Mobilithèse 21 Février 2019
Souvent étudié comme un objet de recherche homogène, les pratiques migratoires sont pourtant complexes et multiples. Dans quelle mesure les changements structurels ont-ils réorganisé la structure du travail en Inde et comment les pratiques migratoires s’adaptent et se réadaptent-elles à ces formes nouvelles et mouvantes des marchés de l’emploi ?
Titre de la thèse : Modernisation, marchés du travail et circulation en Inde. Une approche mixte et multi-scalaire des migrations de travail.
Pays : France
Université : Université de Bordeaux
Date : Juin 2016
Directeur de recherche : François Combarnous (Maître de Conférences-HDR, Université de Bordeaux, GREThA) et Isabelle Guérin (Directrice de Recherche IRD, CESSMA)
La mobilité fait partie de la vie quotidienne d’une partie importante des populations villageoises indiennes qui jonglent entre différentes pratiques, au gré des saisons, des besoins, des contraintes et des opportunités. Que ce soit du fait d’un départ pour un village voisin suite à un mariage, d’une navette quotidienne vers la ville la plus proche, d’un retour au village pour une cérémonie religieuse, d’une installation définitive dans une mégalopole du pays ou d’un simple voyage (pèlerinage, tourisme, etc.), l’organisation de la société, de l’économie et de l’espace indien justifient les déplacements multiples des populations. Pourtant, peu d’études portent spécifiquement sur la relation entre les processus de libéralisation et les migrations de travail au sein du territoire indien. La libéralisation du marché du travail en Inde, et plus largement celle de l’économie, ont produit des mutations économiques et sociales importantes et nécessitent un nouveau regard et de nouveaux outils permettant de mieux appréhender les pratiques migratoires, en particulier dans les milieux ruraux jusque-là relativement oubliés.
Malgré l’absence d’une réelle dynamique d’exode rural en Inde (près de 70% de la population indienne vivait encore en zone rurale en 2015 selon la Banque Mondiale), le développement des navettes entre zones d’habitat rural et zones de travail urbain tendent à se multiplier, notamment grâce au développement croissant de l’emploi non-agricole et des moyens de transport et de communication. Les efforts significatifs effectués dans le domaine de l’éducation (en particulier dans les États du Sud), ont également joué un rôle important dans le décloisonnement des mondes urbains et ruraux. Jusque-là limités aux travaux agricoles, les populations rurales – et plus particulièrement les jeunes éduqués – ont désormais accès aux emplois non-agricoles offerts par la ville, encourageant ainsi les dynamiques de mobilité. Cependant, si ces tendances se généralisent, tous les villages ne connaissent pas la même évolution, et les pratiques migratoires sont loin de constituer un ensemble homogène.
Souvent étudié comme un objet de recherche homogène, les pratiques migratoires sont pourtant complexes et multiples. La reconnaissance de cette multiplicité des formes migratoires a ainsi constitué le point d’ancrage de cette thèse.
L’objectif de ce travail était donc d’explorer dans quelle mesure les changements structurels ont réorganisé la structure du travail en Inde et comment les pratiques migratoires s’adaptent et se réadaptent à ces formes nouvelles et mouvantes des marchés de l’emploi.
Pour cela, nous nous sommes tout d’abord attaché à d’étudier comment les évolutions des marchés du travail en Inde ont participé à modifier les flux migratoires internes. Puis, dans un second temps, nous nous sommes intéressés aux caractéristiques et spécificités des pratiques migratoires. Nous avons identifié une diversité des modes de migration qui diffèrent grandement selon les populations étudiées et reposent toujours sur de fortes logiques de segmentation (spatiale, sociale, etc.).
Ce travail se proposait de croiser une étude des migrations de travail et celle des marchés de l’emploi dans le contexte indien. Nous avons ainsi cherché à analyser et à comprendre d’une part si les structures économiques, politiques et sociales, à un niveau global, avaient un impact significatif sur les mouvements migratoires et d’autre part, si les caractéristiques socio-économiques (et notamment la caste, le genre, la classe, etc.) des unités migrantes, enchâssées dans un contexte local particulier, orientaient les choix et opportunités de migrations. Pour y répondre, nous nous sommes reposés sur une double échelle d’analyse en mobilisant une approche multi-scalaire, articulant les niveaux d’analyse macro et micro .
Tout d’abord, afin d’identifier les grandes tendances au niveau national, nous avons construit une typologie des marchés du travail en Inde sur la base des caractéristiques des marchés du travail des différents États en termes de structure de l’emploi selon les secteurs d’activité, d’informalité de l’emploi, de qualité de l’emploi, etc. Quatre types de marché du travail ont été identifiés, mettant en évidence les inégalités spatiales régionales au sein du sous-continent indien et les différences en termes de modernisation 1 des marchés du travail. Il apparaît alors une certaine graduation dans la modernisation des marchés du travail au niveau régional, allant des États encore marqués par une forte dépendance à un secteur primaire peu productif et intensif en travail, aux États caractérisés par des secteurs secondaires et tertiaires beaucoup plus développés et productifs. À partir de cette typologie, nous avons pu étudier les flux de migration de travail, que nous avons alors spatialisés afin d’en faciliter la lecture et d’en identifier les dynamiques (cf. Figure 1). Il ressort de cette spatialisation que les États les plus « modernes » sont également les plus attractifs. Les États les plus « traditionnels » étant de manière opposée plutôt marqués par des départs vers des marchés plus « modernes ».
©Sébastien Michiels
Enfin, le recours à un modèle gravitaire 2 nous a permis d’identifier plus précisément l’impact des marchés du travail en tant qu’éléments structurels, sur la circulation du travail. La modernité du marché du travail constitue bien un élément encourageant les logiques d’immigration tout en diminuant l’émigration vers d’autres formes de marchés. Le caractère traditionnel du marché du travail constitue par ailleurs un frein important à l’attractivité et agit plutôt comme un élément déclencheur important des migrations de travail.
La seconde partie, consacrée à une étude empirique menée dans une zone rurale du Tamil Nadu (voir ci-dessous), nous a permis de développer une approche plus contextualisée des pratiques migratoires en Inde. Nous avons dans un premier temps, dans une démarche socio-économique – considérant que les pratiques économiques, quelles qu’elles soient, sont imbriquées dans des institutions sociales, culturelles, politiques –, effectué une présentation des mutations structurelles auxquelles font face les zones rurales tamoules. Dans un second temps, et à partir de ces observations, nous avons mobilisé une approche mixte, combinant des outils qualitatifs (récits de vie, observation et groupes de discussion) et quantitatifs (à partir de l’enquête RUral Microfinance and Employment réalisée en 2010 auprès de 405 ménages ruraux).
Nous avons étudié les régularités des pratiques migratoires et des formes que celles-ci pouvaient prendre. Nous avons pour cela mobilisés des outils de la statistique exploratoire multidimensionnelle (une Analyse en Correspondances Multiples, suivie d’une Classification Ascendante Hiérarchique) qui nous ont permis d’identifier d’une part, la diversité des pratiques de migrations et d’autre part, des ménages migrants.
Tout d’abord, cinq formes de mobilité ont été identifiées :
Ces différentes formes de mobilité se distinguent ainsi principalement selon le type d’activité (agricole ou non ; qualifiée ou non), leur durée, la forme de recrutement (via un intermédiaire de main d’œuvre organisant la migration ou bien de manière plus individuelle) et le caractère secondaire ou principal de l’activité migratoire.
Cinq profils distincts de ménages migrants ont également émergés des traitements quantitatifs :
Au-delà de la classe (mesurée par les niveaux de revenus, de patrimoine et d’épargne) et de la caste, qui agissent comme des éléments marquants dans l’identification d’une typologie des ménages, la possession de terre, la diversité des types d’activité au sein du ménage, ainsi que leur degré de précarité sont autant d’éléments qui distinguent ces différents types de ménages.
Cette double typologie nous a permis d’identifier une certaine diversité des pratiques de mobilité liées au travail, caractérisé entre autres par la persistance de certaines formes de mise au travail (liées en particulier aux logiques d’asservissement) et par le développement de nouvelles formes de migration (notamment dans l’emploi non-agricole urbain).
Enfin, nous avons eu recours à des entretiens qualitatifs auprès de migrants, dont les discours nous ont permis d’étudier plus précisément les stratégies migratoires adoptées et les contraintes organisant les pratiques migratoires. Cette étude empirique nous a permis de développer notre connaissance du monde rural tamoul, notamment en rencontrant l’ensemble des acteurs des filières migratoires, et a enrichi notre travail en complétant, en illustrant et parfois en questionnant les résultats obtenus par l’approche quantitative.
Une soixantaine d’entretiens individuels ont été réalisés entre 2009 et 2015. Voici un exemple d’entretien illustrant la diversité des pratiques migratoires et leur dimension extrêmement segmentée.
©Sébastien Michiels
Cette seconde étape qualitative nous a ainsi permis d’analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques et d’identifier les principaux déterminants de la migration tout en prenant en compte les logiques de segmentation (de caste, de classe et de genre notamment) opérant sur le marché du travail. La diversité de profils présentée illustre la pluralité des stratégies qui peuvent prendre forme dans le milieu rural tamoul quant au recours à la migration. Que ces stratégies migratoires relèvent d’une forme de contrainte, comme c’est le cas pour la grande majorité des migrants des briquèteries, ou qu’elles découlent d’opportunités, elles s’inscrivent dans un lacis d’institutions mêlant organisation du marché du travail local, accessibilité des villages, réseau social et segmentation dans l’accès à la terre. Bien que des logiques de castes et de classes continuent de guider l’organisation des schémas migratoires, les frontières sont mouvantes et le développement croissant des interactions entre villages et villes tend à favoriser la diversification des pratiques et stratégies migratoires.
©Sébastien Michiels
Premièrement, si dans de nombreux travaux, la migration est envisagée comme un phénomène homogène, nous avons démontré qu’une telle vision est inappropriée dans le cas de l’Inde. En effet, nous avons identifié une diversité de formes de migration dont chacune répond à des logiques et caractéristiques propres. Ces résultats apparaissent d’autant plus pertinents que les stratégies migratoires adoptées par les ménages ou individus migrants (stratégies qui doivent être constamment resituées dans un certain univers de contraintes) peuvent différer pour une même pratique migratoire. Ainsi, loin d’être un phénomène homogène, la migration de travail, ici étudiée dans le cas de l’Inde, requiert à notre sens une lecture multidimensionnelle et compréhensive des pratiques, elles-mêmes fruit d’une dialectique permanente entre contraintes structurelles et stratégies individuelles et familiales.
Autre résultat marquant : le poids des inégalités. Il apparaît en effet une persistance de la segmentation de l’activité migratoire selon la caste et la classe (qui se superposent dans une certaine mesure), mais également en termes de genre. Nous avons observé dans ce sens que les pratiques migratoires tendent à perpétuer les logiques de reproduction sociale, en particulier dans les villages reculés où les structures hiérarchiques « traditionnelles » continuent d’organiser les rapports sociaux et de travail. Si l’on observe une graduation dans les pratiques migratoires (cf. Figure 4), la forte congruence avec les logiques de classe et de caste illustre les mécanismes de reproduction sociale à l’œuvre :
©Sébastien Michiels (adapté de Deshingkar et Farrington [2009])
Nous avons également observé la persistance des inégalités de genre qui, malgré des avancées notables en termes d’éducation, limitent toujours autant les opportunités de mobilité des populations féminines. La réclusion pour des raisons de prestige social et l’absence d’opportunités pour les jeunes femmes (même éduquées) en dehors du village constituent en effet des blocages importants à l’entrée des femmes sur le marché du travail.
Les infrastructures disponibles dans les villages et plus généralement les conditions de vie dans les milieux d’origine jouent également un rôle non-négligeable dans les processus migratoires. En effet, les pressions sur l’offre de travail sur le marché local durant une bonne partie de l’année, en partie due à de mauvaises infrastructures d’irrigation et des sécheresses à répétition, a encouragé la mise en place de schémas migratoires vers des activités non-agricoles – en particulier dans les briquèteries (cf. Figure 5) –, qui se sont alors pérennisés et institutionnalisés. De plus, la migration circulaire, accentuée d’une part par l’expansion des petits centres urbains, des moyens de transports et de communication (amélioration des routes et du réseau de bus, accès à internet y compris dans les zones reculées, etc.) et de l’emploi non-agricole, et d’autre part par la persistance des migrations saisonnières, est promis à perdurer et à se complexifier. En effet, les mutations économiques, géographiques, politiques et sociales que connaissent les zones rurales devraient conduire au développement de nouvelles variations de la circulation du travail et à une complexification croissante des stratégies migratoires.
Ainsi, ce travail constitue, à notre sens, une contribution stimulante aux études portant sur la circulation du travail en Inde en proposant une lecture compréhensive des pratiques migratoires.
Au-delà d’avoir identifié une diversité des pratiques migratoires, cette thèse a permis de mettre en lumière d’une part la persistance de filières migratoires qui maintiennent des situations d’asservissement pour les populations les plus vulnérables et d’autre part, le développement de nouvelles formes de migration plus favorables, mais limitées au franges les plus hautes de la société rurale indienne. La spatialisation des migrations de travail nous a tout d’abord permis de voir comment le développement à deux vitesses de l’Inde résulte d’une volonté politique de dynamiser les secteurs modernes des grandes villes, tout en délaissant les campagnes où vivent pourtant encore les deux tiers de la population indienne. L’identification des typologies de migrations a par ailleurs permis de caractériser ces populations vulnérables et d’en comprendre leurs composantes en reconnaissant une certaine hétérogénéité des situations. Enfin, les enseignements tirés des entretiens qualitatifs nous ont permis d’illustrer la diversité des pratiques migratoires dans un monde rural tamoul en mouvement. Nous avons en effet pu observer comment se superposent des logiques d’enracinement au mode de vie villageois et des aspirations plus modernes marquées par l’attrait du monde urbain, mais également comment se reproduisent ou prennent forme des logiques d’asservissement et d’ empowerment .
Malgré des apports théoriques et empiriques indéniables, une dimension essentielle de ce travail manquait : l’aspect dynamique permettant d’étudier dans le temps les évolutions de ces pratiques migratoires. Cette limite a été dépassée avec la mise en place d’une seconde vague d’enquête ( Networks, dEbt, Employment, Mobilities and Skills in India Survey) menée en 2016-2017 auprès des mêmes ménages que l’enquête RUME utilisée dans cette thèse. Cette nouvelle vague permet alors une analyse longitudinale des pratiques migratoires, dimension fondamentale dans un contexte en proie à des multiples et rapides changements.
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1 La modernisation est comprise ici comme la transition d’une société « prémoderne » ou « traditionnelle » vers une société dite « moderne », caractérisée notamment par l’expansion des processus d’industrialisation, de tertiairisation, d’urbanisation et d’individuation.
2 La modélisation gravitaire permet de déterminer l'intensité d'une relation entre unités spatiales en tenant compte de leur potentiel (poids démographique par exemple) et de leur distance. Plus généralement, ils permettent d'évaluer les interactions spatiales, les phénomènes d'attractivité, de diffusion.
3 Le concept de « classe dominante », défini par Srinivas [1971 : 10], décrit comme dominante une caste, numériquement importante et occupant une place élevée dans la hiérarchie de caste locale, qui possède une part substantielle des terres arables de la localité.
4 Les Dalits (ou ex-Intouchables) constituent en Inde un groupe d'individus exclus du système des castes et traditionnellement relégués aux tâches dégradantes, peu ou pas rémunérées, et souvent considérées comme impures du point de vue religieux : mendiant, boucher, pêcheur, chasseur, gardien de cimetière, sage-femme, etc.
5 Les (Other) Backward Castes (ou OBC) correspondent à une catégorie administrative et se composent principalement de castes de rang inférieur (les Shudras). Il s'agit le plus souvent de de cultivateurs, d'éleveurs et d'artisans qui représentent un peu plus de la moitié de la population indienne.
Un mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
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