En Île-de-France, de plus en plus d’actifs ont des horaires de travail qui ne sont plus explicitement fixés par l’employeur. On parle d’horaires flexibles. D’après les théories en économie des transports, cette plus grande liberté offerte aux salariés devrait aller dans le sens d’un étalement des horaires de prise de poste et contribuer à l’amélioration des conditions de déplacement aux heures de pointe. Mais est-ce vraiment le cas ? La flexibilisation des horaires de travail est–elle effectivement la bonne voie pour en finir avec les problèmes de congestion en heure de pointe ? Les salariés en horaires flexibles évitent-ils effectivement la période de pointe du matin ? Et plus généralement, comment choisissent-ils leurs horaires ?
À partir de la dernière Enquête nationale transport et déplacement, j’ai d’abord cherché à comparer les horaires de prise de poste des salariés pouvant choisir leur horaire, avec ceux dont l’horaire est fixé par leur employeur. Et j’ai fait un constat de prime abord paradoxal.
En Île-de-France, horaires d’arrivée sur le lieu habituel de travail, pour un jour de semaine et pour le premier déplacement à destination du travail. Regroupement par tranche de 30 minutes. Réalisation des auteurs. Source : ENTD 2008.
Globalement, nous le voyons sur le graphique, les travailleurs qui peuvent choisir leurs horaires synchronisent plus fortement leur arrivée au moment de l’heure de pointe que les personnes dont l’horaire est fixé par leur employeur. À partir d’autres analyses plus poussées et d’après les résultats observés à l’échelle francilienne, on peut donc dire que le fait de flexibiliser les horaires de travail revient à accentuer la concentration des déplacements en heure de pointe - et donc à aggraver les phénomènes de congestion.
Pour quelles raisons ?
Je me suis demandé pourquoi les salariés aux horaires flexibles avaient des horaires tout aussi – si ce n’est plus – simultanés que ceux ayant des horaires fixes ; en me disant que cela permettrait d’identifier de nouveaux leviers pour étaler les horaires d’arrivée au travail et de proposer des politiques alternatives ou complémentaires.
Afin d’identifier les raisons pour lesquelles les salariés en horaires flexibles décident d’arriver au travail durant la période de pointe du matin, j’ai interrogé par questionnaire, entre 2014 et 2017, plusieurs milliers de cadres aux horaires flexibles. Ils travaillent tous dans un grand pôle d’activité de la région parisienne qui rassemble des sièges sociaux d’assurances, de banques, de Télécom ou encore d’entreprises de transports. Cette analyse a également été complétée par des entretiens approfondis auprès d’une trentaine de ces mêmes salariés.
La première explication de ce paradoxe est peut-être la plus triviale : si les salariés en horaires flexibles continuent de se rendre au travail pendant la période la plus critique, c’est parce qu’une partie d’entre eux n’ont pas d’autre choix. C’est-à-dire que derrière l’apparente libération des horaires au travail, il subsiste ce que nous nommons des « contraintes de couplage » qui imposent aux salariés d’arriver au travail en heure de pointe. Par contraintes de couplage, on entend toutes les activités de la vie quotidienne qui nécessitent de se coordonner avec autrui dans un lieu et à un moment précis. Il s’agit de contraintes dans la mesure où les personnes disposent de très faibles, voire d’aucune, marges de manœuvre sur la chronologie de l’horaire de ladite activité. Parmi les contraintes de couplage qui imposent aux salariés de se déplacer en période de pointe, le facteur qui joue le plus fortement pour les parents de jeunes enfants est l’horaire d’école du matin. Le couplage avec les collègues au moment de la première réunion de la journée justifie lui aussi une arrivée en heure de pointe, puisque conventionnellement ces réunions débutent quasiment toujours à 9h ou 9h30 en Île-de-France.
Par ailleurs, lorsque ni l’horaire de la réunion ni celle de l’école des enfants ne jouent, l’analyse du questionnaire montre que la recherche de coordination avec l’horaire de travail du conjoint peut elle aussi être un élément déterminant d’une arrivée en pointe. Enfin, même si nous n’avons pu analyser assez finement ce type de résultats, il est évident que des impératifs horaires dictant l’horaire de sortie du travail (comme la sortie des enfants de l’école, ou encore une pratique sportive ou associative en fin d’après-midi) peuvent également induire par effets indirects une arrivée matinale en période de pointe.
L’exercice de modélisation statistique permet d’isoler l’effet d’une variable sur la probabilité d’arriver en heure de pointe, mais pas plusieurs. Il permet plus difficilement de savoir si le fait de devoir répondre à de multiples contraintes de couplage induit plus fortement des arrivées en heure de pointe.
C’est ici que les entretiens montrent leur intérêt. On constate que l’heure de pointe est aussi la résultante de logiques de conciliation et de chaînage des différentes activités de la vie quotidienne. Lorsque l’on a plusieurs activités à coordonner, et autant de personnes à retrouver, l’heure de pointe est souvent le seul créneau d’arrivée au travail qui permet d’aligner tous les objectifs sur le Rubik’s Cub de la vie quotidienne.
Ainsi, ce serait principalement pour cette raison que les femmes et les personnes travaillant dans des entreprises privées ont plus de chances d’arriver au travail durant l’heure de pointe. En effet, l’analyse des entretiens et des travaux dans la littérature soulignent que ces personnes ont en moyenne au cours d’une journée plus d’activités à chaîner.
Ces résultats valent donc pour une partie de notre échantillon, mais certains n’ont pas de contraintes de couplage qui déterminent prioritairement la chronologie de leur horaire de prise de poste. À quelle heure arrivent alors les personnes qui peuvent plus aisément choisir leur horaire ?
Certains salariés qui ne sont pas contraints de se coupler avec autrui préfèrent arriver avant l’heure de pointe. 55 % des salariés choisissant en toute liberté leur horaire de travail arrivent en effet avant 8h30 au bureau, contre 35 % entre 8h30 et 9h30 et seulement 10 % après 9h30. Indépendamment de préférences chrono-biologiques, les arrivées matinales ont été à la fois justifiées par la recherche de calme au bureau, et notamment dans les open-space avant 8h30, mais aussi par le fait de chercher à éviter, justement, l’heure de pointe afin de bénéficier d’un voyage plus confortable.
Mais on trouve également des salariés ayant signalé préférer arriver en heure de pointe, notamment pour profiter de moments de sociabilité. Ici, il semblerait que dans la quasi-totalité des établissements investigués, ces instants de sociabilité se cristallisent autour de la machine à café : les enquêtés nous disent qu’ « entre 8 h 30 et 9 heures, tout le monde descend prendre le café » et qu’« il n’y a plus personne dans les bureaux. »
Le café du matin avec les collègues, permettrait donc aussi d’expliquer la synchronisation des arrivées au travail.
Mais ces moments de synchronisation autour de la machine à café vers 9h sont-ils toujours le reflet de préférences individuelles et de pratiques qui sont vraiment désirées par les salariés ? Dans certaines situations, est-ce qu’on ne doit pas également les interpréter comme une forme de soumission à ce que nous nommons des normes sociales d’horaires de travail ?
Derrière les normes sociales d’horaires de travail, il y a un ensemble de règles pratiques de comportement qui traduisent des valeurs collectives. On pensera alors principalement au fait qu’il puisse être mal vu d’arriver trop tard au bureau, ou du moins que nous en ayons l’impression. Certaines règles pratiques et tacites de la vie en entreprise nous poussent donc à arriver en même temps que tout le monde à notre poste.
C’est ce que m’a expliqué une enquêtée qui habite loin, qui dépose ses enfants et qui ne peut être là qu’à 9h45. Elle estime que son absence au moment du café lui est préjudiciable et que cela pourrait potentiellement nuire à l’avancement de sa carrière.
La norme horaire que nous décrivons ici est une norme qui concerne l’ensemble des salariés puisqu’elle se place dans la droite ligne des valeurs afférentes au salariat, à savoir la discipline.
Dans ce cas, bien que les individus disposent à présent d’horaires flexibles, la norme horaire des salariés disciplinés les enjoint toujours d’arriver au travail en même temps ; d’un côté , cela a pour effet d’assurer la cohésion sociale du groupe de travail, mais de l’autre, cela stigmatise les salariés qui arrivent après l’horaire butoir de 9h30 : ils sont perçus comme des salariés flâneurs. Par exemple, un voisin de bureau voyant arriver son collègue à 10h, lui demandera ironiquement s’il a pris sa matinée. Les arrivées tardives sont donc potentiellement sanctionnées par la hiérarchie ou les collègues. Sanctions qui peuvent aller de simples railleries jusqu’à l’exclusion du collectif de travail.
La flexibilisation des horaires de travail n’entraîne pas d’étalement des horaires de prise de poste. À l’ère de la flexibilisation, nous ne vivons pas comme le laisse penser l’opinion commune dans un monde de plus en plus désynchronisé où nous écririons par exemple des mails professionnels à 23h et où nous ferions tous nos courses sur Internet à 3h du matin. Le monde social reste toujours aussi synchronisé et, dans le contexte francilien tout du moins, l’activité professionnelle débute toujours autant en même temps que par le passé. Que nous soyons collectivement et explicitement dirigés par l’organisation du travail ou individuellement et implicitement guidés par la gestion de nos agendas quotidiens, nos capacités de synchronisation et donc de préservation des interactions sociales restent bien effectives. C’est une bonne nouvelle. Sauf du point de vue des congestions en heure de pointe. Au regard de ces résultats et de ces analyses, on pourrait proposer trois types de leviers différents pour étaler les horaires de prise de poste, tout en conservant la synchronie de la vie sociale :
C’est d’ailleurs ce que s’est évertué à faire la gouverneure de Tokyo, Uriko Koïke, en 2017, avec l’inauguration d’une campagne baptisée « Jisa Biz » – jisa signifie « décalage horaire » et biz est l’abréviation de l’anglais business. Dans un pays où les transports en commun sont très fréquentés aux heures de pointe et où la culture de la discipline au travail est profondément ancrée, elle multiplie les déclarations dans les médias pour expliquer que le fait d’arriver après l’heure de pointe ne signifie pas qu’on travaille moins ou moins bien que les autres.
À mon sens, cette dernière piste est la plus prometteuse. Les normes ont besoin de non-dits pour perdurer. Elles ne peuvent subsister que si leur dimension arbitraire n’est pas trop pointée du doigt. C’est donc en mettant sur scène et en débat les normes sociales d’horaires de travail qu’on soumet leur persistance à la question de leur légitimité et qu’on s’ouvre des possibilités pour les remodeler : « Est-il vraiment indispensable à tous les Franciliens d’être à leur poste avant 9h30 ? »
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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Pour citer cette publication :
Emmanuel Munch (09 Avril 2019), « Flexibilité des horaires de travail : la fin du calvaire des heures de pointe ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 08 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/12921/flexibilite-des-horaires-de-travail-la-fin-du-calvaire-des-heures-de-pointe
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