Décembre 2013
La publication de la première partie de l’interview que nous a consacrée Jean-Jacques Lebel nous a montré de quelle façon la mobilité permet la construction du regard et donne accès à une liberté et à une autonomie indispensables à l’individu pour s’auto-gérer. La suite de ses propos aborde l’errance et la dérive dans des perspectives d’émancipations sociales et politiques.
Guillaume Logé : Cette idée de voyage et d’usage d’hallucinogènes fait écho en moi avec ces artistes américains des années 1950 que vous avez très bien connus. La Beat Generation marque l’avènement d’un nouveau mode de vie et de pensée, en réaction aux conventions sociales, aux politiques intérieures et extérieures, aux mœurs, à un certain marché de l’art, etc. L’une des œuvres fondatrices de ce courant s’intitule On the road . Le roman (dont le manuscrit est présenté lui-même – de façon mythique – sous la forme d’un immense rouleau : une route qui paraît pouvoir ne jamais finir) est le récit d’une longue errance. Le personnage principal est cet « artiste sans œuvre » [1] , Neal Cassady, qui a tant fasciné les membres du groupe. En parlant de lui, William Burroughs aura ces mots : « cette impulsivité totale et sans objet pouvant se comparer avec vraisemblance aux migrations massives des Mayas… Neal est bien entendu l’âme de cette expédition, qui est déplacement pur, abstrait, dénué de sens. C’est un être errant par impulsion, par vocation […] » [2] . L’errance géographique des artistes de la Beat Generation , à la fois sublime et dérisoire, est-elle l’aboutissement, en elle-même, le mode de vie prônée, ou plutôt une quête, un élan vers… ? Et vers quoi vont ces personnages ? L’errance est-elle une fuite (des interdits, de la société sclérosée…) ? La recherche d’un territoire, une sorte de conquête de l’Ouest, d’un Ouest, qui serait le lieu d’une autre vie possible ?
Jean-Jacques Lebel : C’était tout ça à la fois. L’errance est l’expérience philosophique par excellence. On ne sait pas où on va, mais on part, on bouge, il « faut y aller ». Quelqu’un qui a peur de l’errance, c’est quelqu’un qui est déjà mort, congelé, statufié. L’errance est la nature même de la vie. La substance même de la vie humaine. L’errance physique et l’errance mentale. Et quand mes amis Ginsberg, Corso, Burroughs, Kerouac et autres, vont au Mexique, à Tokyo, à Bénarès, à Tanger, à Paris… (et toute leur vie, ils ont bougé), ils cherchent d’abord à sortir d’eux-mêmes, à couper le cordon ombilical d’avec le puritanisme lénifiant de la culture dominante américaine : pas seulement le Pentagone avec sa guerre du Vietnam, Wall Street, la General Motors, etc., mais la vie quotidienne-même, la lourdeur du capitalisme en déroute qui bureaucratise tout, qui militarise tout, qui cherche à tout contrôler par drones ou par écoutes permanentes. Vous avez entendu parler de l’affaire des écoutes téléphoniques mondiales organisées à grande échelle par les services de renseignement américain et anglais ? Orwell l’avait prévu. Tout ça, ce sont des tentatives de Panopticon : transformer le monde entier en une sorte de prison d’où la moindre de nos conversations, le moindre de nos mouvements seraient contrôlés par le pouvoir central. Evidemment, c’est impossible à réaliser, mais c’est le fantasme de l’Empire. C’est le fantasme de Jeremy Bentham surmultiplié par l’informatique et le numérique. Donc il s’agit d’interdire le voyage, la pensée, l’art, la révolte, interdire l’autonomie, et tout maintenir sous contrôle. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’Obama et Cameron et Poutine et les chinois cherchent à établir le même pouvoir central, par tous les moyens. On nous bassine nuit et jour avec les « merveilles de la high-tech » , alors que nous avons plus que jamais aujourd’hui besoin d’autonomie, de nous désengager de tous les pouvoirs centraux qui voudraient nous contrôler et nous interdire, à nous citoyens, la possibilité d’indépendance de pensée ou d’action. Donc l’art, la poésie, l’art-action, sont plus que jamais nécessaires. Tout ce que nous avons essayé de faire depuis les années 50-60 est encore plus indispensable aujourd’hui puisque les systèmes de contrôle sont devenus beaucoup plus sophistiqués qu’ils ne l’étaient à l’époque. Les vraies possibilités concrètes, libres, de voyager, de façon autonome, sont beaucoup plus réduites de nos jours, puisque si vous avez un portable, et que vous allez au Cambodge, au Mozambique, ils savent où vous êtes à tout moment. Google et le Pentagone ont partie liée. Wikileaks, Bradley Manning, Julian Assange et Edward Snowden ont absolument raison : pour survivre, il est nécessaire de résister et de continuer à pratiquer notre liberté de mouvement, notre liberté d’esprit. Le dispositif de contrôle mondial Prisme (dénoncé par Snowden) mis en place par le Gouvernement américain est un dispositif totalitaire et mortifère. Il faut le déjouer.
Guillaume Logé : Vous avez bien connu un autre penseur et artiste, chez qui l’errance a pour nom « dérive » : Guy Debord. La BNF lui a récemment consacré une exposition : Guy Debord, Un art en guerre (27 mars 2013 - 13 juillet 2013). Voyez-vous des liens entre l’errance des artistes de la Beat Generation et la dérive de Debord, qui, finalement, est elle-aussi une expérience poétique, une manière de faire que le déplacement confonde art et existence ?
Jean-Jacques Lebel : Pas vraiment de liens. Art et existence, oui, mais c’est le b.a.-ba du vivant. Je pense que les affinités sont plutôt entre les surréalistes et les situationnistes. C’est André Breton et ses amis qui ont inventé la notion de dérive méthodique. Ils ont pris le train, ils sont descendus à Blois, par hasard, et ils sont partis à pied sans savoir où ils allaient. C’était la première fois qu’on partait ainsi, délibérément, sans but. C’est une célèbre histoire. Ils sont partis pour découvrir… Ensuite les situationnistes ont perfectionné cette pratique, dans la ville, de bars en bars, abreuvés de diverses libations. Ils rencontraient des gens, des situations diverses, découvraient des lieux, sans avoir rien programmé d’avance. Il fut un temps, dans les années, 1950 et 1960, où une grande quantité d’américains vagabondaient. Il y avait une carte qui s’appelait l’Europass. La SNCF avait fait de la publicité aux Etats-Unis auprès des étudiants pour leur dire que pour, peut-être 300 dollars, je ne sais plus exactement, vous disposiez d’un pass partout permanent sur toutes les lignes de chemin de fer en Europe. Ces américains débarquaient en avion, avec leur pass en poche, et ils partaient, à la dérive, sans savoir où. Ils ont découvert l’Europe comme ça, au pif. Ça s’appelait un Europass. Tous mes amis américains en avaient. C’est ce qui a commencé à constituer le rêve européen, un vaste territoire polyglotte à parcourir en train et en s’arrêtant où l’on veut.
Guillaume Logé : Et vous, avez-vous aussi pratiqué cette méthode de dérive ?
Jean-Jacques Lebel : Bien sûr. Dès qu’on avait dix jours de vacances, on prenait un atlas, on fermait les yeux, on disait : là, et on y allait. C’est une façon de découvrir les lieux hors des sentiers battus. Le problème de la démocratisation du voyage, c’est que ça annule la notion de voyage. Quand vous arrivez à Angkor Vat, c’est l’horreur. Les temples sont sublimes, ce sont des architectures métaphysiques d’une inqualifiable beauté. Mais, de nos jours, il y a des processions touristiques tellement compactes, des milliers de personnes avancent en escargots qui empêchent de voir quoi que ce soit. Des tour-opérateurs imposent un crétinisme obligatoire massifié. Le tout, ce n’est pas de voir, mais de dire qu’on y a été et qu’on a pris des photos. Tout est pré-programmé. A Angkor Vat, il y a un endroit où il faut se faire photographier. On ne regarde même pas le temple, ce qui importe, c’est de rapporter la photo. Exemple parfait de l’aliénation monstrueuse fabriquée par l’industrie culturelle. Les pseudo-voyageurs se doivent d’y aller comme des robots. Tandis que regarder une œuvre, visiter une exposition, c’est comme lire un livre, ça implique un effort intellectuel considérable. Il faut sortir de soi pour entrer dans une œuvre. Les touristes ne sont pas là pour travailler, mais pour bavasser : « ah, c’était une exposition formidable… » C’est une non-expérience. Le degré zéro de l’expérience mentale. Il faut révolutionner totalement la notion d’exposition. Il vaut mieux partir à pied découvrir un quartier de Paris ou de Londres ou de Nairobi, ou de Santiago, qu’on ne connaît pas, et le faire à fond, découvrir les personnes et avoir des échanges et vivre des expériences déstabilisantes, que de traverser le monde entier pour rien voir et n’en rien ramener qui puisse vous transformer, vous, en tant qu’être humain. Hélas, si on voyage beaucoup, ce qui est mon cas, on voit que les gens se déplacent beaucoup, mais restent statiques mentalement. Il faut redéfinir avec une grande franchise et un souci philosophique la notion de voyage. Voyager, n’est-ce un abus de langage la plupart du temps ? Je ne dis pas le déplacement de A à B. Je parle du voyage, au sens de Jean-Jacques Rousseau qui part de Chambéry et va à Venise, à pied. Rêveries du promeneur solitaire : il raconte les choses qu’il a pensées ou vécues dans les montagnes et les rencontres, certaines expériences assez drues. Lisez le Voyage en Italie de Montaigne, c’est sublime, c’est un livre de philosophie de haut niveau. Chaque minute de son trajet est une expérience cognitive. J’adore aussi les voyages des peintres. Le voyage de Turner, dans les Alpes, par exemple. C’est un voyage physique, mais c’est surtout un voyage mental, la découverte et la redécouverte de soi et de l’altérité. J’aime les livres de Lafcadio Hearn qui a traversé le Japon. Ce sont des récits animés d’une vraie intentionnalité philosophique. Ce n’est pas simplement bouger pour bouger, mais bouger pour penser et cela mérite d’être qualifié de « voyage ».
Guillaume Logé : Vous n’hésitez pas à avoir recours à la technologie, à l’informatique, pour réaliser certaines œuvres, comme Les Avatars de Vénus . Vous parliez à l’instant de modes de voyage issus d’une histoire passée, littéraire et artistique, qui relèvent du Grand Tour [3] ou lui font écho. Quel regard portez-vous sur les moyens de voyager qu’offrent les technologies actuelles ?
Jean-Jacques Lebel : Le pire actuellement, ce sont les drones de la CIA et du Pentagone. Une véritable catastrophe d’un point de vue humain : des militaires, à dix ou quinze mille kilomètres de distance, tuent d’autres individus, soi-disant, des ennemis, mais ils se trompent, à 90%, et tuent des civils. Les donneurs d’ordres sont dans le Colorado, alors que les autres se trouvent dans les montagnes du Pakistan ; c’est monstrueux. Pour tuer un taliban, ils massacrent à distance une vingtaine de villageois innocents. Les populations civiles sont prises en otage. Telle est la logique de toute armée d’occupation, qu’elle soit « classique » – comme sous l’Occupation nazie ou pendant la guerre du Vietnam – ou qu’elle fasse appel aux drones high-tech, le résultat est le même : anéantir la population en la terrorisant. Pourtant, on pourrait imaginer que des drones soient utilisés pour inventer de nouvelles façons de voyager mentalement, à condition que ce ne soient pas des drones armés, mais un peu comme le bathyscaphe qui permet de descendre dans l’océan et examiner ce qu’on n’aurait jamais pu imaginer – sauf Jules Verne, qui a commencé par imaginer ce qu’il y avait 100.000 lieues sous les mers, puis le bathyscaphe est arrivé, un siècle plus tard. Le drone est quelque chose du même ordre, qui pourrait nous faire faire le tour du monde en 80 heures, en 80 jours, en 80 minutes ou en 80 secondes, je ne sais pas, mais d’une façon non-guerrière, non totalitaire. Les drones photographient, comme Google, les rues, les maisons, etc., dans l’intention de contrôler, espionner, tuer, hélas ! Il y a là, pourtant, des possibilités extraordinaires. Il y a quelque chose à creuser, du côté d’une peinture qui serait psychogéographique. On pourrait produire des œuvres d’art qui redéfiniraient la notion même d’espace-temps. Bref, au lieu d’être des instruments de contrôle, de meurtre et de domination impérialistes, les drones pourraient être utilisés comme outil de création et de transmission de pensée. Mais, pour que cela advienne, il faudrait d’abord en finir avec tout Empire.
Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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