Qu’est-ce que la justice mobilitaire ? C’est la question à laquelle répond Mimi Sheller en partant du constat que si le droit à la mobilité est une liberté à conquérir, ses restrictions sont aussi à la base de nombre d’inégalités, à l’échelle de la rue comme à l’échelle de la planète. La crise urbaine avec ses inégalités d’accès aux transports et aux aménités de la ville, la crise migratoire avec ses mouvements de populations et les murs qui les empêchent, la crise environnementale avec l’exploitation des matières premières des pays pauvres par les pays riches : toutes trouvent un dénominateur commun dans cette mobilité toujours disputée. Pourquoi alors ne pas réunir les luttes sous cette bannière et mettre en place des communs de mobilité ?
J’ai écrit le livre Mobility Justice parce que j’étais inquiète de constater que nous parlons beaucoup d’une transition durable, mais qu’elle n’arrive pas assez vite. Nombre de politiques visant à basculer vers un monde bas-carbone et post-automobile semblent bloquées. Nous avons toujours une culture de la voiture, nous utilisons toujours beaucoup d’énergie… et cela ne change pas très vite.
L’idée de la justice mobilitaire est de penser ensemble une triple crise opérant à différentes échelles. Nous ne pouvons pas simplement répondre à la crise de durabilité à l’échelle urbaine. Il y a une crise urbaine, c’est vrai, concernant la mobilité et les transports, et le défi est d’essayer de construire un système de transport plus vert, plus durable. Mais il y a aussi la crise climatique qui concerne le CO2 et le réchauffement climatique, et les risques et catastrophes naturelles qui l’accompagnent, avec l’idée que les villes et les pays doivent se préparer à se remettre de ces catastrophes, s’adapter et réduire leurs émissions de carbone. Troisièmement, il y a aussi une crise migratoire liée aux deux premières. On a le sentiment que le monde est sous pression. Les gens commencent à se déplacer et les pays des zones les plus riches sont nerveux. Tous commencent à se tourner vers ces mouvements d’extrême-droite racistes et ethnocentriques qui construisent des murs, ferment les frontières, empêchent les réfugiés d’entrer et abandonnent les politiques humanitaires nées au XXe siècle, qui disaient que nous avions tous le droit de nous déplacer et d’échapper aux persécutions. Je crois que nous devrions aussi avoir le droit d’échapper à un climat changeant, un climat intenable et invivable.
Donc c’est une combinaison de crises qui sont toutes, je crois, des crises de la mobilité : la mobilité du quotidien, des déplacements en ville, la mobilité des ressources dans le monde qui influe sur le climat, et la mobilité des personnes au-delà des frontières et des nations. J’ai l’impression que nous avons morcelé nos approches de la mobilité.
Il y a ceux qui travaillent sur les transports et gèrent la question de la transition vers des transports durables. Il y a ceux qui travaillent sur les migrations, les frontières et les déplacements des personnes dans le monde. Et enfin il y a ceux qui travaillent sur une solution climatique à une échelle plus large. Ils ne se réunissent pas toujours pour avoir une réflexion d’ensemble. Il y a donc des mouvements pour la justice climatique, des mouvements pour la justice migratoire, des mouvements pour la justice des transports et pour la justice raciale, etc. La justice mobilitaire embrasse tous ces domaines et nous aide à comprendre les liens qu’ils entretiennent entre eux : ce sont des solutions transversales, intersectionnelles et multiscalaires qui mobiliseront, je pense, assez de gens prêts à agir s’ils voient que ces problèmes sont liés.
Je parle d’une perspective de justice mobilitaire parce qu’il y a eu dans le passé un intérêt pour différentes théorisations de la justice. La première est ce que nous appelons la justice distributive, c’est-à-dire que si nous avons tous accès aux mêmes biens, nous aurons davantage d’égalité et de justice. L’approche de la justice en termes de transports a donc été une approche distributive, l’idée qu’il faut rendre nos systèmes de transport accessibles à tous. Mais la limite à cela a concerné les personnes à inclure dans la planification des transports et les prises de décision. C’est un fait que nombre de ceux qui sont impliqués dans la construction et la gestion des systèmes de transports sont des hommes et pas des femmes, sont généralement issus du groupe ethnique majoritaire dans tous les pays et ne comprennent pas toujours des minorités, ni des personnes avec un handicap ou d’autres difficultés.
Donc la justice distributive dans les transports a été limitée. En réponse, il y a la notion de justice délibérative, qui demande « Ok, qui est inclus ? Qui participe à la prise de décision ? Qui planifie ? Qui conçoit nos systèmes de transport et autres types d’infrastructures urbaines ? » La justice délibérative était donc une façon d’élargir le cercle (ajouter de la diversité dans le processus délibératif) mais elle a aussi certaines limites, parce que tout le monde ne peut pas participer de façon égale. Certaines personnes, certaines voix ont plus de pouvoir et d’influence que d’autres, et certaines personnes ne sont pas à l’aise lorsqu’il s’agit de participer à ce type de processus.
La justice procédurale est alors le niveau suivant de la réflexion sur la possibilité d’arriver à un processus délibératif plus juste auquel les gens pourraient participer. Elle nous aide à atteindre davantage de justice distributive. Mais cela aussi a ses limites, car on n’accorde pas la même importance à toutes les formes d’expression et d’énonciation de ses propres besoins, et cela a conduit à l’idée d’une justice épistémique, c’est-à-dire l’idée que certaines personnes ont peut-être une vision du monde et un système culturel différents, qui ne correspondraient pas à la façon actuelle de penser et de planifier les transports. Ainsi par exemple, la vision du monde des peuples autochtones ne sépare peut-être pas les hommes et la nature de la même façon que nous le ferions dans un contexte occidental. Il devient difficile d’articuler le besoin de protéger le monde dans ce type de spiritualités ou pour les générations futures si on est dans un cadre qui a déjà séparé les humains de la nature.
Ces différents niveaux de justice entrent dans la réflexion sur la justice mobilitaire, comme une forme de justice en elle-même mobile, qui doit circuler entre différents domaines et terrains pour offrir une vision plus holistique et inclusive de la justice. Cela signifie que différents groupes auront leur mot à dire sur ce qu’il se passe, par une critique des systèmes de pouvoir existants dans les domaines de la planification de la mobilité, de l’urbanisme et du contrôle des frontières dans leurs différentes dimensions.
Le livre est divisé en chapitres qui traitent différentes échelles. J’ai pensé que cette attention aux échelles était une bonne façon d’organiser la pensée, même si je conçois ces échelles comme toujours interconnectées et simultanées. Nous avons affaire à une série de relations complexes entre les différentes échelles. Je commence avec le corps puis je m’intéresse à la rue et à la structure des transports, puis à la ville, à toute l’infrastructure de villes et de l’urbanisme, puis à la nation et à l’idée de frontière nationale et à l’échelle nationale et ses liens avec la migration mais aussi avec le tourisme. Et enfin la planète dans son ensemble : je réfléchis à la question climatique en termes de circulation d’énergie et de ressources.
À l’échelle du corps, nous pouvons penser à l’influence du genre, de la race, de la sexualité et de la classe sur la façon dont les personnes se déplacent dans le monde et sur leur liberté de mouvement. C’est de l’intersectionnalité au sens où en fonction de nos capacités physiques, notre environnement peut être incapacitant pour nous de différentes façons et influer sur notre mobilité. Un environnement peut être incapacitant physiquement, mais aussi parce que les minorités raciales, sexuelles ou de genre n’ont pas le droit de s’y déplacer ou s’exposent à des violences. La violence contre les femmes, contre les personnes transgenres, contre les minorités raciales empêche leurs déplacements dans l’espace physique. La justice mobilitaire doit donc s’attaquer d’abord à la question de l’expérience personnelle, humaine, incarnée, et au droit de se déplacer sans être contraint par les autres ou limité par la ségrégation ou par des formes d’environnement bâti qui ne sont pas accessibles. Il y a des problèmes d’accessibilité.
Un certain nombre de mouvements sociaux ont émergé autour des droits à la mobilité de différents groupes. Les premiers mouvements féministes organisaient ainsi des marches Take back the night pour répondre à la violence sexuelle contre les femmes. Les chercheurs critiques sur le handicap se sont également engagés dans de nombreux mouvements sociaux face au manque d’accessibilité des métros et des transports publics. Ils ont fait des actions en fauteuil et des sit-in en occupant des lieux publics. Le mouvement Black Lives Matter a mobilisé contre le harcèlement des minorités par la police aux États-Unis dénonçant les fouilles au corps, les infractions sanctionnant la façon de marcher, ou encore les contrôles au faciès des conducteurs.
Ces mouvements se sont déjà attaqués au problème de la justice mobilitaire et tendent à arriver à ce que j’appelle l’échelle de la rue et des systèmes de transport, et ceux qui peuvent les utiliser, la façon dont ils sont conçus pour privilégier différents groupes et différents quartiers de diverses façons. Comment obtenir aussi la justice mobilitaire dans les domaines de la planification, de la conception et de la mise en œuvre des systèmes de transport urbains ?
À l’échelle nationale nous faisons face à une série de problèmes tout à fait différents en lien avec la citoyenneté, la migration, la question de savoir qui a le droit d’entrer, qui a le droit de rester, de devenir résident et citoyen. Ces possibilités ont été de plus en plus limitées et organisées en fonction de divisions ethno-raciales, en particulier aux États-Unis. C’est très problématique parce que les États-Unis sont un pays d’immigration. C’est aussi un pays qui a une histoire coloniale, qui a pris la terre des Amérindiens et exclut maintenant des personnes autochtones et originaires d’Amérique centrale qui arrivent par le Mexique et essayent d’entrer. Il a une histoire liée à l’esclavage, l’histoire raciale de Jim Crow et de la ségrégation. Tout notre environnement bâti a été construit sur ces exclusions raciales et sur la suprématie blanche qui se manifeste actuellement par nos politiques d’immigration et de la gestion frontières. Les mouvements sociaux qui s’y opposent sont importants, nombreux et divers. Les bouleversements de la politique nationale américaine ont provoqué des protestations et il y a actuellement des décisions de justice qui sont contestées pour empêcher le gouvernement Trump d’imposer ces politiques qui mènent directement à la mort des gens. Les gens meurent à la frontière, les gens meurent dans le désert, les gens meurent en mer. On observe la même chose de façon différente en Europe, avec la crise migratoire et la mort d’hommes qui traversent la Méditerranée en bateau, mais le contexte historique est différent.
Enfin, dans le livre, un chapitre s’intéresse à ce que j’appelle l’échelle planétaire. Je veux dire par là que nous vivons dans un système d’urbanisation planétaire. Cela signifie que les villes du Nord global, les villes des zones prospères du monde, sont construites avec des ressources qui viennent nécessairement du monde entier. Les forages pétroliers, l’extraction de métaux et d’énergie, l’énergie hydroélectrique, et toute l’alimentation issue des récoltes, les plantations, toutes ces choses affluent vers les régions riches de la planète, alors que d’autres zones souffrent du changement climatique causé par ces mêmes modes de consommation, ou ce que j’appelle surconsommation, des pays riches. Donc quand nous pensons à la justice mobilitaire, nous devons prendre en compte l’échelle planétaire, parce que c’est celle de la circulation des flux d’énergie, une sorte de métabolisme des ressources naturelles. Le problème, si nous rendions juste les sociétés d’Union européenne ou d’Amérique du Nord vertes et durables, c’est que nous pourrions en même temps continuer à importer des produits issus de l’agriculture du reste du monde, nous serions toujours en train de construire avec des métaux extraits dans d’autres parties du monde, en train d’utiliser du lithium dans les batteries de nos voitures électriques. Et cela ne mènerait pas à un monde durable. Nous serions peut-être dans notre propre bulle de durabilité mais nous externaliserions les coûts et les dommages du changement climatique, l’instabilité climatique affecterait encore d’autres lieux, de même que la pollution et les déchets.
Donc pour moi, la clé ultime de la justice mobilitaire est de repenser nos modes de vie de façon locale, urbaine, nationale et planétaire. Parce que nous sommes tous citoyens du monde, nous avons une seule planète et nous devons trouver des façons de la partager.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
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Pour citer cette publication :
Mimi Sheller (26 Novembre 2019), « De la rue à la planète : la justice mobilitaire peut-elle rassembler les luttes ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/13110/de-la-rue-la-planete-la-justice-mobilitaire-peut-elle-rassembler-les-luttes
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