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La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitement de Gabriel Dupuy (1999)

Par (Urbaniste)
04 Septembre 2018

Pourquoi et comment la voiture s’est-elle imposée comme un mode de transport indispensable dans la plupart des pays du monde ? L’ambition du livre est résumée par les mots clés du titre : il s’agit à la fois de conceptualiser la notion de dépendance automobile, de caractériser les dimensions sociales et spatiales de ce phénomène et de discuter les marges de manœuvre et les leviers d’action des pouvoirs publics qui cherchent à le réguler.


Ingénieur de l’École centrale et professeur en urbanisme, Gabriel Dupuy est l’un des pionniers de la recherche, en France, sur les réseaux de transport et de communication en lien avec l’urbanisme. En référence aux travaux de l’historien des techniques Joel Tarr consacrés aux relations entre villes et technologie, ainsi que ceux du géographe Claude Raffestin sur le territoire, Gabriel Dupuy a notamment défini le concept d’ urbanisme des réseaux . En modifiant la mise en relation des lieux, les réseaux techniques (de communication, de transport, de distribution d’eau, d’assainissement, etc.) contribuent à la transformation des territoires. L’un des enjeux, pour les urbanistes, est de comprendre dans quelle mesure ils peuvent tirer parti des possibilités de connexion ouvertes par les réseaux dans l’organisation spatiale des lieux de résidence et d’activité 1.

En 1999, il publie La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitement , après deux autres ouvrages consacrés à l’histoire de l’automobile et de ses relations avec les transformations urbaines 2. Pourquoi et comment la voiture s’est-elle imposée comme un mode de transport indispensable dans la plupart des pays du monde ? L’ambition du livre est résumée par les mots clés du titre : il s’agit à la fois de conceptualiser la notion de dépendance automobile, de caractériser les dimensions sociales et spatiales de ce phénomène et de discuter les marges de manœuvre et les leviers d’action des pouvoirs publics qui cherchent à le réguler.

Définir la dépendance automobile à partir des effets de réseau

Le terme de dépendance automobile est introduit pour la première fois au début des années 1990 par deux chercheurs australiens, Peter Newman et Jeff Kenworthy. Dans un ouvrage intitulé Cities and Automobile Dependence (1989), ils avancent l’idée selon laquelle les grandes villes présentent différents degrés de dépendance à l’automobile en fonction de leur densité. Leur démonstration s’appuie sur la construction d’une courbe indiquant que la consommation annuelle de carburant par habitant est d’autant plus forte que la densité moyenne, mesurée en habitants par hectare, est faible. Les métropoles nord-américaines et australiennes sont à cet égard dans une situation nettement moins favorable que les métropoles européennes, elles-mêmes moins « performantes » énergétiquement que les villes asiatiques.

Pour Gabriel Dupuy, l’intérêt majeur de ces travaux est de souligner l’emprise spatiale croissante de l’automobile dans les villes. Si l’idée est forte, l’usage du terme reste imprécis. La dépendance s’applique-t-elle à des individus ou à des espaces ? A quelle échelle ? Pour lui, la dépendance ne peut se résumer à un simple attachement individuel à la voiture, ni à une addiction à son usage. Elle comporte également une dimension sociétale, structurelle. Afin de prendre la mesure du phénomène, il propose de le rapporter à une échelle, celle du système automobile. Celui-ci renvoie à l’idée que la généralisation de la voiture particulière repose sur un ensemble d’« auxiliaires » (Sauvy, 1968) qui rendent possible sa généralisation : des ressources pétrolières, des pneumatiques, des infrastructures routières, etc. Peter Hall (1988) le définit comme la réunion d’un dispositif de production de masse des véhicules, de règles et de normes d’utilisation, d’un réseau routier et d’équipements ou de services réservés aux automobilistes.

L’intuition de Gabriel Dupuy est qu’il existe pour l’automobile un « effet de club », comparable à celui qu’on observe dans le développement d’autres réseaux techniques, comme celui du téléphone. Plus le nombre de personnes disposant d’un téléphone s’accroît, plus les possibilités de communiquer à distance augmentent, et plus il devient avantageux pour les personnes non équipées d’acquérir un téléphone. En appliquant ce raisonnement au système automobile, on peut aisément constater que l’accroissement du nombre d’automobilistes s’accompagne d’une augmentation des services et infrastructures réservés, qui procurent aux usagers des avantages croissants. Il s’agit en quelque sorte d’un « bonus » d’origine collective, qui s’ajoute aux avantages individuels que les automobilistes retirent de l’utilisation de leur voiture. La dépendance automobile résulte de l’existence de ce bonus et d’un cercle vertueux, selon lequel l’avantage de chaque nouvel entrant augmente lorsque s’accroît le nombre d’automobilistes. En d’autres termes, « c’est par le comportement des autres que nous sommes incités à utiliser l’automobile et que nous en sommes, par là-même, dépendants » (Dupuy, 1999, p. 14).

Le système automobile présente certes une spécificité de taille : celle d’engendrer des externalités négatives telles qu’une pollution atmosphérique et sonore croissante, des accidents, une contribution aux émissions de gaz à effet de serre, ou encore la congestion des infrastructures routières. Néanmoins, dans des sociétés où les externalités positives sont considérées comme largement supérieures aux externalités négatives 3, l’effet d’entraînement sur la croissance de la motorisation est majeur.

Si l’on poursuit le raisonnement, la dépendance automobile n’affecte pas les automobilistes eux-mêmes, qui bénéficient des avantages du système, mais ceux qui en sont exclus ou bien ceux qui en sortent. Puisque les avantages découlant de l’appartenance au système s’accroissent à mesure qu’il se développe, l’écart entre les automobilistes et les non-automobilistes augmente, en défaveur de ces derniers. C’est à partir des préjudices subis par les exclus du système, ou de la perte des avantages de ceux qui en sont sortis, que Gabriel Dupuy propose de définir la dépendance automobile.

Mesurer la spirale de la dépendance automobile

Contrairement à l’approche de Newmann et Kenworthy, la dépendance n’est pas, dans cette acception, limitée à un espace géographique, par exemple une ville ou une région urbaine 4. Elle correspond à tout l’espace desservi par un système automobile. Du fait de cette vaste portée géographique, les comparaisons infranationales ou géographiques sont difficiles, certains espaces connaissant des stades plus ou moins avancés du processus de dépendance. Pour faire image, Gabriel Dupuy évoque l’idée d’une « spirale » de la dépendance, qui s’élargit à mesure que le système automobile se développe.

Afin d’évaluer la force de l’effet d’entraînement de la spirale, il fait l’hypothèse que tout nouvel automobiliste perçoit un bonus découlant de la combinaison de trois effets, qui correspondent à trois phases successives de son adhésion au système automobile :

  • un effet de club, au moment où il obtient son permis de conduire ;
  • un effet de parc, lorsqu’il fait l’acquisition d’un véhicule ;
  • un effet de réseau, lié à son usage du réseau routier.

Les avantages procurés aux nouveaux automobilistes à chaque stade de leur adhésion sont mesurés en termes d’accessibilité, c’est-à-dire d’augmentation du nombre de lieux et de services localisés qu’il est possible d’atteindre en un temps donné. Cette augmentation du potentiel d’opportunités accessibles résulte soit d’une augmentation des vitesses, qui permet d’atteindre plus de lieux distants en un temps donné, soit d’une augmentation de la densité spatiale des opportunités. Par exemple, le nombre d’emplois accessibles en un temps donné à partir de son domicile est plus important pour un automobiliste que pour une personne qui se déplace en transports collectifs ou à pied. A vitesse de déplacement égale, le potentiel d’accès à l’emploi dans ce temps limité est plus important au sein des zones centrales, où la densité d’emplois est élevée, que dans les zones périurbaines.

Les avantages des automobilistes sont évalués comparativement à la situation de ceux qui ne participent pas au club, les non automobilistes. Afin de donner un point de comparaison relativement homogène, Gabriel Dupuy propose de comparer la situation des automobilistes à celle des conducteurs de voiturette, qui n’ont pas besoin de permis pour conduire un véhicule et sont autorisés à rouler à une vitesse maximale de 45 km/h sur route.

  • L’ effet de club correspond à l’écart d’accessibilité entre les titulaires du permis de conduire et les non-titulaires du permis, estimé à partir de l’écart entre les vitesses maximales de déplacement autorisées pour les uns et pour les autres. Cet écart d’accessibilité est théorique, au sens où il ne tient pas compte de l’utilisation réelle du réseau routier. Plus le nombre d’automobilistes est élevé, plus l’écart se creuse, en raison de la pression exercée par les membres du club pour la majoration des vitesses maximales autorisées.
  • L’ effet de parc est estimé à partir de l’accroissement de la densité de l’offre d’équipements et de services (concessionnaires, services d’entretien et de réparation, accessoires automobiles, etc.) offerts aux automobilistes qui ont fait le choix d’un véhicule d’une marque donnée. Cette offre croît de manière à peu près proportionnelle par rapport au nombre de véhicules déjà existants dans le parc.
  • Enfin, l’ effet de réseau repose sur la dynamique du “ cercle magique 5”, mise en évidence dans les années 1960 par les ingénieurs routiers nord-américains. A la différence des effets de club et de parc, l’effet de réseau n’est pas indépendant de l’espace considéré et varie d’une zone spatiale à l’autre en fonction des caractéristiques du réseau routier. L’effet de réseau est d’autant plus marqué que le trafic routier se concentre sur quelques axes structurants : cette concentration locale des trafics encourage en effet la réalisation d’axes routiers rapides qui drainent à leur tour les circulations, et ainsi de suite. En l’absence de données suffisantes pour isoler précisément l’impact de la structure du réseau, Gabriel Dupuy propose de l’évaluer de manière globale, à partir de la relation entre l’évolution de la circulation et celle de la vitesse sur le réseau routier.

    L’enchaînement des trois effets, estimés à partir des données françaises, aboutit à ce que le développement du système automobile produit un effet d’entraînement sur l’accessibilité de l’ordre de 1,9 : toutes choses égales par ailleurs, une augmentation de 1 % du nombre d’automobilistes procure un gain d’accessibilité de près de 2 %. Ce chiffre, bien supérieur aux valeurs habituellement estimées pour les effets du revenu ou des coûts d’usage de la voiture sur la circulation, souligne l’importance de l’attractivité exercée par le système automobile. Il s’agit pourtant d’une mesure vraisemblablement sous-estimée. Limitée (pour des raisons de mesurabilité) aux effets internes au système automobile, elle ne tient pas compte des impacts de l’augmentation des vitesses sur la réorganisation spatiale des lieux de résidence, emplois, commerces, services, etc. Or, du fait de la dispersion spatiale permise par l’amélioration des conditions de déplacement, les non-automobilistes subissent une dégradation de l’accessibilité qui accroit d’autant la valeur de leur préjudice.

    Gabriel Dupuy donne de nombreux exemples concrets de la dépendance automobile et de sa variabilité d’une échelle géographique à l’autre, ou d’un pays à l’autre. Pour deux pays où l’état de développement du système automobile est comparable, les écarts peuvent s’expliquer par les politiques menées en faveur des « exclus » du système. Certains pays adoptent des politiques volontaristes en matière d’offre de transports alternatifs (notamment en Allemagne ou en Suisse, où le maillage et la fréquence des services ferroviaires sont plus élevés que dans d’autres pays européens) ou d’aménagement du territoire (par exemple les politiques de régulation foncière et de réglementation de la localisation des types d’activités aux Pays-Bas), afin de limiter les pertes d’accessibilité des non-automobilistes, et par là-même de contrôler le niveau de dépendance des plus défavorisés. Au niveau international, la diversité reste importante. Malgré les tendances à la standardisation et à la normalisation du produit automobile, ainsi que les progrès réalisés dans l’interconnexion des réseaux, les spécificités géographiques, historiques, culturelles, idéologiques et politiques freinent l’uniformisation du phénomène de dépendance.

Comment modérer la dépendance automobile ? Des pistes pour l’action publique

La dernière partie de l’ouvrage passe en revue les politiques de modération de la dépendance automobile existantes et esquisse plusieurs propositions d’action possibles. Par modération de la dépendance automobile, on entend toute politique permettant de diminuer les écarts entre les avantages des automobilistes et des non-automobilistes, d’encourager ceux qui ne sont pas encore entrés dans le système à y renoncer, voire d’inciter certains automobilistes à sortir du système. Rappelons qu’il ne s’agit pas ici d’évaluer les effets de ces politiques en termes de modération de l’usage automobile.

Pour Gabriel Dupuy, la faible efficacité des politiques existantes s’explique par le fait que les actions sont menées en dehors du système automobile et n’agissent pas directement sur les causes de la dépendance. Il passe en revue ces actions “ hors du système ” : celles qui relèvent selon lui de préjugés idéologiques (qu’il s’agisse de politiques du laisser-faire, qui s’opposent à toute limitation de l’accès automobile, ou d’actions visant à éradiquer totalement l’usage de la voiture en ville), peu ancrées dans la réalité, sont condamnées à ne jamais dépasser le stade de l’utopie ; les politiques poursuivies en faveur du développement des télécommunications ou des transports collectifs se heurtent au faible degré de substituabilité entre la voiture et ces modes de transport ou de communication alternatifs ; enfin, les aménagements urbains destinés à compenser le défaut d’accessibilité des exclus du système ou à inciter les automobilistes à en sortir se restreignent à certains groupes sociaux ou à certains espaces, avec le risque d’aboutir à des phénomènes de ségrégation, par le “ bas ” ou par le “ haut ”.

Pour une modération efficace de la dépendance, il faut donc “ revenir à ce qui constitue l’essence même du processus ” (p. 115) en agissant sur les mécanismes d’interaction circulaires à l’intérieur du système automobile. Pour ce faire, trois lignes d’action sont envisagées, qui toutes reposent sur la diminution des écarts de vitesse, donc des écarts d’accessibilité entre les automobilistes et les non-automobilistes.

  • La première piste consiste à maîtriser l’effet de club par la diversification des véhicules automobiles. L’idée est de le fractionner en différents sous-clubs, différenciés selon les performances des véhicules, afin de diminuer les écarts de vitesse entre membres et non-membres. En autorisant le développement de véhicules motorisés à faible vitesse accessibles sans permis (par exemple différentes catégories de petits véhicules urbains, deux ou trois roues motorisés, voiturettes électriques, etc.) ou à coût de permis moins élevé, on favorise en effet l’accès d’un plus grand nombre de personnes à des véhicules moins rapides, mais procurant une accessibilité relativement comparable à celle d’un véhicule automobile. Ce faisant, on modère considérablement la force de l’effet de club. Ce raisonnement peut s’étendre à des véhicules non motorisés, à la marche ou à la bicyclette, pourvu que la régulation adoptée puisse organiser un partage de la voirie qui leur garantisse un espace suffisant et protégé.
  • La deuxième piste consiste à atténuer l’effet de réseau en favorisant un maillage plus fin et en évitant la hiérarchisation des voies. En rapprochant le dessin du réseau routier des “ lignes de désir ”, c’est-à-dire des souhaits de déplacements pour le plus grand nombre de trajets possibles, on atténue l’effet d’entraînement (en termes d’investissement routier) qui y est associé. Au sein d’un réseau très maillé et peu hiérarchisé, les circulations sont mieux réparties et les effets induits par l’ajout d’une nouvelle route sont beaucoup moins importants (en termes d’accroissement des circulations). En effet, les différentiels de vitesse sur les axes d’un réseau peu hiérarchisé sont moindres que lorsque le trafic est massifié sur quelques axes structurants, sur lesquels la vitesse autorisée est généralement plus importante. Par ailleurs les investissements financiers requis sont moins importants que lorsqu’il s’agit d’augmenter la capacité de quelques axes qui concentrent le trafic. Si cette politique de maillage conduit, en moyenne, à une diminution de la vitesse pratiquée sur le réseau, elle ne dégrade pas le niveau de service offert à l’automobiliste, non plus qu’elle n’entraîne de surcoûts d’investissement et de maintenance prohibitifs.
  • La troisième piste , enfin, consiste à modérer l’effet de parc en généralisant l’augmentation du service le plus directement associé au développement du système automobile, à savoir le stationnement. En réduisant le facteur de proportionnalité entre le parc automobile et la surface de stationnement, on limite la capillarité du réseau routier et donc le gain d’accessibilité des automobilistes. Pour être efficace, cette politique restrictive, dont les effets puissants sur la réduction de l’usage de l’automobile ont été prouvés, doit être généralisée. Néanmoins, pour Gabriel Dupuy, elle ne sera socialement acceptable que si la perte d’accessibilité des automobilistes est compensée. Dans le cas de la suppression du stationnement gratuit au lieu de travail, il pourra s’agir d’une indemnisation financière. Dans le cas du stationnement sur les autres lieux d’activité, le gain d’ubiquité lié à l’amélioration du maillage du réseau peut constituer une compensation efficace : en d’autres termes, les politiques de maillage du réseau routier et de systématisation du stationnement devront être menées de front.

Réception de l’ouvrage, débats et ouvertures

Lors de sa publication, l’ouvrage de Gabriel Dupuy a suscité de nombreux débats, dans la sphère académique comme chez les professionnels de l’urbanisme et des transports ou dans les milieux militants. Pour de nombreux défenseurs de l’environnement, la dépendance automobile renvoie à un phénomène négatif, qui entraîne l’augmentation des nuisances engendrées par l’usage extensif de la voiture individuelle. C’est également la position que défendent Newman et Kenworthy dans leur apologie de la ville dense. D’autres discussions ont porté sur la distinction entre l’addiction aux psychotropes et le phénomène sociétal de la dépendance. Gabriel Dupuy se démarque de ces deux acceptions courantes en affirmant que la dépendance automobile n’est pas une pathologie 6. Sans s’inscrire dans une pensée radicale critique vis-à-vis du système automobile, il n’en dénonce pas moins la situation de domination de l’automobile, la force de son emprise spatiale et la portée du système automobile sur l’ensemble de l’organisation sociale . Il a le sentiment que le processus d’ automobilisation de la société est inéluctable et qu’il serait illusoire de prétendre inverser les effets de la spirale sans toucher à ses fondements. C’est la raison pour laquelle il privilégie, dans son analyse, les effets purement sectoriels de la dépendance automobile, c’est-à-dire internes au système automobile.

Revenons par exemple sur l’impact, qu’il tient pour relativement faible, des politiques de densification ou d’urbanisme orientées vers les transports collectifs. Si la densité se révèle efficace pour favoriser la marche ou la bicyclette et pour vivre sans voiture, elle n’est accessible qu’à un petit nombre de personnes, qui disposent d’un revenu suffisant pour résider dans les zones denses, et ne concerne que les déplacements au sein de ces espaces. Cette politique n’aura aucun effet modérateur pour inciter les plus aisés à renoncer aux avantages du club automobile, alors qu’ils n’ont aucune difficulté à vivre dans les espaces peu denses, avec un ou plusieurs véhicules dont le coût d’entretien ou le coût d’usage ne leur posent aucune difficulté.

Trente ans après la publication de son ouvrage, Gabriel Dupuy estime que les pistes avancées pour modérer l’effet d’entraînement de la spirale sont toujours valables 7. Force est de constater que les politiques qui suivent ces pistes restent encore peu nombreuses.

Concernant l’effet de club, le faible soutien au développement des voitures sans permis montre que la voie de la diversification est peu utilisée. Pour l’heure, l’essor récent des vélos, trottinettes et scooters en libre-service pose à la puissance publique de sérieux problèmes de régulation et reste limité aux espaces denses, là où la diversité des alternatives à la voiture individuelle est déjà la plus dense.

En matière de modération des vitesses, les mesures prises sont là encore partielles, principalement limitées aux zones les plus denses (à l’exception de la récente limitation de la vitesse à 80 km/h sur le réseau départemental), dans une perspective de réduction des accidents, de la pollution de l’air et du bruit. La seule expérimentation de plus grande ampleur de la diminution des vitesses sur les voies rapides urbaines a été menée à Grenoble afin de modérer l’impact de l’amélioration des conditions de déplacement sur l’étalement et la dispersion des résidences, emplois et services localisés. Cette tentative de « chronoaménagement », inscrite dans le SCOT, n’a pas eu beaucoup de répercussions concrètes et son efficacité a été mise en doute 8.

Enfin, la mise en œuvre d’une politique de stationnement volontariste et à grande échelle se heurte à une large réticence des élus locaux. En dépit de la dépénalisation du stationnement payant, qui vise à inciter la généralisation du stationnement payant et à en augmenter l’effet dissuasif[1], la mise en œuvre de mesures restrictives soulève de nombreuses oppositions de la part des automobilistes. Ces questions ont été ardemment débattues dans certaines villes au moment des élections municipales (par exemple à Roubaix).

L’ouvrage de Gabriel Dupuy reste aujourd’hui une référence importante dans le champ de la mobilité. Dans un contexte d’aggravation de l’urgence environnementale, sa réflexion invite à poursuivre la réflexion sur la manière dont les politiques publiques et l’organisation économique globale continuent d’entretenir les facteurs de la spirale de la dépendance automobile. Pour ce faire, le recours plus systématique à la notion d’accessibilité, appliquée au-delà des limites du système automobile, semble plus que jamais indispensable à un questionnement élargi sur la dépendance à la mobilité de nos sociétés contemporaines 9.

Références bibliographiques citées

  • Dupuy G., 1975, Une technique de planification au service de l’automobile : les modèles de trafic urbain , Paris, Ministère de l’Equipement.
  • Dupuy G., 1991, L’Urbanisme des réseaux. Théories et méthodes , Paris : Armand Colin.
  • Dupuy G., 1995, Les Territoires de l’automobile , Paris : Anthropos, 1995.
  • Dupuy G., 1995, L’Auto et la ville , Paris : Flammarion.
  • Dupuy G., 1999, La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitements , Paris : Economica-Anthropos.
  • Dupuy G., 2002, « Cities and Automobile Dependence » revisité : les contrariétés de la densité, Revue d’Economie Régionale et Urbaine, 2002(1), 141-156.
  • Dupuy G., 2008, Urban Networks – Network Urbanism , Amsterdam: Techne Press.
  • Newman P., Kenworthy J., 1989, Cities and Automobile Dependence , Aldershot: Gower.
  • Tarr J., Dupuy G. (eds), 1988, Technology and the Rise of the Networked City in Europe and America , Philadelphie : Temple University Press.

Notes

1  Il a publié de nombreux articles et ouvrages de référence sur ces questions, dont Technology and the rise of the networked city (avec J. Tarr) en 1988, L’Urbanisme des réseaux. Théories et méthodes , en 1991 et Urban Networks-Network Urbanism en 2008.

2  L’ouvrage est publié à la suite des Territoires de l’automobile (1995) et L’Auto et la Ville (1995) .

3  Il s’agit en effet d’une valorisation d’origine sociétale : on pourrait en effet imaginer que dans une situation de forte aggravation des impacts environnementaux, le poids des externalités négatives soit nettement revu à la hausse.

4  Voir notre conférence : https://fr.forumviesmobiles.org/meeting/2017/02/13/mobilite-vertueuse-atouts-ville-dense-remis-en-cause-3481.

5  L’augmentation de la circulation conduit à renforcer le réseau routier, ce qui incite les automobilistes à rouler davantage et attire de nouveaux automobilistes, aboutissant à une nouvelle augmentation de la circulation, et ainsi de suite. Le cercle est alors estimé vertueux, en particulier sur le plan économique, puisque le produit des taxes sur les produits pétroliers peut être immédiatement réinjecté en nouveaux investissements routiers.

6  Voir l’entretien réalisé par l’auteure avec Gabriel Dupuy dans la revue Flux, 2018, n° 111-112, p. 104-110.

7  Voir entretien paru dans Flux, ibid.

8  Voir Pflieger G., 2006, Apaiser les autoroutes pour rétrécir la ville Grenoble et les illusions du « chrono-aménagement » , Flux, n°66/67, pp. 137-139.

9  Fol S., Gallez C., 2017, Fol S. et Gallez C., 2017, Évaluer les inégalités sociales d’accès aux ressources. Intérêt d’une approche fondée sur l’accessibilité . [En ligne] Riurba 2017/4, URL : http://riurba.net/Revue/evaluer-les-inegalites-sociales-dacces-aux-ressources-interet-dune-approche-fondee-sur-laccessibilite.

Déplacement

Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.

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Caroline Gallez

Urbaniste

Chercheure a l’IFSTTAR (Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux), au sein du Laboratoire Ville, Mobilité, Transport. Elle est directrice de l’école doctorale « Ville, Transports et Territoires » de l’Université Paris-Est. Elle est membre du comité d'orientation et de prospective du Forum Vies Mobiles.

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La ville automobile
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Pour citer cette publication :

Caroline Gallez (04 Septembre 2018), « La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitement de Gabriel Dupuy (1999) », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 09 Mai 2025, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/12645/la-dependance-automobile-symptomes-analyses-diagnostic-traitement-de-gabriel-dupuy-1999