’inverse est également vrai : lorsque la mobilité ne se réduit pas à la façon la plus efficace de se rendre de A à B, mais correspond à un phénomène complexe, systémique et social, l’émergence progressive d’une classe – et surtout la demande de consommation primordiale de la « classe moyenne » - a de fortes chances de s’avérer cruciale dans la formation des innovations de mobilité décarbonée, qui ont un impact au niveau systémique.
Pour faire bref, les acceptions de l’électromobilité et de la classe moyenne chinoise font l’objet d’une production simultanée, conjointe et parallèle d’une grande importance, dans les deux cas, notamment en raison de leurs répercussions ailleurs dans le monde. Cela signifie que nous pouvons également étudier la façon dont l’une affecte l’autre ainsi que certains des grands problèmes que cela soulève quant aux sociétés et aux mobilités futures. Intéressons-nous brièvement à certaines de ces questions.
D’abord, concernant la façon dont la « classe » affecte les tentatives de transition vers l’électromobilité. Comme cela a été mentionné auparavant, le principal obstacle à l’adoption massive du véhicule électrique est probablement la faiblesse de la demande. Il ne s’agit pas d’un simple problème de prix – en effet, les subventions appréciables et autres avantages majeurs (comme l’accès privilégié aux plaques d’immatriculation) n’ont pas réellement amoindri cette difficulté. Il ne s’agit pas non plus simplement d’un problème d’insuffisance des infrastructures de charge, quoique la question reste entière. En Chine, particulièrement, l’un des freins tient également au fait que la plupart des modèles électriques sont des voitures peu attrayantes, « normales », sans aucun des signes ostentatoires de grande réussite personnelle – tout en demeurant relativement onéreuses. Comme le dit la formule aujourd’hui célèbre, prononcée par un participant à un jeu de rencontres, nombreux sont les Chinois qui préfèreraient « pleurer à l’arrière d’une BMW que rire à l’arrière d’un vélo ».
Dans le contexte d’une société de plus en plus individualiste et, en tant que telle, de plus en plus compétitive d’un point de vue matériel, les choix de mobilité deviennent un élément clé de l’ostantation d’un statut ; y compris dans le domaine, primordial, de la recherche d’un partenaire. Inversement, en dépit de leur succès commercial et peut-être même à cause de lui, les deux-roues électriques qui se multiplient sont considérés par de nombreux Chinois ambitieux comme irrémédiablement associés à un statut social et à une image de soi dégradée. Pourtant, cette représentation ne fait pas l’unanimité. Bien que, généralement, le fait d’être vu dans un véhicule « vert » ne soit pas un symbole de rang social, certains jeunes urbains et même « entrepreneurs » autoproclamés forment, selon les mots de mon collègue Denis Zuev, une « classe numérique », est parfois riche d’une expérience de vie, de travail et/ou d’études à l’étranger, et de plus en plus disposée à expérimenter de nouvelles formes de mobilité urbaine, en rupture avec le modèle du gouffre à essence imposant, étranger, luxueux et personnel. Par exemple, l’autopartage, qui s’appuie sur des flottes de véhicules plus petits et/ou électriques, voient le jour dans les plus grandes villes chinoises, attirant une clientèle correspondant à cette description. Cela n’atteste pas seulement d’une modification des priorités en matière de mobilité, mais également d’une redéfinition et d’une remise en cause des dimensions et qualités caractéristiques de la « classe moyenne ».
Ainsi, c’est en tant que signe de distinction et de possession relativement exclusifs – en d’autres termes, en tant que marqueurs de classe - que les urbains chinois expérimentent, ou refusent, l’électromobilité. Ce processus continu de redéfinition des significations réelles et des marqueurs de l’appartenance à la « classe moyenne » est profondément contesté et s’avère, aujourd’hui, un problème de compétition entre plusieurs classes moyennes. Cela est probablement particulièrement clair dans le cas des deux-roues électriques : pour certains, il s’agit d’un choix de mobilité impensable, irrémédiablement associé à un statut ou une image de soi médiocre. Pour d’autres, y compris des urbains prospères exerçant une profession libérale, ils représentent des modes de mobilité efficaces, conjointement peut-être à la propriété d’une voiture pour d’autres trajets, plus longs ou nécessitant de transporter des charges importantes, comme les courses hebdomadaires.
Comme on a pu le voir au cours de notre recherche, certains hauts fonctionnaires d’une grande ville amènent aujourd’hui leurs enfants à l’école en vélo électrique, ce qui leur évite de passer une heure dans les embouteillages, se conforment ensuite à ce qui est attendu d’eux en arrivant au travail dans une grosse voiture noire. Ainsi, un paysage relativement dynamique de « classes » influe sur les formes émergentes de l’innovation en électromobilité en Chine. Toutefois, l’inverse est tout aussi important. Comment la transition vers l’électromobilité affecte-t-elle les « classes » et les formes associées de stratification sociales, ainsi que les privilèges ayant une fonction de distinction systémique, dans le cadre du capitalisme mondial du XXIe siècle ?
La mobilité dans les villes chinoises est de plus en plus source de problèmes, de frustration et même de risque, avec une inégale distribution des bénéfices et des coûts. Cela ne tient pas seulement à des questions importantes, mais apparemment abstraites, de systèmes de transports publics et d’émissions, mais surtout à des problèmes immédiats conditionnant les choix de mobilité individuels : pollution de l’air, engorgements routiers, sécurité routière, temps, distance et conditions de trajet, ainsi que les inconvénients associés ; isolement sociale, santé et bien-être et même stationnement.
Cela vaut également pour les formes émergentes d’électromobilité, comme le montre l’exemple-clé des bornes de recharge. Les infrastructures de charge individuelles à domicile sont uniquement accessibles à une petite élite disposant d’un garage ou d’une place de parking. De même, il n’existe pas d’infrastructures officielles pour le chargement des deux-roues électriques, ce qui entraîne des solutions de fortune comme les câbles passant par la fenêtre du propriétaire pour descendre jusqu’au niveau de la rue ou jusqu’aux abris à vélos, héritages d’une époque révolue où il était omniprésent. Récemment, cela a causé un terrible incendie dans la grande ville de Zhengzhou.
Le danger socio-politique consiste donc en ce que les processus de transition vers l’électromobilité favorisent et/ou pénalisent systématiquement des modèles associés à des tranches de revenus différentes, d’une façon qui érigent les uns en personnalités non seulement socialement « supérieures », mais également prudentes, responsables et respectables, tandis que les autres seraient perçus comme dangereux, irresponsables et nécessitant plus de surveillance, ne serait-ce que sous forme de prophétie autoréalisatrice.
Dans le pire des cas, ce qui semblerait à première vue être des évolutions bienvenues dans le sens d’une mobilité urbaine décarbonée – et peut-être même un développement urbain axé sur le transport – créent et/ou légitiment – et, ainsi, exacerbent potentiellement – des inégalités de mobilité, tout en réduisant les problèmes essentiels d’émissions et d’encombrement.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xL’autopartage est la mise en commun d’un ou plusieurs véhicules, utilisés pour des trajets différents à des moments différents. Trois types d’autopartage peuvent être distingués : l’autopartage commercial, la location entre particuliers, et l’autopartage « informel » entre particuliers.
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Pour citer cette publication :
David Tyfield (27 Avril 2018), « La mobilité électrique et les classes moyennes chinoises », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 17 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/12412/la-mobilite-electrique-et-les-classes-moyennes-chinoises
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