Selon Mimi Sheller, la mobilité, aussi bien que l’absence de mobilité, peut être un moyen pour les pouvoirs en place d’exercer un contrôle sur les populations, en particulier à la suite d’une catastrophe naturelle.
La mobilité durable est liée à la mobilité juste : j’aimerais développer ce que j’entends par là, partir de l’exemple des catastrophes naturelles et de ce qui se produit quand les systèmes de mobilité ne fonctionnent pas, car ce sont là des situations dans lesquelles nous prenons le mieux conscience des inégalités en matière de mobilité. On décrit souvent la durabilité comme comprenant trois piliers : un pilier écologique, celui du développement durable, un deuxième économique, une chose est-elle économiquement durable ou non ?, et un troisième qui a trait à la durabilité sociale et concerne la démocratie, l’équité et la justice. Quand on parle de durabilité et de mobilité durable, il faut donc prendre en considération les questions de justice environnementale, économique et sociale constitutives de ce qui fait qu’une chose est durable.
L’expression de « mobilité juste » permet de réfléchir sur tout ce qui peut rendre équitable et juste la capacité des êtres à être mobile, ce qui commence par la liberté de décider soi-même de ses mouvements. À mes yeux, l’esclavage, dont j’ai étudié l’histoire ainsi que celle de son abolition, constitue le cas extrême d’absence d’autodétermination de ses mouvements, d’un état dans lequel on est immobilisé par quelqu’un d’autre. Il suffit de penser aux personnes enchaînées ou en prison, privées de toute liberté de décider de leurs mouvements.
En deuxième lieu vient la motilité, le potentiel de mobilité. La motilité ne se réduit pas à des capacités physiques, elle intègre des compétences culturelles, un savoir-faire et des formes d’accès potentiels divers, que l’on n’utilise pas nécessairement mais qui permettent d’avoir la possibilité de choisir quand et comment l’on veut être mobile. Ce sont ces capacités que nous appelons la motilité.
Enfin, je fais également référence à la notion de capacité à la mobilité, m’inspirant en cela de la théorie des capabilités, qui signifie que nous n’avons pas seulement un droit à la mobilité mais qu’il est nécessaire de garantir les capacités des gens à être mobiles. Ces trois éléments conjugués, autodétermination, motilité et capacité à la mobilité composent ce que j’appelle la mobilité juste.
Lors de certaines catastrophes naturelles, on assiste à un échec complet de la mobilité juste. Je vais en donner deux exemples : d’abord celui de l’ouragan Katrina qui a frappé la Nouvelle-Orléans ainsi que celui, plus récent, de l’ouragan Sandy et des dégâts qu’il a causés sur la Côte Est des États-Unis. En second lieu, je parlerai du séisme qui s’est produit en Haïti en janvier 2010. Les leçons de la Nouvelle-Orléans : après le passage de l’ouragan Katrina, on a vu la ville disparaître sous les eaux. Plus récemment, lors de l’ouragan Sandy, le quartier de Lower Manhattan a été complètement inondé et certains des quartiers périphériques de Manhattan ont été recouverts par une énorme quantité d’eau, d’une manière qui avait été prévue et attendue, mais à laquelle personne n’était vraiment préparé. Lorsqu’un réseau de transport est entièrement paralysé, on constate que les catastrophes naturelles, bien sûr, n’épargnent personne, mais qu’elles touchent davantage les zones pauvres et marginalisées que les centres, les lieux de pouvoir et les personnes dotées d’un potentiel de mobilité plus élevé. À la Nouvelle-Orléans, on a ainsi vu des digues submergées, en particulier dans les quartiers les plus pauvres, et des routes impraticables, et on a constaté que les personnes qui avaient pu se mettre à l’abri étaient celles qui avaient accès à des voitures leur permettant de partir rapidement. Ceux qui n’avaient pas de voiture, qui n’avaient peut-être pas même un ticket de bus ni un endroit où se réfugier, ont été abandonnés à leur sort.
Tout ceci renvoie à ce qu’Elliot et Urry appellent le « capital réseau ». Cette notion recouvre tout ce qui constitue la capacité à être mobile : l’argent, les papiers d’identité, les qualifications, les accès aux réseaux, aux systèmes d’informations mobiles et aux points de contact, la capacité physique à se mouvoir mais aussi la capacité à communiquer, à utiliser des téléphones et d’autres outils de communication, à fixer des lieux de rendez-vous et à disposer de véhicules, d’infrastructures, de temps et d’autres ressources d’organisation. Ce sont là toutes les formes de capital réseau qui font défaut aux personnes laissées pour compte lors d’un cataclysme comme l’ouragan Katrina. La presse s’en est fait l’écho à l’époque, le New York Times par exemple : « Les victimes étaient pour la plupart des Noirs et des pauvres. Ils triment dans les coulisses des hauts lieux du tourisme, habitants de quartiers délabrés dont on savait depuis longtemps qu’ils seraient les premiers touchés si les digues venaient à céder. Faute de voiture ou d’argent pour prendre le bus et fuir à temps, ils ont été abandonnés sur place, à cause de l’incapacité à élaborer un plan de sauvetage pour le jour où se produirait le pire». Dans la recherche sur les transports, on a beaucoup étudié ce que certains qualifient d’apartheid des transports ou la question du droit à la ville. Qui a les moyens d’être mobile et d’aller et venir dans la ville et qui en est privé ? Si l’on se penche maintenant sur le séisme qui s’est produit en janvier 2010 en Haïti, on a là un exemple encore plus excessif du type d’inégalités que les suites d’une catastrophe naturelle révèlent au grand jour en matière de capacité à la mobilité. J’ai travaillé en Haïti, avec une équipe de recherche financée par la National Science Foundation, sur les questions de participation locale à la reconstruction des réseaux d’eau et d’assainissement. Le séisme a eu lieu en janvier 2010, j’étais sur place en mai et en juin, puis en juillet et en août de la même année, et j’ai été témoin de l’ampleur des inégalités en matière de mobilité. Aussitôt après le séisme, l’armée américaine est arrivée et a pris le contrôle de l’aéroport de Port-au-Prince avant même d’y avoir été conviée. Cela met en évidence le fait que le système aérien et l’accès que nous y avons, dépendent au fond de l’autorisation de voler que le pouvoir militaire accorde à l’aviation civile. Lors d’une catastrophe, les avions civils peuvent être immédiatement interdits de vol et ce sont les forces militaires qui ont le véritable contrôle de l’espace aérien. On a donc vu tout de suite l’armée en prendre le contrôle. Par la suite, les étrangers pouvaient arriver en Haïti pour venir en aide aux sinistrés, alors que les Haïtiens n’avaient aucune possibilité de quitter l’île. De fait, certains sinistrés ont commencé à prendre la mer sur de petites embarcations dans les mois qui ont suivi le séisme, mais ils ont été interceptés par les gardes-côtes américains et renvoyés en Haïti.
Lors d’une catastrophe naturelle, on voit donc des secours, des aides humanitaires, des moyens humains et matériels affluer dans le pays, alors que très peu de gens sont en mesure de quitter la région sinistrée. C’est surtout le cas des plus pauvres : 30 000 Haïtiens environ ont pu quitter le pays juste après le séisme, mais il étaient en général munis de passeports américains, ou c’étaient des personnes qui avaient déjà un passeport et un visa leur permettant de fuir, via Saint-Domingue et la République dominicaine. Il ne s’agissait là que d’une minorité, la vaste majorité est restée consignée dans ce qu’on a appelé des « camps de déplacés internes ». Pour illustrer le contraste, voici la vue que j’avais depuis le hublot de l’avion me conduisant en Haïti, moi qui ai ce pouvoir d’avoir un passeport, d’être vaccinée, d’avoir de l’argent pour acheter un billet, pour avoir un smartphone qui me permet d’accéder non seulement à Internet mais à des cartes géographiques, à ces excellentes cartes de Google Earth sur lesquelles on voit toute la géographie d’Haïti. Aucun habitant de l’île n’avait accès à aucune de ces formes de mobilité ou de capital réseau. Par opposition à cela, pensons au type de mobilité auquel ont accès les Haïtiens. Ils ont leurs bus, ces beaux bus de toutes les couleurs baptisés tap-taps et sur lesquels l’une des décorations classiques est un avion peint couvrant tout le toit. Les passagers sont assis sur le toit du bus avec leurs bagages, et la plupart d’entre eux ne sera jamais plus proche d’un voyage aérien, parce qu’ils n’ont ni passeport ni visa, et en sont ainsi réduits à s’asseoir sur le toit d’un bus brûlant et poussiéreux, sur une parodie d’avion, au contraire des personnes qui viennent leur porter secours. On a donc une sorte de militarisation de l’espace aérien et cette liberté d’accès accordée aux étrangers dotés d’un capital réseau, que l’on peut mettre en contraste avec ceux qui en sont privés. Il est également important de se demander comment tout cela renvoie aux relations de pouvoir au sens large dans les Antilles. Les catastrophes naturelles constituent des situations extrêmes, mais on peut également réfléchir au tourisme, considéré comme une forme d’accès de ceux qui ont une capacité à la mobilité leur permettant de se rendre dans un lieu, d’en profiter, puis de repartir pour rentrer chez eux quand ils le veulent, tandis que les gens qui travaillent dans les zones touristiques sont souvent privés de cette capacité à circuler de la même façon. Réfléchir sur les systèmes de mobilité défaillants est donc pour moi une façon de dévoiler les dynamiques de pouvoir qui sous-tendent en permanence nos systèmes de mobilité, même si nous avons tendance à ignorer le plus souvent ces inégalités.
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Pour citer cette publication :
Mimi Sheller (27 Septembre 2013), « Catastrophes naturelles, mobilité et inégalités », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/1307/catastrophes-naturelles-mobilite-et-inegalites
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