Le mouvement locavore affirme qu’une réduction des « kilomètres alimentaires » a un impact social, environnemental et économique positif. Pour rendre compte de la totalité des coûts de la production alimentaire locale, il faut pourtant dépasser le simple chemin entre la production et l’assiette et prendre en considération de façon plus large toutes les relations économiques et sociales translocales. À l’aide d’une approche ethnographique multiméthode, ce projet se penche sur les coûts de la production alimentaire locale, en accordant une attention particulière aux migrations internationales de travail qui sont essentielles au maintien du secteur agricole de Nouvelle-Écosse.
En Nouvelle-Écosse, la relocalisation du système alimentaire a constitué l’une des principales priorités dans la bataille pour soutenir les agriculteurs locaux et promouvoir la sécurité alimentaire (ou l’accès à une nourriture saine et abordable). Deux modèles étroitement liés d’alimentation locale sont à l’avant-garde de cette bataille : le modèle du marché de producteurs (Farmers’ Market), où les producteurs vendent des aliments produits localement à des marchés locaux, et le modèle de l’AMAP (Community Supported Agriculture) dans lequel les consommateurs s’abonnent généralement pour recevoir de façon régulière les produits de certains agriculteurs locaux. Les deux modèles sont considérés comme des contributions à la durabilité de l’agriculture locale, réduisant l’empreinte carbone et garantissant l’accès à des aliments frais et locaux. Ce projet questionne cette hypothèse, en étudiant les externalités d’un système généralement considéré comme établi et organisé en interne.
Au centre de la recherche, on trouve trois groupes d’acteurs : les agriculteurs qui produisent ; les travailleurs dont les bras sont nécessaires à cette production ; les consommateurs qui achètent les produits. Parmi les travailleurs, on peut identifier différents modèles de mobilité et d’immobilité correspondant au statut de résidence. Si une partie de la main d’œuvre est « locale », un nombre croissant de travailleurs sont des migrants qui contribuent de façon saisonnière à la production alimentaire et aux secteurs de la transformation en Nouvelle-Écosse, circulant ainsi entre la province et leur pays d’origine. Dans le contexte néo-écossais, ces travailleurs sont employés dans des exploitations éloignées des marchés de producteurs où sont vendus les fruits de leur labeur. Ainsi, les coûts environnementaux et sociaux de leur mobilité saisonnière sont inconnus ou ignorés des consommateurs, qui cherchent à acheter des produits locaux dans l’objectif d’adopter une conduite éthique et de réduire leur impact environnemental.
En recueillant et en étudiant ensemble les expériences, les points de vue et les objectifs des agriculteurs, des travailleurs et des consommateurs, les chercheurs cartographieront le paysage social du secteur agricole et du mouvement locavore en Nouvelle-Écosse. De plus, en accordant la priorité à la main d’œuvre et à la mobilité qui sous-tend ce secteur, ils questionneront les idées généralement admises sur le local – des idées qui sont utilisées pour promouvoir des formes locales de consommation – et proposeront ainsi un tableau alternatif solide et nuancé de l’économie politique internationale du mouvement locavore de Nouvelle-Écosse, ses contradictions et son potentiel. Cette recherche rendra compte des transitions de l’agriculture et des sources de revenu en contexte rural, ainsi que des évolutions des politiques liées à ce secteur et de leurs conséquences pour le recrutement et la conservation de la main d’œuvre.
À la suite de la mise en œuvre de politiques d’ajustement structurel depuis les années 1960, l’économie agricole canadienne et les systèmes d’alimentation locale qui en découlent sont devenus de plus en plus dépendants des marchés internationaux. Cette transformation a eu pour conséquence d’augmenter l’ampleur de la production et de la distribution agricoles tout en faisant diminuer leur viabilité pour les producteurs. Le prix élevé des terres, les réglementations considérables et la forte concurrence de l’agribusiness empêchent les aspirants agriculteurs de se lancer dans le secteur et font obstacle à la réussite de ceux qui l’osent. L’une des rares mesures d’économie dont peuvent bénéficier les agriculteurs canadiens est le recrutement de travailleurs migrants, par le biais du programme canadien des travailleurs saisonniers (SAWP). Le recrutement d’une main d’œuvre étrangère temporaire est devenu une stratégie utilisée de façon continue, presque permanente, par l’État canadien et les employeurs. Contrairement aux autres travailleurs temporaires, ceux recrutés par le SAWP se voient généralement interdire toute demande de résidence permanente dans le cadre du programme fédéral et, en conséquence, le programme contribue à une production systémique, légale et normalisée d’une série de statuts d’immigration précaires ou lacunaires. La Nouvelle-Écosse constitue un poste d’observation privilégié pour l’analyse du SAWP, de l’économie internationale de la production agricole contemporaine et de sa relation aux mouvements locaux visant à promouvoir des modes de vie durables et des systèmes alimentaires équitables.
Les caractéristiques essentielles du système de production alimentaire de Nouvelle-Écosse sont : un déclin du revenu net des exploitations, une augmentation de la dette, un mouvement fort pour une alimentation alternative, une population rurale vieillissante et en baisse, une proportion relativement élevée de petites exploitations et une augmentation des agriculteurs dans le dernier recensement quinquennal, dont une part importante cible des niches ou des marchés de spécialité au niveau régional, national et international.
Si la majorité des aliments présents dans les supermarchés de Nouvelle-Écosse ont parcouru de très longues distances, la région abrite la première municipalité du pays désignée Ville équitable, Wolfville, le plus grand nombre de marchés de producteurs par habitant et une série d’AMAP bien établies. Grâce à la popularisation, au sein de la province, d’un fort mouvement locavore, nombre d’agriculteurs concentrent leurs ventes en Nouvelle-Écosse, expédiant leurs produits sur des distances plus courtes afin qu’ils soient vendus dans les marchés de producteurs ou par le biais d’AMAP dans des centres urbains et semi-urbains.
Alors que de nombreux agriculteurs de Nouvelle-Écosse (qui participent à la fois aux marchés locaux et internationaux) emploient une main-d’œuvre migrante, on sait très peu de choses des raisons qui les y poussent, notamment à la lumière du chômage et du sous-emploi rural répandus de longue date. On connaît également très peu l’expérience, les conditions de travail et les histoires migratoires de ceux qui viennent cultiver et produire la nourriture, laquelle arrive sur des marchés (locaux ou internationaux) de plus en plus hors de portée des Néo-Écossais ruraux économiquement marginalisés. Enfin, les informations manquent sur ce que pensent et ressentent les consommateurs qui veulent « manger local » des pratiques de travail et des processus en usage dans les exploitations qui produisent leur nourriture, en lien avec les préoccupations environnementales, économiques et nutritionnelles qui peuvent motiver leur choix.
L’une des hypothèses est que cette recherche produira un tableau complexe du mouvement locavore en Nouvelle-Écosse, car les chercheurs s’attendent à ce que la plupart des consommateurs de produits agricoles locaux ne sachent rien des conditions et de la main-d’œuvre à l’origine de leur consommation alimentaire, pourtant présentée dans les termes d’une politique de progrès. Ils supposent également que les agriculteurs sont mal préparés à faire face aux défis complexes présentés par les itérations locales d’un capitalisme néo-libéral formulé à l’échelle mondiale et, en conséquence, se fient aux stratégies mises à leur disposition par l’État canadien au travers du SAWP : le recours au travail de populations mobiles et vulnérables.
Ce projet tentera de reconstituer entièrement les coûts de l’alimentation locale, en prenant en compte l’impact social (c’est-à-dire économique, écologique, culturel, biographique et familial) de sa production et de sa consommation. Les questions plus spécifiques guidant la recherche, susceptibles d’être élargies ou modifiées au long de l’enquête, sont les suivantes :
Le projet produira une étude ethnographique détaillée sur le rôle de la main d’œuvre étrangère dans la production de l’alimentation néo-écossaise. En dépit de leur attention souvent portée sur le local et de la spécificité de leurs résultats, les études de cas ethnographiques apportent un éclairage important sur les dynamiques et les processus mondialisés. Avec un prisme analytique intégrant à la fois les échelles locale et nationale, cette recherche s’intéresse à la fois aux pratiques in situ qui sont au cœur du mouvement locavore de Nouvelle-Écosse et aux externalités qui sous-tendent le mouvement, le connectant à des systèmes, des structures et des hiérarchies qui dépassent largement les frontières de cette province.
Plus précisément, des méthodes qualitatives et quantitatives seront utilisées pour saisir les points de vue et les expériences des agriculteurs de Nouvelle-Écosse impliqués dans le mouvement locavore, de ceux qui travaillent pour eux (migrants ou non) et de ceux qui consomment les marchandises qu’ils mettent sur le marché. Concernant le travail agricole, l’étude se concentrera sur les travailleurs en tant qu’individus, leurs antécédents de mobilité liée au travail, leurs projets transnationaux pour gagner leur vie et leurs expériences en Nouvelle-Écosse. Des entretiens approfondis fourniront des informations sur les coûts et les bénéfices sociaux, familiaux et personnels de la mobilité circulaire liée au travail. Ils permettront aussi l’analyse des expériences de transformation sociale, écologique et économique vécues par les personnes interrogées. Du côté des consommateurs, l’attention portera sur les clients des marchés de producteurs et les abonnés des AMAP. Des entretiens avec des acteurs clés du marché seront réalisés, ainsi qu’environ 500 entretiens à la sortie des marchés de producteurs dans toute la province et des enquêtes auprès des abonnés des CSA. Ces entretiens feront ressortir les objectifs, les logiques d’action et les pratiques des consommateurs en lien avec la consommation de nourriture locale. Grâce à l’association de ces différentes données, l’objectif est d’établir dans quelle mesure les consommateurs et les participants aux initiatives d’alimentation locale prennent en compte les réalités et les liens qui dépassent les frontières de la province.
Par ailleurs, la couverture médiatique du programme SAWP sera relevée et analysée, ainsi que les initiatives et campagnes de publicité liées à la nourriture locale en Nouvelle-Écosse.
Cette recherche permettra de combler une lacune essentielle du savoir sur le mouvement locavore, les territoires ruraux et l’agriculture, en considérant ensemble les expériences et les actions des consommateurs et des producteurs pour s’interroger sur « ceux qui font le travail permettant aux autres de consommer ».
Il fournira également des connaissances indispensables sur les expériences, les conséquences et les conditions du programme des travailleurs saisonniers en Nouvelle-Écosse.
Le projet proposé fera progresser les domaines des études sur la main-d’œuvre, la migration et l’alimentation, en les projetant au-delà de leurs cadres méthodologiques et analytiques habituels pour enquêter sur des travailleurs migrants dans des systèmes alimentaires « locaux ». Premier du genre par son échelle et sa portée, le projet déploie des méthodes mixtes pour sonder et analyser les paradoxes du mouvement locavore en Nouvelle-Écosse, en portant une attention particulière aux externalités sociales et écologiques de ce mouvement.
En intégrant dans l’enquête les consommateurs, considérés comme des acteurs clés de l’économie politique étudiée, cette étude contribuera à ouvrir « la boîte noire de la consommation », véritable poids pour la recherche sur l’alimentation locale et alternative. Ainsi, davantage qu’une étude de cas restreinte sur le SAWP, cette recherche permettra, par son approche méthodologique et son cadre théorique, de questionner efficacement l’économie politique mondiale d’un système de production alimentaire souvent défini par et pour les consommateurs en fonction de ses aspects locaux.
Enfin, le projet permettra de complexifier l’image de l’alimentation locale en Nouvelle-Écosse en étudiant les conditions et la main d’œuvre à l’origine de sa production et de sa reproduction, en analysant la présentation des aliments locaux dans les publicités et les médias, en abordant l’échelle comme une stratégie et en questionnant les hypothèses des mouvements alimentaires sur le local.