Les ateliers d’autoréparation de vélos se sont multipliés en France depuis une dizaine d’années. Ces collectifs, encore récents, ont été jusqu’à présent très peu étudiés, alors qu’ils constituent des lieux de socialisation dans un contexte où les injonctions au changement, notamment en matière de mobilité, se multiplient pour faire face aux enjeux climatiques. Au-delà du gain d’autonomie permis par l’apprentissage de la pratique de la réparation de son vélo, la participation à ces ateliers engage-t-elle un changement plus global dans le mode de vie des individus et dans leur vision de la société ? Est-elle l’occasion d’une transition vers des modes de vie plus durables ?
Depuis une dizaine d’années en France, les ateliers d’autoréparation de vélos se sont multipliés sur le territoire français. Ces collectifs promeuvent le vélo à travers le réemploi de vélos inutilisés et l’apprentissage de la réparation. Ils sont regroupés au sein du réseau national l’Heureux Cyclage, dont le site indique les trois principes fondateurs des ateliers 1 :
Pour autant, les ateliers puisent leurs racines dans les mouvements protestataires et écologistes des années 1970 et les apprentissages qu’ils proposent sont sous-tendus par des idéaux de vie variés, inspirés par des valeurs écologiques, sociales ou politiques. Ainsi, certains ateliers promeuvent des modes de vie moins centrés sur la voiture, ou visent à l’émancipation de la femme ; certains même portent un projet politique plus global et se revendiquent d’idéaux de gauche et d’extrême-gauche.
La société actuelle se caractérise par une forte individualisation et par la perte d’influence des institutions totales (couvent, prison, asile, etc.) dans la fabrication des modes de vie. Elle se caractérise également par une plus forte dépendance des individus, en particulier par rapport aux objets de la vie quotidienne produits de manière industrielle, du fait de leur complexité intrinsèque et parfois de l’obsolescence programmée, ce qui engage les individus dans des pratiques de consommation intense. Dans ce contexte, les ateliers d’autoréparation de vélos constituent un objet d’étude particulièrement fécond car ils visent à renforcer l’autonomie des individus en leur apprenant à réparer eux-mêmes leur vélo et constituent des lieux alternatifs de socialisation. À ce double titre, ils pourraient participer à la construction de modes de vie alternatifs.
La problématique générale consiste donc à se demander si au-delà de l’objet premier de renforcer l’autonomie par l’apprentissage de la réparation, la participation à l’atelier n’engage pas des changements plus globaux dans la vie des participants : évolution de ses représentations, affirmation de son identité de genre, évolution de l’ensemble de son mode de vie autour de pratiques plus durables, etc. On s’interroge également sur la portée politique de ces collectifs : d’autres valeurs plus larges que la pratique du vélo ne se cristalliseraient-elles pas autour de l’atelier, constituant des éléments d’un projet de société, même pour les ateliers qui ne sont pas explicitement engagés dans un projet politique d’émancipation ?
La première étape de la recherche consiste dès lors à proposer un cadre qui permette de penser la question du changement de mode de vie en la replaçant dans les transformations de la société. Pour éclairer ces transformations et comprendre le changement, Alexandre Rigal retrace le processus d’individualisation qui a fabriqué progressivement nos modes de vie contemporains, et met en lumière ses paradoxes. La sociologie distingue deux temps dans ce processus d’individualisation.
Un premier processus d’individualisation serait né du fait de la christianisation, de la Renaissance, des Lumières et de la Révolution française. Il se caractérise d’abord par le détachement de l’individu de ses groupes originels d’appartenance, en parallèle de la montée de l’Etat moderne et de l’affaiblissement du féodalisme. Avec la Révolution industrielle, la division du travail et l’urbanisation conduisent à la multiplication des groupes d’appartenance et à l’anonymisation des individus qui dès lors subissent moins de contraintes normatives que lorsqu’ils vivaient au sein d’un groupe d’appartenance plus fort. Dans le même temps, on voit l’émergence des droits des individus, qui deviennent sources d’action et de décision. Ce nouveau modèle est véhiculé par des institutions de socialisation comme l’école, qui se généralisent et conduisent à la fabrication d’individus génériques, autonomes, réflexifs et disposant d’une vie privée. L’individualisation devient la norme dominante.
Après la Seconde Guerre mondiale, la critique et le rejet massif des institutions étatiques et religieuses marquent le début de la deuxième individualisation. Celle-ci se caractérise par le rejet des valeurs universelles caractérisant la première individualisation, et par un intérêt nouveau pour la singularité et les catégories de pensées minoritaires. Ce tournant s’accompagne de l’apparition d’expérimentations diverses et de mouvements de pensée alternatifs : néo-ruraux, hippies, ou encore féminisme, mouvement homosexuel, etc. C’est à cette époque qu’apparait le militantisme écologique. Ces expérimentations variées et leurs critiques des institutions produisent un renforcement de la différenciation des individus, qui cherchent à approfondir et à affirmer leur singularité.
Ces processus d’individualisation ne sont pas sans paradoxes : si l’individualisation généralisée est devenue la norme, les individus ont également perdu de leur autonomie d’action en lien avec l’importance du rôle de l’Etat dans la vie quotidienne d’une part et l’industrialisation et les nombreux moyens et facilités de consommation qu’elle offre d’autre part.
Le cadre théorique posé permet ainsi d’éclairer comment et selon quelles modalités les ateliers d’autoréparation de vélos participent (ou non) à la transformation des modes de vie, au-delà d’une simple acquisition d’autonomie par l’apprentissage de compétences.
Afin de répondre à la problématique, Alexandre Rigal a commencé par brosser le portrait de ces lieux collectifs d’apprentissage, de leurs influences et appartenances, des pratiques qu’ils proposent, à travers une exploration des sites web des ateliers du réseau l’Heureux Cyclage. Cet état des lieux a permis d’identifier différents types d’ateliers et d’en cibler deux, les ateliers centrés sur la pratique de la mécanique et ceux qui sont également des lieux d’expérimentation politique.
Deux ateliers ont été identifiés comme représentatifs de ces deux types particuliers, l’atelier Pignon sur Rue à Ambilly pour le premier et l’atelier du P’tit Vélo dans la tête à Grenoble pour le second. L’atelier Pignon sur Rue, fondé il y a deux ans, compte plus de mille adhérents, un salarié temporaire et un salarié permanent, qui est l’un des fondateurs de l’atelier. Très centré sur la mécanique, l’atelier se distingue des ateliers à visées politiques, dans l’optique de ne pas exclure d’usagers. Il est inséré dans le tissu politique et administratif de son agglomération, afin de promouvoir des aménagements cyclables.
L’atelier du P’tit Vélo dans la Tête est le plus ancien atelier encore existant en France, fondé il y a environ 25 ans. Géré par des bénévoles, il compte plus de mille adhérents. On y organise des véloparades, des vélorutions et d’autres animations issues de la contre-culture cycliste ; la « non-domination » y est une valeur centrale.
Ces deux ateliers ont fait l’objet d’une enquête de terrain approfondie, qui s’est appuyée sur la description et l’analyse fine des lieux, de l’aménagement des locaux, des pratiques qui ont lieu dans les ateliers, des apprentissages qui sont proposés. En plus de cette analyse, quarante entretiens semi-directifs ont été menés avec des salariés, des bénévoles, des adhérents et d’anciens adhérents.
Les ateliers cherchent à accroître la « vélonomie » : ce terme recouvre d’une part l’acquisition de compétences cyclistes chez les individus, d’autre part le remplacement symbolique du préfixe « auto », rappelant l’automobile, par celui de « vélo ». Ainsi, ils définissent l’autonomie que procure le vélo par opposition à l’hétéronomie liée à la voiture, moyen de transport encombrant, dépendant du pétrole, de la fluidité de la circulation, etc. En permettant de s’affranchir de ces contraintes, le vélo est alors un vecteur d’autonomie, et même d’« auto-émancipation ». Les ateliers définissent ainsi leur projet en opposition à la voiture, dont il s’agit de diminuer l’usage pour le remplacer par le vélo. Les noms des ateliers témoignent de cette volonté de changement : « Place au Vélo », « Change de Chaîne », Osez l’vélo », etc. Pour promouvoir ce changement, il s’agit de redorer l’image du vélo ; les arguments des ateliers s’appuient notamment sur la mise en avant de l’efficacité du vélo par rapport à la voiture.
Mais cette efficacité, fréquemment attribuée aux objets techniques, est issue de l’industrie. En d’autres termes, l’analyse révèle que le vélo participe du monde industriel, bien que ce trait puisse être gommé dans les discours des ateliers. Cependant, c’est d’une économie industrielle alternative qu’il s’agit dans les ateliers ; elle est développée à travers le recyclage des déchets de l’industrie classique : d’anciens vélos sont réparés au lieu d’être jetés, de nombreuses pièces détachées récupérées de vélos inutilisables sont réutilisées pour la réparation. De plus, cette économie industrielle alternative offre la possibilité de faire diminuer la dépendance de l’individu par la pratique de l’autoréparation.
La volonté d’« auto-émancipation » se manifeste dans les ateliers par une absence quasi-totale de contraintes : peu de formalités dans les manières de s’adresser les uns aux autres, heures d’ouverture flexibles, organisation de l’espace très ouverte, ouverture des ateliers sur l’extérieur via la récupération de vélos et les événements comme les véloparades, etc. De plus, les ateliers offrent une multitude de prises, c’est-à-dire de possibilités d’action sur et grâce à un objet. Outre des centaines d’outils de réparation de vélo, on y trouve toutes sortes de vélo, des plus anciens aux plus récents, des vélos de randonnée aux vélos d’appartement, des vélos pliables aux tandems et aux vélos carrioles. Il s’agit de mettre en lumière l’éventail des possibles que permet l’usage du vélo. Enfin, l’atelier est aménagé comme un espace public hospitalier, dont l’accès est gratuit ; on y trouve des cuisines, des bibliothèques, des journaux, etc. favorisant ainsi les discussions et le partage des connaissances, au-delà de la mécanique. Les bibliothèques sont alimentées d’ouvrages et de journaux correspondant aux valeurs des ateliers : non-domination, émancipation des femmes, etc.
Les ateliers d’autoréparation de vélos sont ainsi des lieux propices à initier ou à accueillir des changements de modes de vie. Alexandre Rigal identifie trois types de trajectoires de changement qui démarrent ou se prolongent au sein des ateliers d’autoréparation de vélos ; ces trajectoires concernent environ les trois quarts des quarante enquêtés de l’échantillon. Pour le dernier quart, la fréquentation de l’atelier n’a pas entraîné de changement de mode de vie en profondeur.
Le premier type de changement, qui concerne neuf enquêtés, est qualifié d’Extension : la pratique du vélo s’intègre dans un mode de vie composé de différentes pratiques qui s’unifient autour de valeurs communes, contre-culturelles et de gauche. Un individu se saisit d’une nouvelle pratique, la réparation de vélo, qui présente un air de famille avec des pratiques qu’il exerce déjà. Certains des enquêtés fréquentent l’atelier parmi une série d’autres associations et y consolident leur pratique du vélo, d’autres trouvent dans l’atelier le moyen de rassembler leurs pratiques éparses. Ainsi pour l’un des enquêtés, l’atelier permet de faire converger une pratique du vélo, un militantisme associatif et des convictions écologiques.
La Polarisation est le second type de changement identifié ; il concerne onze enquêtés. Initialement simple pratique, le vélo devient progressivement une passion qui polarise toutes les autres pratiques et monopolise le temps et les désirs de l’individu. La trajectoire de l’un des enquêtés en témoigne : d’un goût pour le vélo à l’université, il en vient à fonder un atelier d’autoréparation de vélos, à animer un local vélo sur un campus et à collectionner des vélos anciens. La pratique de la mécanique cycliste est devenue un trait qui définit son identité : il se fait régulièrement accoster par des personnes dans la rue qui lui demandent des conseils de réparation. Son goût pour cette pratique constitue ainsi son identité, tant par autodéfinition que par le regard des tiers. La pratique de la mécanique cycliste irrigue ainsi l’ensemble de la vie de l’individu, loisirs, bénévolat et travail salarié. Une caractéristique que l’on retrouve chez tous les enquêtés dont le mode de vie est en voie de Polarisation.
Le troisième type de changement identifié, qui concerne neuf enquêtés, est la Conversion, notion issue du vocabulaire théologique et philosophique. Il s’agit d’une transformation radicale du mode de vie, qui est d’abord individuelle mais s’entretient ensuite au sein d’un groupe. Il peut s’agir par exemple d’un ancien ingénieur automobile qui a décidé de rompre avec un mode de vie et un métier qui lui semblait absurde pour partir voyager à vélo puis se faire recruter par un atelier d’autoréparation. Pour les enquêtés, le nouveau mode de vie résulte le plus souvent d’expériences négatives dans la vie professionnelle antérieure (tensions au travail, sentiment d’une absence de sens de l’activité exercée), propices à une remise en question et à la formulation de nouveaux projets. Le changement de mode de vie implique souvent des moyens financiers beaucoup plus limités et la perte d’un certain statut social, ce qui peut créer des tensions, notamment avec la famille. Mais contrairement au processus de polarisation qui s’articule d’abord autour du goût pour une pratique, la conversion engage tout le sens de l’existence et implique une rupture avec la socialisation primaire et les modèles de vie hérités de l’enfance.
Ainsi, les ateliers d’autoréparation de vélos, qu’ils soient centrés sur la pratique ou portent un projet politique fort, sont des lieux propices pour initier ou accueillir des changements de modes de vie qui prennent des formes diverses. Si pour certains, le changement part d’une pratique, la réparation de vélo, qui prend une place croissante et peut polariser l’ensemble du mode de vie, c’est parfois tout le système de valeurs de l’individu qui est impacté par le changement.
L’atelier d’autoréparation de vélos, par les prises qu’il offre, les valeurs qu’il véhicule, le projet qu’il porte ou les discussions entre membres qu’il permet, est un lieu de consolidation de ces nouvelles trajectoires. En accueillant et en accompagnant ces changements de modes de vie qui font une plus grande place au vélo, l’atelier s’insère dans le système vélo et constitue un lieu propice à la transition écologique.
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Lire l’article issu de la recherche : Changing habits in the cycling subculture: the case of two bike workshops in France
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