22 Novembre 2018
La capitale du Pérou, Lima, fait partie des 35 plus vastes aires urbaines du monde, la cinquième d’Amérique latine. Mais l'expansion fulgurante de la ville, dans les années 1970, a entraîné une rapide asphyxie du système de mobilité. Tandis que les transports en commun se développent, les motos-taxis permettent aux habitants des quartiers défavorisés de se déplacer dans la ville et de rallier les principales stations de bus et de métro. Un exemple réussi de complémentarité entre transports artisanaux et institutionnels.
La capitale du Pérou, Lima, fait partie des 35 plus vastes aires urbaines du monde - la cinquième d’Amérique latine, après São Paulo, Mexico, Buenos Aires et Rio de Janeiro. Elle s’étend sur 2 859 km² et regroupe près de 9 millions d’habitants pour une densité de 3 141 hab/km². Dans les années 1950, des centaines de milliers de paysans, venus des montagnes andines pour fuir la crise agricole, se sont installés dans les barriadas, les quartiers pauvres de l’agglomération 1. Mais la véritable expansion de la ville ne commença qu’en 1970. Cette croissance entraîna une rapide asphyxie du système urbain liménien : problèmes d’adduction d’eau, d’évacuation des déchets et de transport.
La mobilité est progressivement devenue un enjeu crucial pour les habitants : de nombreux sondages montrent que le transport public est aujourd’hui considéré par les liméniens comme le second problème qui affecte le plus leur vie quotidienne après l’insécurité.
La majorité des trajets sont effectués en voiture, en bus (appartenant à des entreprises privées), en taxis (collectifs et individuels) ou en moto-taxis. Depuis plusieurs années, bien que de nouvelles lignes de bus et de métro voient le jour, les politiques publiques sont dépassées par l’ampleur de la tâche. Pour répondre aux enjeux de mobilité quotidienne et pour pallier l'instabilité sociale, de nombreux emplois « informels » sont apparus.
En 2010, on recensait 12,2 millions de trajets quotidiens motorisés au sein de l’agglomération de Lima 2. Plus de 800 000 véhicules de tous types circulent dans la ville, dont 80 000 véhicules collectifs et 200 000 taxis formels ou informels. On manque en revanche de chiffres précis et fiables sur les moto-taxis car il n’y a pas eu d´études récentes sur le sujet. D‘après les estimations officielles, il y aurait environ 30 000 moto-taxis dans l’agglomération, mais beaucoup pensent qu’il en existe au moins le double. Selon une grande enquête réalisée sur un échantillon représentant l’ensemble de la population liménienne, 13 % de sondés déclarent utiliser quotidiennement le moto-taxi depuis leur lieu de résidence pour aller travailler ou étudier 3.
© Hugo Plas
Le moto-taxi, dont le terme serait d'origine péruvienne, est définie comme : « une moto à trois roues dotée d’un toit, utilisée comme moyen de transport pour des trajets courts contre rétribution financière, de la même façon qu'un taxi 4 ».
Ce type de véhicule est présent dans de nombreux pays comme en Inde ( Rickshaws ) ou en Thaïlande ( Tuk-Tuk ). Ailleurs, le terme de moto-taxi ou de taxi-moto, fait référence à d’autres types de véhicule, souvent de simples motos à deux roues sur lesquels les passagers s’accrochent au chauffeur 5.
Ils ont fait leur apparition dans les provinces péruviennes dans les années 1960. Ils seraient ensuite arrivés à Lima à la fin des années 1980, lors de l’exode rural. La plupart d’entre eux ont été reconnus par les autorités une dizaine d’années plus tard. D’autres continuent de circuler illégalement dans la ville sans être enregistrés : ce sont les piratas .
Les moto-taxis relèvent de ce que les études anglo-saxonnes appellent souvent le paratransit (transport artisanal en français) : des transports qui se développent en marge des systèmes de transport classiques jusqu’à s’y substituer dans certains cas (Godard, 2006). Ils font partie intégrante de la culture populaire péruvienne : des objets à leur effigie sont vendus aux touristes et ils apparaissent souvent dans les telenovelas à succès.
Il existe deux sortes de moto-taxi dans la ville :
© Hugo Plas
Les motos-taxis sont principalement utilisés pour des trajets d’environ un kilomètre. Selon la distance, le prix varie entre 1 et 2 soles 6. Ils sont parfois utilisés comme moto-taxi collectif : chaque passager (trois maximum) paye cinquante centimes de soles. La plupart des chauffeurs circulent dans une zone restreinte de la ville, à l’échelle d’un quartier par exemple, souvent le leur mais pas toujours.
Les trajets sont plutôt onéreux : un transport collectif coûte entre 50 centimes et 2 soles selon la distance. Le budget transport des liméniens est donc assez élevé : un trajet qui comprend le moto-taxi (1 sol) puis le bus (1,50 sol ou 2 soles) coûte 6 soles par jour, soit environ 144 soles par mois, sachant que le revenu mensuel minimum est d’environ 1 000 soles (environ 250 euros). Les taxis couvrent, quant à eux, d’autres besoins en permettant aux usagers d’effectuer de longues distances. Ils ne sont pas en concurrence avec les moto-taxis.
© Hugo Plas
Le moto-taxi représente une opportunité d'emploi pour de nombreux liméniens. La figure type du conducteur est un jeune homme de moins de 28 ans, célibataire, disposant d’un faible niveau d'études (donc exclu de nombreux emplois salariés), dont c’est le premier emploi 7. Mais il existe aussi des chauffeurs plus âgés, ou au contraire, plus jeunes, qui cherchent à fuir la précarité, sans pour autant y trouver une situation beaucoup plus sécurisante : 76,6 % des conducteurs ne possèdent pas de couverture maladie 8.
Pour certains chauffeurs, il s’agit d’une reconversion professionnelle, comme cet homme de 62 ans, qui a travaillé pendant plus de 30 ans comme assistant-cuisinier avant de perdre son emploi. Il s'est dans un premier temps contenté de louer une moto-taxi, considérant qu’il s’agissait d’une activité temporaire. Cinq ans plus tard, il a acheté son propre véhicule et n’envisage plus d’arrêter. Certaines mères de familles (souvent de plus de quarante ans) décident également de compléter le revenu de la famille en se livrant à cette activité. Pour les nouveaux arrivants venus de province, il s’agit également d’une aubaine professionnelle. On récence aussi des étudiants qui louent un moto-taxi à un membre de leur famille ou à une tierce personne pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur proches, tout en continuant d'étudier.
Le métier de chauffeur de moto-taxi est souvent considéré comme plutôt lucratif, surtout une fois que l'on possède son propre véhicule - la location revient en général à 20 soles par jour, soit environ un quart de leurs revenus quotidiens.
Certains voient les moto-taxis comme une opportunité pour lancer leur propre entreprise. Ils opèrent comme chauffeurs ou réparateurs et accumulent un capital qui leur permet d'acheter une flotte de moto-taxis et de les louer. Le moto-taxi peut permettre une élévation du niveau de vie, et à moindre niveau, d’affirmer ses goûts et son identité auprès des autres en le customisant 9 ou en rajoutant certaines commodités.
D’après plusieurs enquêtes 10, les clients des moto-taxis sont principalement issus des milieux populaires et n’ont généralement pas de voiture. Ils circulent dans le quartier où ils habitent (la plupart des quartiers riches interdisent par ailleurs la présence des motos-taxis). Ces véhicules sont utilisés pour se rendre à l’école, au parc, au marché, à la plage, dans des lieux de festivités, ou encore au marché et au supermarché, où des arrêts leur sont d’ailleurs souvent exclusivement réservés. Ils sont également souvent utilisés comme transport pendulaire, notamment pour réaliser des connexions avec d’autres types de transports (métro, bus).
© Hugo Plas
Les motos-taxis occupent donc un rôle d´intermodalité, permettant de connecter les quartiers dépourvus de transport public (souvent les plus éloignés de la ville), aux nouvelles stations de bus ou de métro. Enfin, les motos-taxis améliorent les conditions de déplacement notamment en termes de sécurité : se déplacer à pied peut en effet s'avérer dangereux (rues sans trottoirs, criminalité nocturne).
© Hugo Plas
La concurrence entre modes engendrée par la modernisation des transports est décriée par les opérateurs privés de transports collectifs, notamment les bus. En revanche, les associations de moto-taxis voient la création de nouvelles stations de bus ou de métro d’un très bon œil : elle leur apporte des flux de passagers plus fixes et plus organisés. Les moto-taxis sont donc tout à fait compatibles avec la modernisation des transports.
Les motos-taxis restent pourtant critiqués, par les autorités et par ceux qui ne l’utilisent pas, car ils suscitent des nuisances sonores, de la pollution urbaine, des accidents et qu’ils rendent les passagers très vulnérables en cas de choc.
Afin de rendre le véhicule plus durable, une entreprise a proposé en 2017 de remplacer les moteurs à essence ou à gaz des moto-taxis par des moteurs électriques. L’arrivée de moto-taxis électriques est encore timide et le fait du secteur privé. Les autorités, qui n’ont jamais cessé de marginaliser les motos-taxis et d’ignorer leur existence, n’ont pas prévu d’organiser la transition nécessaire. Il est également envisagé d’importer des moto-taxis à énergie solaire d’Inde ou de les construire sur place. Ces nouveaux véhicules pourraient très bien prospérer, si les conducteurs avaient la possibilité de gagner autant d’argent qu’auparavant. La simplicité du véhicule, vecteur de son succès, et sa légèreté, permettent facilement les modifications nécessaires à cette transformation.
Alors que le développement du réseau de transport collectif prendra des décennies avant de couvrir l’ensemble du tissu urbain, le moto-taxi peut, grâce à sa flexibilité, accompagner cette mutation. On oppose souvent les modes de transports institutionnels et artisanaux, comme s’il leur était impossible de coexister (Godard, Chapain 2005).
L’exemple de Lima montre que le moto-taxi peut être un mode de transport efficace pour le développement des lignes de transport collectif institutionnel, et qu’ils peuvent profiter de leur existence respective. Les modes de transports dits artisanaux sont très nombreux, surtout dans les Suds. Comme beaucoup de phénomènes urbains initialement informels, ils se sont installés de manière durable dans le temps, répondant à une demande de la population, qui cherche à la fois à pouvoir se déplacer aisément et à trouver des opportunités d’emplois qui ne nécessitent pas trop de capital initial.
Ils apparaissent finalement comme un mode de régulation économique, social et, peut-être un jour, environnemental si la transition vers l’électrique a lieu.
1 Vega Centeno, P., Dextre, J-C., Alegre, M., 2011, “Inequidad y fragmentación: movilidad y sistemas de transporte en Lima metropolitana” in Lima_Santiago. Restructuraciòn y cambio metropolitano, Mattos, C. Ludeña, W., Santiago de Chile: Facultad de architectura de chile y Faculatd de architectura y urbanismo del Perù.
2 Chiffres issus d’une enquête du ministère des transports Péruviens sur l´ensemble des déplacements motorisés réalisés dans l´agglomération liménienne (domicile-travail, domicile-école, achats, etc.). Secretaría Técnica del Consejo de Transporte de Lima y Callao,
El transporte urbano metropolitano de lima y callao en números, Octobre 2010.3 Lima Como vamos, Informe de percepción de calidad de vida en Lima y Callao, 2018, http://www.limacomovamos.org/cm/wp-content/uploads/2018/03/EncuestaLimaC%C3%B3moVamos_2017.pdf
4 Selon la définition du dictionnaire espagnol : Real Academia Española.
5 Assogba Guézéré, Les moto-taxis de Lomé : des caisses de résonance pour les mouvements sociaux et politiques, Forum Vies Mobiles, 2017. https://fr.forumviesmobiles.org/southern-diaries/2017/08/30/taxis-motos-lome-des-caisses-resonance-pour-mouvements-sociaux-et-politiques-3661
6 Le sol est la monnaie péruvienne : 1 euros vaut aujourd´hui (octobre 2018) 3,8 soles.
7 Comme le montre l’étude réalisée par le secretaria Tecnica del Consejo de Transrpote de Lima y Callao , qui présente le chauffeur comme « Ciudadano joven menor de 28 años, soltero, sin hijos, que no ha superado su educación secundaria, excluido del mercado laboral, fuertemente limitado por su carencia de empleo e ingresos» « Un jeune citoyen de moins de 28 ans, célibataire, sans enfants qui n’a pas fini ses études secondaires, exclus du marché formel du travail, fortement limité par son manque d’emplois et de revenus».
8 Secretaría Técnica del Consejo de Transporte de Lima y Callao, 2010, Perfil Socio Económico y Cultural de Conductores de Mototaxi en el área Metropolitana de Lima y Callao.
9 Philippe Coulangeon, Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie : le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ?, Sociologie et sociétés, Volume 36, numéro 1, 2004.
10 Yachiyo Engienering, Plan Maestro de transrpote urbano para el area metropolitana de Limay Callao en republica del Peru. Lima : Agencia de Cooperacion Internacional del Japon (JICA)/Consejo de Transporte de Lima y Callao /Ministerio de transportes y Comunicaciones, 2005
Secretaría Técnica del Consejo de Transporte de Lima y Callao, Perfil Socio Económico y Cultural de Conductores de Mototaxi en el área Metropolitana de Lima y Callao, 2010. Plas H, Les moto-taxis et la ville, mémoire de recherche, Institut de Hautes Etude de l’Amérique latine-Université de la Sorbonne-Nouvelle, 109p, 2015.Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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