Christophe Mincke, qui a notamment travaillé sur l’émergence de l’idéologie mobilitaire dans La société sans répit (2019, Éditions de La Sorbonne), pose la question de la mobilité comme injonction sociale. Dans une société où la mobilité est devenue une fin en soi, où la norme est au mouvement perpétuel, quelle place reste-t-il aux aspirations de chacun ? Et, finalement, l’ultramobilité du XXIe siècle est-elle une liberté ou un carcan ?
La question de notre rapport à la mobilité évolue au cours du temps. Je me suis attaché à l’articulation des années 1960, entre une société industrielle et la société post-moderne ou post-industrielle. La société industrielle moderne est une société qui bouge énormément et qui accorde beaucoup d’importance à la mobilité. Il suffit de songer que c’est la société qui a inventé le train, l’avion, le paquebot transatlantique… C’est la société qui a inventé le record du 100 m ; c’est la société qui finira par aboutir au Concorde. On voit bien qu’il y a un imaginaire de la rapidité, de la mobilité, qui est très présent.
L’hypothèse que j’ai développée, c’est celle d’une société dans laquelle la mobilité est devenue une fin en soi. Elle n’est plus quelque chose qui permet d’atteindre un objectif. La mobilité est un bien en tant que tel. Aujourd’hui il suffit de voir le nombre de gens qui se réclament d’un nomadisme numérique, de voir dans les discours publics, dans la publicité par exemple, comment on nous vante le bonheur d’être partout et nulle part à la fois, de bouger en permanence, etc.
À ce moment là, nous ne sommes plus dans un imaginaire où l’on dit : « Tu étais à un point A, tu vas à un point B. » Nous sommes dans un imaginaire qui dit : « Il faut bouger en permanence, parce que le mouvement c’est la vie, c’est le bien, c’est la vitalité. » Le rapport à l’espace-temps évolue. On a formalisé ce que l’on appelle l’idéal mobilitaire, qui est cette injonction à la mobilité, cette valorisation de la mobilité pour elle-même. On a réfléchi pour voir comment la caractériser, pour permettre de faire de ce concept-là un concept utile en sciences sociales. On a décliné ça en quatre impératifs : Activité, activation, participation et adaptation.
L’activité, c’est l’impératif auquel on est quasiment tous soumis d’être actifs en permanence. Dans sa vie privée, dans sa vie professionnelle. Le soir, le matin. Tout le temps. Il faut être actif. D’ailleurs quand on prend sa retraite, on ne va pas pêcher tranquillement, on devient un senior actif. Et quand on est un enfant, avant d’entrer dans la vie active, on est déjà sommé d’apprendre des langues, de faire du sport, de faire mille activités extra-scolaires… Il en va ainsi dans l’ensemble de la vie : c’est une injonction globale qui est en fait une interdiction du repos.
Deuxième impératif : l’activation. Il ne suffit pas d’être actif. Cette activation, c’est vraiment se mettre soi-même en route et ne pas attendre d’être activé par un ordre extérieur. C’est quelque chose qui est par exemple très présent dans le rapport aux allocataires sociaux, qui sont sommés de s’activer. On leur dit : « Il faut que tu cherches, que tu te formes, que tu fasses un projet professionnel. »
Se projeter, c’est faire quoi ? C’est le troisième impératif, l’impératif de participation. Il ne suffit pas de bosser seul dans son coin. Ce qu’on nous demande, c’est de participer à des projets collectifs. La forme de la collectivisation de l’activité, ce n’est pas la hiérarchie stricte, ce n’est pas l’armée, ce n’est pas la discipline. C’est devenu le projet collectif. C’est quelque chose de relativement horizontal dans lequel on va recruter un ensemble de personnes qui sont des ressources importantes. Ces projets sont évidemment des projets temporaires. C’est la définition même d’un projet. On ne fait pas carrière. On a des projets professionnels. Et quand il y en a un qui prend fin, on est sommé d’en trouver un deuxième. L’être contemporain est idéalement un être bondissant, rebondissant, parce qu’il doit rebondir de projet en projet. C’est ce qu’on nous présente comme étant la vie. Il y a des projets qui prennent fin, et là où on voit la valeur de l’individu, c’est quand il arrive à se relever de cette fin de projet, pour en mettre un autre en route ou pour être enrôlé dans un autre.
Quatrième impératif : l’individu contemporain est sommé d’être adaptatif. C’est l’impératif d’adaptation. On entend des appels à la flexibilité, à l’innovation, à la souplesse, à la remise en question de soi… C’est typiquement un impératif qui pèse sur les individus qui gèrent beaucoup de projets en parallèle. Le téléphone sonne, c’est ma femme : je passe du registre professionnel au registre familial. Avant ça ne se faisait pas d’appeler au travail.
Ce à quoi on se trouve confronté ici, c’est à la nécessité de jongler en permanence avec toute une série de projets concomitants. L’idée que la vie est une succession de projets implique que l’on doive s’adapter à chaque fois. Parce que dans chaque projet, on est confronté à de nouveaux acteurs, on n’a pas forcément la même fonction, pas la même mission.
Le capitalisme est un système qui repose sur une question de production. Logiquement, quand on est productiviste, on veut que la machine ne s’arrête jamais. C’est pour cela qu’on invente le travail de nuit, c’est pour cela qu’on invente la machine, parce qu’elle ne s’arrête jamais.
Est liée au capitalisme une sorte d’obsession du temps mort et une volonté de produire en permanence, d’être actif en permanence. Aujourd’hui le lean management c’est ça : identifier les points de ralentissement et rendre les travailleurs eux-mêmes responsables de la suppression de ces goulots d’étranglement.
Cette façon d’interdire le repos s’est propagée en dehors de l’usine, de l’école, des lieux de disciplines. Aujourd’hui, c’est une conviction que le repos est mauvais. Aujourd’hui, on stigmatise le chômeur à qui on n’a rien à demander, personne n’a rien à lui demander en termes de production. Quand par exemple, nous prévoyons un emploi du temps de ministre à nos enfants, nous propageons cette idée que le repos est nuisible. D’où aujourd’hui des psys qui disent qu’il est important de s’ennuyer. L’ennui est éducatif. Mais ça pose un problème, parce qu’on n’a plus de cadre pour penser ça aujourd’hui.
Les conséquences géographiques et sociales de l’injonction à la mobilité sont innombrables. En terme d’infrastructures : s’il y a des antennes GSM pour la téléphonie mobile partout sur le territoire, c’est parce qu’on a besoin absolument de voir cette vidéo au fond de l’Ardèche alors qu’on est en vacances. On ne pourrait pas imaginer de rater cette vidéo de chaton ! Donc cette idée que tous les lieux doivent s’équivaloir, qu’en tous lieux je dois pouvoir tout faire, a des impacts en termes d’aménagement du territoire, d’équipements collectifs, etc.
Il y a des conséquences sociales très importantes, qui sont notamment le brouillage des frontières entre les différentes zones de notre vie. Avant on avait des territoires : il y avait un territoire du travail, un territoire domestique, etc. Aujourd’hui, ces territoires-là se brouillent : télétravail, disponibilité des emails sur les dispositifs mobiles, le fait que l’ordinateur privé est utilisé pour le boulot et inversement.
Il y a aussi des conséquences en termes personnels. Dans une société qui refuse le repos, qui enjoint tout le monde d’être proactif, d’avoir des initiatives en permanence, de s’adapter en permanence, qu’est ce qui guette ? L’épuisement. Aujourd’hui le burn-out est cet épuisement qui guette celui qui court après sa trajectoire tout au long de sa vie, sans jamais pouvoir se dire : « Je suis arrivé. » Qui maintenant peut dire « je suis arrivé » ? Aujourd’hui la chute est toujours très proche, en tout cas très probable.
Il ne faudrait pas non plus imaginer notre rapport à la mobilité nécessairement comme un rapport pathologique. Si on a voulu casser les frontières, c’est aussi parce que ces frontières avaient nui, parce que ces frontières enfermaient. Pour prendre un exemple du côté positif : la question de la mobilité c’est par exemple celle de la libre circulation des personnes. C’est un des grands rêves de l’Europe de la seconde moitié du XXe siècle. Regardons par exemple aujourd’hui le roaming gratuit dans toute l’Europe. Des familles qui étaient séparées par des milliers de kilomètres et qui se parlaient extrêmement difficilement aujourd’hui se parlent quotidiennement, elles s’envoient des photos par Facebook, elles se donnent des nouvelles, alors qu’avant on se téléphonait une fois par mois et on annonçait juste le décès de la tante ou l’acquisition d’une maison. Donc il ne faut pas imaginer que notre rapport est nécessairement pathologique. C’est un rapport neuf, que l’on va devoir apprivoiser bien entendu, mais c’est aussi un rapport positif.
Évidemment, le rapport à la mobilité peut être très fortement inégalitaire. Prenons un exemple : aujourd’hui, on réclame des gens qu’ils soient mobiles. Une femme au foyer, qui élève ses enfants, passe 1h ou 1h30 par jour dans les transports en commun ou dans sa voiture. Techniquement, au-delà de 1h30 de trajet par jour, on est un grand mobile. Qui se voit applaudi d’être un grand mobile parce qu’il convoie ses enfants à leurs activités ? Personne.
Donc là on voit que ces inégalités sociales restent très puissantes. Elles sont puissantes dans ce sens là, c’est-à-dire une difficulté pour certaines catégories à faire reconnaître qu’elles se conforment à l’impératif mobilitaire, mais à l’inverse, c’est aussi une incapacité de certaines personnes à se faire pardonner leur immobilité.
Prenons un autre exemple : le chômeur est stigmatisé car il est supposément immobile. Mais qui embête le rentier ? Personne n’embête le rentier. Le rentier a peut-être hérité, ne fait rien : il n’y a pas plus immobile finalement que la rente, que la transmission du capital par l’héritage. S’il y a bien quelque chose qui n’est pas un facteur de dynamisme social, c’est ça, et pourtant personne ne lui pose aucune question. Par contre, on va sonner chez le chômeur en lui disant : « À quelle heure tu t’es levé ce matin ? » Le rentier, lui, se lève à midi si il veut. Quand on est dans un contexte normatif, il ne suffit pas de dire « je vis conformément à la norme », il faut réussir à en convaincre les autres et réussir à faire reconnaître ses mérites et éventuellement à faire oublier ses torts.
Il y a deux types de résistance : les résistances réactionnaires, c’est-à-dire la nostalgie du monde d’avant en disant « nous avons perdu » ; et il y a à côté de cela des tentatives d’inventer des façons plus confortables ou plus satisfaisantes de vivre avec cette question de la mobilité. Je pense que l’aspect réactionnaire est très bien illustré par l’extrême-droite, qui est presque un cas d’école dans sa résistance à la mobilité. On voit bien que par rapport à il y a 30 ans, des crispations terribles se sont fait jour sur la question de l’ouverture des frontières, sur la question migratoire, sur la question des délocalisations. On voit bien que l’extrême-droite s’est faite la championne – et elle n’est pas la seule – du refus de cela : reconstruire des frontières, ériger des murs s’il faut, même à l’intérieur de l’UE. Il y a là un imaginaire qui résiste, un imaginaire qui est très lié à la question de l’identité, parce que ces mobilités, ce sont des contacts culturels, des métissages, des couples mixtes, des histoires d’expatriation, de migrations, etc. Et on voit à quel point la question identitaire travaille des communautés nationales qui finissent par se dire : « Qui sommes-nous ? Comment faire la différence entre le nous et le eux ? »
À côté de ça, il y a des tentatives de construire un rapport à la mobilité, qui ne soit pas un retour au passé : « La mobilité c’est bien, ça peut être une valeur, mais c’est à manier avec précaution, comme tout. » Par exemple, les mouvements slow : slow-food, slow science, etc. Ce sont des mouvements qui ne sont pas du tout pour l’immobilité, mais qui disent « attention, bouger constamment pourquoi pas, mais en se laissant le temps de s’adapter, en se laissant le temps de penser, de réfléchir à ce qu’on fait. » Je pense qu’il y a là aussi des tentatives de réinventer un rapport particulier à la mobilité. Tentative de repenser la mobilité.
Un retour à une justification de la mobilité sera quelque part inévitable. Pourquoi ? Parce qu’on est en train de se rendre compte que la mobilité a un coût, et notamment un coût environnemental gigantesque. La question climatique va devenir tellement pressante, qu’à un moment donné il faudra avoir de très bonnes raisons pour émettre du CO2.
Cette question là, de pourquoi on se déplace ? Ou pourquoi on fait venir des objets à nous ? Ou pourquoi on fait venir des informations à nous ? Cette question là va se reposer, car à un moment donné, on va se rendre compte que la mobilité ne peut pas être infinie, et qu’on dispose quelque part d’un quota limité de mobilité supportable. Il faudra faire le choix entre les mobilités acceptables et les non acceptables, entre les possibles et les impossibles. Et là on va devoir retomber sur la question du sens : pourquoi on bouge finalement ? Est-ce que ca vaut le coup ? Est-ce que ça vaut la peine ?
Exercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Christophe Mincke (16 Mai 2019), « L'injonction à la mobilité », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 24 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/12970/linjonction-la-mobilite
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