Marchés du travail et circulation en Inde : des modes de vies bouleversés
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Titre de la thèse : Modernisation, marchés du travail et circulation en Inde. Une approche mixte et multi-scalaire des migrations de travail.<br> Pays : France<br> Université : Université de Bordeaux<br> Date : Juin 2016<br> Directeur de recherche : François Combarnous (Maître de Conférences-HDR, Université de Bordeaux, GREThA) et Isabelle Guérin (Directrice de Recherche IRD, CESSMA)<br> <br> <br>
1. Quel est votre sujet de recherche ? Quelle thèse défendez-vous ?
<br> La mobilité fait partie de la vie quotidienne d’une partie importante des populations villageoises indiennes qui jonglent entre différentes pratiques, au gré des saisons, des besoins, des contraintes et des opportunités. Que ce soit du fait d’un départ pour un village voisin suite à un mariage, d’une navette quotidienne vers la ville la plus proche, d’un retour au village pour une cérémonie religieuse, d’une installation définitive dans une mégalopole du pays ou d’un simple voyage (pèlerinage, tourisme, etc.), l’organisation de la société, de l’économie et de l’espace indien justifient les déplacements multiples des populations. Pourtant, peu d’études portent spécifiquement sur la relation entre les processus de libéralisation et les migrations de travail au sein du territoire indien. La libéralisation du marché du travail en Inde, et plus largement celle de l’économie, ont produit des mutations économiques et sociales importantes et nécessitent un nouveau regard et de nouveaux outils permettant de mieux appréhender les pratiques migratoires, en particulier dans les milieux ruraux jusque-là relativement oubliés. <br> <br> Malgré l’absence d’une réelle dynamique d’exode rural en Inde (près de 70% de la population indienne vivait encore en zone rurale en 2015 selon la Banque Mondiale), le développement des navettes entre zones d’habitat rural et zones de travail urbain tendent à se multiplier, notamment grâce au développement croissant de l’emploi non-agricole et des moyens de transport et de communication. Les efforts significatifs effectués dans le domaine de l’éducation (en particulier dans les États du Sud), ont également joué un rôle important dans le décloisonnement des mondes urbains et ruraux. Jusque-là limités aux travaux agricoles, les populations rurales – et plus particulièrement les jeunes éduqués – ont désormais accès aux emplois non-agricoles offerts par la ville, encourageant ainsi les dynamiques de mobilité. Cependant, si ces tendances se généralisent, tous les villages ne connaissent pas la même évolution, et les pratiques migratoires sont loin de constituer un ensemble homogène. <br> <br> Souvent étudié comme un objet de recherche homogène, les pratiques migratoires sont pourtant complexes et multiples. La reconnaissance de cette multiplicité des formes migratoires a ainsi constitué le point d’ancrage de cette thèse. <br> **L’objectif de ce travail était donc d’explorer dans quelle mesure les changements structurels ont réorganisé la structure du travail en Inde et comment les pratiques migratoires s’adaptent et se réadaptent à ces formes nouvelles et mouvantes des marchés de l’emploi.** <br> Pour cela, nous nous sommes tout d’abord attaché à d’étudier comment les évolutions des marchés du travail en Inde ont participé à modifier les flux migratoires internes. Puis, dans un second temps, nous nous sommes intéressés aux caractéristiques et spécificités des pratiques migratoires. Nous avons identifié une diversité des modes de migration qui diffèrent grandement selon les populations étudiées et reposent toujours sur de fortes logiques de segmentation (spatiale, sociale, etc.). <br> <br> ### 2. Si votre thèse comprend des recherches empiriques, en quoi consistent-elles ? <br> Ce travail se proposait de croiser une étude des migrations de travail et celle des marchés de l’emploi dans le contexte indien. Nous avons ainsi cherché à analyser et à comprendre d’une part si les structures économiques, politiques et sociales, à un niveau global, avaient un impact significatif sur les mouvements migratoires et d’autre part, si les caractéristiques socio-économiques (et notamment la caste, le genre, la classe, etc.) des unités migrantes, enchâssées dans un contexte local particulier, orientaient les choix et opportunités de migrations. Pour y répondre, nous nous sommes reposés sur une double échelle d’analyse en mobilisant une approche multi-scalaire, articulant les niveaux d’analyse *macro* et *micro*. <br> <br> Tout d’abord, afin d’identifier les grandes tendances au niveau national, nous avons construit une typologie des marchés du travail en Inde sur la base des caractéristiques des marchés du travail des différents États en termes de structure de l’emploi selon les secteurs d’activité, d’informalité de l’emploi, de qualité de l’emploi, etc. Quatre types de marché du travail ont été identifiés, mettant en évidence les inégalités spatiales régionales au sein du sous-continent indien et les différences en termes de modernisation[^1] des marchés du travail. Il apparaît alors une certaine graduation dans la modernisation des marchés du travail au niveau régional, allant des États encore marqués par une forte dépendance à un secteur primaire peu productif et intensif en travail, aux États caractérisés par des secteurs secondaires et tertiaires beaucoup plus développés et productifs. À partir de cette typologie, nous avons pu étudier les flux de migration de travail, que nous avons alors spatialisés afin d’en faciliter la lecture et d’en identifier les dynamiques (cf. Figure 1). Il ressort de cette spatialisation que les États les plus « modernes » sont également les plus attractifs. Les États les plus « traditionnels » étant de manière opposée plutôt marqués par des départs vers des marchés plus « modernes ».[[{"type":"media","fid":"3711","attributes":{"typeof":"foaf:Image","width":"1241","height":"1755"},"view_mode":"default"}]]
©Sébastien Michiels <br> <br> Enfin, le recours à un modèle gravitaire[^2] nous a permis d’identifier plus précisément l’impact des marchés du travail en tant qu’éléments structurels, sur la circulation du travail. La modernité du marché du travail constitue bien un élément encourageant les logiques d’immigration tout en diminuant l’émigration vers d’autres formes de marchés. Le caractère traditionnel du marché du travail constitue par ailleurs un frein important à l’attractivité et agit plutôt comme un élément déclencheur important des migrations de travail. <br> <br> La seconde partie, consacrée à une étude empirique menée dans une zone rurale du Tamil Nadu (voir ci-dessous), nous a permis de développer une approche plus contextualisée des pratiques migratoires en Inde. Nous avons dans un premier temps, dans une démarche socio-économique – considérant que les pratiques économiques, quelles qu’elles soient, sont imbriquées dans des institutions sociales, culturelles, politiques –, effectué une présentation des mutations structurelles auxquelles font face les zones rurales tamoules. Dans un second temps, et à partir de ces observations, nous avons mobilisé une approche mixte, combinant des outils qualitatifs (récits de vie, observation et groupes de discussion) et quantitatifs (à partir de l’enquête RUral Microfinance and Employment réalisée en 2010 auprès de 405 ménages ruraux). <br>
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<br> #### Analyse quantitative <br> Nous avons étudié les régularités des pratiques migratoires et des formes que celles-ci pouvaient prendre. Nous avons pour cela mobilisés des outils de la statistique exploratoire multidimensionnelle (une Analyse en Correspondances Multiples, suivie d’une Classification Ascendante Hiérarchique) qui nous ont permis d’identifier d’une part, la diversité des pratiques de migrations et d’autre part, des ménages migrants. <br> Tout d’abord, cinq formes de mobilité ont été identifiées :-
Les migrations journalières non-agricoles : il s’agit ici de migration individuelle de court terme principalement dans le secteur des services.
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Les migrations de la jeunesse qualifiée : se caractérisent par des migrations plus modernes, dans les grandes villes, et économiquement et socialement valorisées. L’emploi, le plus souvent administratif ou dans les private companies, y est en effet régulier et les salaires y sont plus élevés.
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Les migrations non-agricoles de complément : concernent les migrations individuelles dans le secteur du bâtiment, dont les revenus migratoires ne représentent pas la source principale de revenu des ménages.
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Les migrations agricoles organisées de complément : qualifiée ainsi dans la mesure où l’activité migratoire est principalement constituée de la coupe de la canne à sucre (dans les villages alentours ou les villes moyennes du Tamil Nadu), dont les méthodes de recrutement reposent sur la présence d’un recruteur de main d’œuvre (le maistry) qui organise toutes les étapes de la migration en distribuant une avance sur salaire, en encadrant le transport vers le lieu de migration et les conditions de vie sur place, etc.
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Les migrations saisonnières non-agricoles enfin, qui recouvrent principalement les migrations familiales vers les briquèteries. La migration, de type saisonnière, est là aussi organisée par un maistry, et dure entre six et huit mois par an. Cette forme de migration circulaire s’est institutionnalisée au fil du temps, et représente aujourd’hui l’activité principale de près de 50% des ménages d’une bonne partie des villages non-irrigués du centre du Tamil Nadu.
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Les élites locales pluriactives : se caractérisent par leur appartenance aux Upper castes locales, un certain niveau de patrimoine, un capital social dense et un bon niveau d’éducation, qui leur permet, en plus de disposer de terres permettant une activité agricole soutenue, d’avoir accès à des emplois réguliers non-agricoles (souvent en dehors du village).
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Les castes dominantes[^3] locales : principalement constituées des Middles Castes locales (les Vanniyars), ont comme principale activité l’agriculture qu’ils pratiquent sur des terres dont la taille est suffisamment importante pour permettre une activité agricole soutenue.
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La petite paysannerie pluriactive : se distingue du groupe précédent par la structure de ses activités. S’il s’agit également plutôt de ménages issus des Middles Castes, l’agriculture n’est plus l’activité principale (la taille marginale de la terre ne permet ici qu’une agriculture vivrière) et est alors un complément à un emploi journalier, agricole ou non.
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Les travailleurs indépendants prospères : sont des travailleurs indépendants (commerçants, artisans, etc.) pour qui l’activité florissante leur permet de dégager des revenus assez élevés par rapport à ceux du reste de l’échantillon.
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Les précaires : le plus souvent Dalits, se caractérisent par un accès extrêmement limité à la terre, des faibles niveaux d’éducation et une absence de réseau, limitant de fait leur opportunité d’emploi à la seule activité de travailleur journalier agricole. Cette mono-activité, principalement due à un accès limité à des formes d’emploi autres que précaires et journalières, témoigne d’une grande vulnérabilité face aux chocs (moussons tardives, inondations, sécheresses, etc.), pourtant fréquents.
Au-delà de la classe (mesurée par les niveaux de revenus, de patrimoine et d’épargne) et de la caste, qui agissent comme des éléments marquants dans l’identification d’une typologie des ménages, la possession de terre, la diversité des types d’activité au sein du ménage, ainsi que leur degré de précarité sont autant d’éléments qui distinguent ces différents types de ménages. <br> Cette double typologie nous a permis d’identifier une certaine diversité des pratiques de mobilité liées au travail, caractérisé entre autres par la persistance de certaines formes de mise au travail (liées en particulier aux logiques d’asservissement) et par le développement de nouvelles formes de migration (notamment dans l’emploi non-agricole urbain). <br> Enfin, nous avons eu recours à des entretiens qualitatifs auprès de migrants, dont les discours nous ont permis d’étudier plus précisément les stratégies migratoires adoptées et les contraintes organisant les pratiques migratoires. Cette étude empirique nous a permis de développer notre connaissance du monde rural tamoul, notamment en rencontrant l’ensemble des acteurs des filières migratoires, et a enrichi notre travail en complétant, en illustrant et parfois en questionnant les résultats obtenus par l’approche quantitative. <br> <br>
Analyse qualitative
<br> Une soixantaine d’entretiens individuels ont été réalisés entre 2009 et 2015. Voici un exemple d’entretien illustrant la diversité des pratiques migratoires et leur dimension extrêmement segmentée. <br> <br>- Perumal (cinquante ans), est un Paraiyar (Dalit[^4]) du village de Natham. Il a fini son éducation primaire, sa femme n’est jamais allée à l’école, mais leurs quatre filles (âgées de quatre à seize ans) sont toutes scolarisées. Comme la plupart de ses voisins, Perumal ne possède pas de terre et est donc très dépendant de la migration vers les briquèteries. La peau burinée par le soleil et les mains calleuses du travailleur, il affiche un sourire tout au long de l’entretien auquel il se prête volontiers. Perumal travaille depuis vingt-cinq ans dans une des nombreuses briquèteries de Chennai, situées à environ 150 km du village, où il part avec sa femme entre six et huit mois par an. Nous sommes ici face à une des formes les plus répandues de migration circulaire présentes dans cette partie du Tamil Nadu. La migration dans les briquèteries est en effet une des seules alternatives au manque manifeste de travail dans le village d’origine et le système de recrutement particulier : le système d’avance sur salaire, constitue un élément central de cette institution migratoire. L’avance sur salaire octroyée durant la saison précédente par le maistry (intermédiaire de main d’œuvre chargé d’organiser les migrations) atteint désormais 100 000 roupies par saison et l’incapacité chronique de rembourser sur une saison cette importante somme les contraint, lui et sa femme, a continuer à s’inscrire dans cette filière migratoire malgré des conditions de travail dures. Avant de migrer vers les briquèteries de Chennai, Perumal travaillait en tant que journalier agricole au village et migrait déjà pour la coupe de la canne à sucre dans le Tamil Nadu (Tanjore, Kumbakonam, etc.). « A cette époque, je n‘arrivais pas à trouver suffisamment de travail dans l‘agriculture ou dans la coupe de canne à sucre, alors je suis parti ». L’absence d’opportunité d’emploi dans son village et l’endettement lié à l’avance sur salaire perçue l’empêchent de sortir de cette situation d’asservissement. Sa vie est un éternel recommencement et les années s’enchainent au rythme des saisons. Perumal illustre ainsi le changement qui s’est opéré dans les villages secs il y a une trentaine d’années. Avec le déclin de l’agriculture et de la rentabilité de cette dernière s’est produit un transfert des activités agricoles vers les briquèteries, qui sont aujourd’hui un segment bien établi du marché du travail local. Dans ces conditions, la migration ne constitue plus un choix, mais une contrainte et peu d’options sont envisageables pour lui, comme pour la majorité des travailleurs de ce secteur, pour sortir de ce piège de l’avance sur salaire.
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©Sébastien Michiels <br><br>
- Prabakanan, jeune homme de 26 ans issu de la caste des Vanniyars (classe dominante du village de Semakottai), est parti à Chennai il y a quatre ans pour y travailler comme architecte-designer, il y gagne aujourd’hui 22 000 roupies par mois. Il est parti, directement après avoir obtenu son diplôme, chez des amis qui travaillaient déjà dans le secteur privé. L’importance du réseau de connaissance constitue ici le premier élément déterminant de la réussite de ce type de migration. En effet, trouver un emploi à la ville nécessite un capital social important, du temps et un capital financier suffisant pour couvrir les dépenses durant la période de recherche d’emploi. Cependant, si le réseau dont il dispose a facilité sa venue et son installation dans les premiers temps de la migration, il a trouvé son emploi via une annonce sur internet. Prabakanan illustre le cas des migrations réussies de la jeunesse éduquée des villages. Si beaucoup de jeunes souhaiteraient connaitre la même réussite que lui, tous ne pourront pas y arriver et cette forme de migration ne demeure encore principalement accessible qu’aux franges les plus hautes de la société rurale. La femme de Prabakanan et leur enfant sont restés vivre dans la maison familiale, ce qui explique ses retours fréquents au village d’origine, bien qu’en l’occurrence il soit de passage à Semakottai pour une cérémonie religieuse. Cette forme de step migration est assez courante dans ce type de mobilité. Le mari part en premier sur le lieu de migration pour créer les conditions d’accueil du reste de la famille, qui le rejoindra une fois qu’il sera correctement installé et aura suffisamment d’économie pour pouvoir subvenir aux dépenses de la famille sur le lieu de migration.
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©Sébastien Michiels <br> <br>
3. Quelle est votre contribution aux débats politiques et théoriques ?
<br> Premièrement, si dans de nombreux travaux, la migration est envisagée comme un phénomène homogène, nous avons démontré qu’une telle vision est inappropriée dans le cas de l’Inde. En effet, nous avons identifié une diversité de formes de migration dont chacune répond à des logiques et caractéristiques propres. Ces résultats apparaissent d’autant plus pertinents que les stratégies migratoires adoptées par les ménages ou individus migrants (stratégies qui doivent être constamment resituées dans un certain univers de contraintes) peuvent différer pour une même pratique migratoire. Ainsi, loin d’être un phénomène homogène, la migration de travail, ici étudiée dans le cas de l’Inde, requiert à notre sens une lecture multidimensionnelle et compréhensive des pratiques, elles-mêmes fruit d’une dialectique permanente entre contraintes structurelles et stratégies individuelles et familiales. <br> <br> Autre résultat marquant : le poids des inégalités. Il apparaît en effet une persistance de la segmentation de l’activité migratoire selon la caste et la classe (qui se superposent dans une certaine mesure), mais également en termes de genre. Nous avons observé dans ce sens que les pratiques migratoires tendent à perpétuer les logiques de reproduction sociale, en particulier dans les villages reculés où les structures hiérarchiques « traditionnelles » continuent d’organiser les rapports sociaux et de travail. Si l’on observe une graduation dans les pratiques migratoires (cf. Figure 4), la forte congruence avec les logiques de classe et de caste illustre les mécanismes de reproduction sociale à l’œuvre :-
La « migration de survie » représente une part considérable des migrations des populations les plus vulnérables dans notre zone d’étude, le plus souvent les plus pauvres et issues des basses castes, qui face à l’étroitesse du marché du travail local se trouvent dans l’obligation de migrer vers les centres urbains pour des emplois peu rémunérateurs, peu qualifiés et peu valorisés socialement, notamment dans le secteur de la construction.
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La « migration accumulative » s’est développée sur un schéma de migration de survie, mais est devenu aujourd’hui une alternative rentable par rapport aux opportunités d’emploi locales. L’expérience migratoire réussie a permis à certains ménages d’avoir accès à des salaires plus élevés (notamment grâce à une certaine spécialisation dans l’activité migratoire) et d’accumuler dans certains cas une épargne suffisante pour acquérir un lopin de terre ou bien ouvrir un commerce, soit au village d’origine soit sur le lieu de migration. Cette migration est ainsi qualifiée d’accumulative, dans la mesure où elle permet aux migrants, par l’intermédiaire d’une certaine spécialisation dans l’activité migratoire, d’accumuler un niveau de capital suffisant pour effectuer un investissement productif. Cette forme de migration est par ailleurs principalement le fait des Dalit et de quelques Backward Castes[^5] et se caractérise quant à elle par des mouvements de populations ayant développés des compétences ou savoir-faire particuliers.
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Enfin, la migration accumulative peut également être le fait de populations mieux loties, les élites locales bénéficiant d’un certain niveau de capital humain, économique et social. Les migrants y sont alors à la fois qualifiés, relativement aisés, et bénéficient par ailleurs d’importants réseaux leur permettant d’accéder à des emplois qualifiés dans les centres urbains.
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©Sébastien Michiels (adapté de Deshingkar et Farrington [2009]) <br> <br> Nous avons également observé la persistance des inégalités de genre qui, malgré des avancées notables en termes d’éducation, limitent toujours autant les opportunités de mobilité des populations féminines. La réclusion pour des raisons de prestige social et l’absence d’opportunités pour les jeunes femmes (même éduquées) en dehors du village constituent en effet des blocages importants à l’entrée des femmes sur le marché du travail. <br> <br> Les infrastructures disponibles dans les villages et plus généralement les conditions de vie dans les milieux d’origine jouent également un rôle non-négligeable dans les processus migratoires. En effet, les pressions sur l’offre de travail sur le marché local durant une bonne partie de l’année, en partie due à de mauvaises infrastructures d’irrigation et des sécheresses à répétition, a encouragé la mise en place de schémas migratoires vers des activités non-agricoles – en particulier dans les briquèteries (cf. Figure 5) –, qui se sont alors pérennisés et institutionnalisés. De plus, la migration circulaire, accentuée d’une part par l’expansion des petits centres urbains, des moyens de transports et de communication (amélioration des routes et du réseau de bus, accès à internet y compris dans les zones reculées, etc.) et de l’emploi non-agricole, et d’autre part par la persistance des migrations saisonnières, est promis à perdurer et à se complexifier. En effet, les mutations économiques, géographiques, politiques et sociales que connaissent les zones rurales devraient conduire au développement de nouvelles variations de la circulation du travail et à une complexification croissante des stratégies migratoires. <br> <br> Ainsi, ce travail constitue, à notre sens, une contribution stimulante aux études portant sur la circulation du travail en Inde en proposant une lecture compréhensive des pratiques migratoires. <br> <br>
4. Sur quelles perspectives de recherche ouvrent vos conclusions ?
<br> Au-delà d’avoir identifié une diversité des pratiques migratoires, cette thèse a permis de mettre en lumière d’une part la persistance de filières migratoires qui maintiennent des situations d’asservissement pour les populations les plus vulnérables et d’autre part, le développement de nouvelles formes de migration plus favorables, mais limitées au franges les plus hautes de la société rurale indienne. La spatialisation des migrations de travail nous a tout d’abord permis de voir comment le développement à deux vitesses de l’Inde résulte d’une volonté politique de dynamiser les secteurs modernes des grandes villes, tout en délaissant les campagnes où vivent pourtant encore les deux tiers de la population indienne. L’identification des typologies de migrations a par ailleurs permis de caractériser ces populations vulnérables et d’en comprendre leurs composantes en reconnaissant une certaine hétérogénéité des situations. Enfin, les enseignements tirés des entretiens qualitatifs nous ont permis d’illustrer la diversité des pratiques migratoires dans un monde rural tamoul en mouvement. Nous avons en effet pu observer comment se superposent des logiques d’enracinement au mode de vie villageois et des aspirations plus modernes marquées par l’attrait du monde urbain, mais également comment se reproduisent ou prennent forme des logiques d’asservissement et d’*empowerment*. <br> <br> Malgré des apports théoriques et empiriques indéniables, une dimension essentielle de ce travail manquait : l’aspect dynamique permettant d’étudier dans le temps les évolutions de ces pratiques migratoires. Cette limite a été dépassée avec la mise en place d’une seconde vague d’enquête ([Networks, dEbt, Employment, Mobilities and Skills in India Survey](https://neemsis.hypotheses.org/)) menée en 2016-2017 auprès des mêmes ménages que l’enquête RUME utilisée dans cette thèse. Cette nouvelle vague permet alors une analyse longitudinale des pratiques migratoires, dimension fondamentale dans un contexte en proie à des multiples et rapides changements. <br> <br> ### 5. Télécharger la thèse <br> [[[{"type":"media","fid":"3710","attributes":{"typeof":"foaf:Image","width":"384","height":"538"},"view_mode":"default"}]]](http://owncloud.forumviesmobiles.org/index.php/s/kghUk2f3teLXdNB) <br> <br> ### 6. Pour aller plus loin <br> Découvrez notre Artistic Lab : [Vies circulatoires en Inde occidentale](http://artisticlab.forumviesmobiles.org/fr/vies-circulatoires-en-inde-occidentale). <br> <br> <!-- Notes -->[^1]: La modernisation est comprise ici comme la transition d’une société « prémoderne » ou « traditionnelle » vers une société dite « moderne », caractérisée notamment par l’expansion des processus d’industrialisation, de tertiairisation, d’urbanisation et d’individuation. [^2]: La modélisation gravitaire permet de déterminer l'intensité d'une relation entre unités spatiales en tenant compte de leur potentiel (poids démographique par exemple) et de leur distance. Plus généralement, ils permettent d'évaluer les interactions spatiales, les phénomènes d'attractivité, de diffusion. [^3]: Le concept de « classe dominante », défini par Srinivas [1971 : 10], décrit comme dominante une caste, numériquement importante et occupant une place élevée dans la hiérarchie de caste locale, qui possède une part substantielle des terres arables de la localité. [^4]: Les Dalits (ou ex-Intouchables) constituent en Inde un groupe d'individus exclus du système des castes et traditionnellement relégués aux tâches dégradantes, peu ou pas rémunérées, et souvent considérées comme impures du point de vue religieux : mendiant, boucher, pêcheur, chasseur, gardien de cimetière, sage-femme, etc. [^5]: Les (Other) Backward Castes (ou OBC) correspondent à une catégorie administrative et se composent principalement de castes de rang inférieur (les Shudras). Il s'agit le plus souvent de de cultivateurs, d'éleveurs et d'artisans qui représentent un peu plus de la moitié de la population indienne.
Souvent étudié comme un objet de recherche homogène, les pratiques migratoires sont pourtant complexes et multiples. Dans quelle mesure les changements structurels ont-ils réorganisé la structure du travail en Inde et comment les pratiques migratoires s’adaptent et se réadaptent-elles à ces formes nouvelles et mouvantes des marchés de l’emploi ?