09/03/2020
Les organismes touristiques et les associations de protection des espèces font la promotion de l’écotourisme. Selon eux, vos vacances dans des paysages exotiques peuvent vous ouvrir l’esprit, participer à la croissance des pays les plus pauvres et aider à préserver la biodiversité. Faut-il prendre pour argent comptant ces promesses de construction d’un monde meilleur par vos voyages dans des pays lointains ? Vos actions sur place compenseront-elles le bilan carbone de votre voyage et ces pays ont-ils vraiment besoin de vous ? Voici dix manières d’interroger une pratique qui s’apparente bien souvent à une économie de la bonne conscience.
L’écotourisme est considéré comme le segment de l’industrie touristique dont l’essor est le plus rapide. Les commentateurs affirment qu’il représente entre 7 et 20 % des voyages internationaux, avec une croissance annuelle de 10 à 30 %. Si ces chiffres peuvent varier en fonction de la définition retenue, il est certain que le désir de voir des paysages à la beauté saisissante, de parcourir des espaces préservés et de rencontrer les espèces qu’ils abritent est en pleine progression 1, renforcé par l’image positive dont jouit depuis toujours l’écotourisme. À en croire les organismes de protection des espèces, le tourisme dans des lieux protégés permet aux communautés locales de se détourner de l’usage de ressources non durables, produit des revenus favorables au développement et à la préservation de la nature et sensibilise les locaux comme les touristes à la valeur et à la fragilité de la biodiversité.
Aujourd’hui pourtant, la fibre écologique de ces touristes est confrontée à des messages contradictoires provenant des organismes de protection des espèces d’une part (« Continuez à prendre l’avion pour voir et protéger des espèces exotiques »), et des experts et activistes du climat d’autre part (« Prenez moins l’avion car son bilan carbone est catastrophique »). L’écotourisme peut-il dès lors participer à la transition écologique, ou est-il une réponse de l’industrie touristique à la prise de conscience climatique ? Nos voyages en avion peuvent-ils alors faire partie de la solution aux crises écologiques et climatiques ?
Voici les raisons de remettre en question dix des arguments essentiels avancés par les défenseurs de l’écotourisme.
Image 1. Touristes en Antarctique. Photographie : Ian Duffy.
Cet argument oublie que l’intérêt pour la protection de la biodiversité de nombreux séjours dans des lieux « sauvages » est négligeable ou inexistant : pour les offices de tourisme, qu’ils soient nationaux ou locaux, la promotion des vacances dans les espaces naturels est principalement une stratégie de diversification, visant à augmenter les revenus et le nombre de touristes. Une fréquentation touristique importante est souvent incompatible avec la préservation de lieux et d’espèces fragiles, et rares sont les territoires dotés des capacités institutionnelles et financières permettant de contrôler efficacement le tourisme, surtout lorsqu’il s’agit de le développer d’une façon démocratique, avec des bénéfices profitant effectivement aux espèces sauvages et aux populations pauvres 2. Il y a donc de bonnes raisons d’être sceptique quant à l’intérêt de l’écotourisme pour la préservation de la vie sauvage.
Image 2. Touristes attendant d’apercevoir un tigre dans le parc naturel de Tadoba en Inde. Photographie : Namrata Shah.
Par ailleurs, le tourisme est à l’origine de 8 % des émissions mondiales de carbone (et ceci sans prendre en compte le réchauffement non lié au CO2 provoqué par l’aviation, qui double, voire triple, l’impact de ce moyen de transport sur le climat) 3.Or, le réchauffement induit par ce carbone a déjà un impact sur la biodiversité. Sans une réduction drastique et très rapide des émissions, un tiers des espèces animales pourrait disparaître d’ici 2070, et près d’un quart des vertébrés, la moitié des insectes et 44 % des plantes pourraient avoir subi des pertes sévères d’ici 2100 4. Autant dire que la sauvegarde des espèces dépend avant tout de la limitation du réchauffement climatique.
Le tourisme est en effet une source importante de revenus pour de nombreuses zones et de nombreux pays du globe. Toutefois, la crise climatique augmente déjà les inégalités à l’échelle mondiale, puisque l’impact est plus grand dans les pays pauvres. Selon une recherche publiée en avril 2019, dans 90 % des pays pauvres, l’élévation des températures est susceptible d’avoir nuit aux résultats économiques. Dans les pays d’Afrique sub-saharienne, notamment le Soudan, le Burkina Faso et le Niger, le changement climatique a réduit le PIB par tête de plus de 20 % par comparaison avec ce qu’il aurait pu être 5. Une autre étude publiée en 2015 a estimé que le revenu moyen dans les 40 % des pays les plus pauvres sera 75 % plus bas en 2100 que ce qu’il aurait pu être sans réchauffement climatique 6. L’impact économique du tourisme fait alors pâle figure quand on le compare à la pauvreté générée par la hausse des températures dans certaines régions tropicales 7.
Image 3. Une partie du financement des agences des parcs nationaux provient de l'écotourisme. Photographie : David Clode.
Si le tourisme est la principale source de revenu d’un territoire, il faut d’abord s’interroger sur les raisons et les implications pour la population et l’environnement de cette spécialisation. Est-elle le résultat de politiques de protection limitant ou interdisant l’installation humaine et les autres activités économiques ? Si tel est le cas, qui a pris cette décision et qui en bénéficie ? La population locale a-t-elle eu son mot à dire ou cette politique a-t-elle été imposée par les gouvernements nationaux, les organisations de protection de l’environnement, les élites locales, les tour-opérators ou les agences internationales de développement ? Les valeurs, les traditions et la vision du monde de la population locale ont-elle été prises en compte ? Les législations en matière de propriété et les droits de l’homme et ont-ils été respectés ?
La création et la gestion de zones protégées comme les parcs nationaux sont généralement inspirées par une approche de la préservation dite « forteresse », qui , sous prétexte de conservation, détermine qui peut vivre et ce que l’on peut faire dans les zones protégées désignées comme des « espaces naturels », au détriment des habitants d’origine, tout en cherchant à faciliter le contact avec cette nature « sauvage » de touristes largement issus de la classe moyenne occidentale 8. La conservation forteresse est l’approche dominante au niveau mondial et a entraîné plusieurs violations des droits humains 9 : selon une estimation récente, au cours des trois dernières décennies, l’expansion du réseau mondial des zones protégées a entraîné l’expulsion de leurs terres et de leurs maisons de plus de 250 000 personnes 10.
Image 4. Agriculture durable dans des zones forestières en Guinée. Photographie : Joe Saade – UN Women CC BY-NC-ND- 2.0
Il existe toutefois des approches de la préservation de la biodiversité inspirées par des principes d’équité et de justice environnementale et fondées sur le respect des droits, qui défendent des transformations structurelles de l’économie avec pour objectif d’augmenter la résilience face aux incertitudes économiques et écologiques 11. Le tourisme en provenance des pays riches ne doit pas être la seule issue économique des zones riches en biodiversité, au risque d’être totalement dépendantes de la bonne santé des économies occidentales.
Cet argument est une idée reçue répandue dans le mouvement de protection de la nature et il est utilisé pour promouvoir davantage d’accès aux grands espaces et aux réserves naturelles. Il a pourtant deux failles essentielles. Premièrement, la recherche a montré que la conscience des enjeux environnementaux ne menait pas automatiquement à une réduction des empreintes carbone et écologique. Les segments de la population instruits, cosmopolites et sensibilisés aux questions environnementales comptent souvent parmi les plus gros émetteurs de carbone 12. En Allemagne, les sympathisants des Verts prennent plus souvent l’avion que les sympathisants de n’importe quel autre parti 13 et la recherche au Royaume-Uni et aux États-Unis a démontré que les défenseurs de l’environnement avaient une empreinte écologique comparable à celle des médecins et des économistes, deux populations moins instruites des enjeux environnementaux 14. Les individus qui se définissent comme des écologistes « veulent adopter un comportement écologiquement responsable, mais ils mettent en général l’accent sur des actions qui ont un bénéfice relativement faible », comme le recyclage ou l’utilisation d’ampoules moins énergivores 15. Une alimentation végétarienne ou la limitation des voyages en avion ont des bénéfices écologiques plus importants, mais ces solutions ne sont que rarement évoquées 16.
Image 5. Des touristes attendent pour photographier des ourangs-outans au moment de leur repas, dans le centre de réhabilitation de Sepilok, en Malaisie. Photographie : Greg Girard/CIFOR CC BY-NC-ND- 2.0
Deuxièmement, l’idée selon laquelle le manque de contact avec la nature (le soi-disant « syndrome du manque de nature 17 ») est à l’origine de la crise écologique et climatique suppose que la nature est une entité existante par elle-même, hors de la société humaine. Cette dichotomie est pourtant une invention de la société occidentale et, paradoxalement, l’affirmation qu’il faut renouer avec la nature ne fait que renforcer la distinction que nous sommes appelés à dépasser. Si le fait de pousser les gens à sortir dans la nature est un objectif louable, avec des bénéfices prouvés en termes de santé mentale et de santé physique, le message devrait aussi être que la « nature » est un réseau vivant en lien avec nos activités quotidiennes et les systèmes qui leur permettent d’exister ; elle est ce que nous mettons dans notre assiette pour le petit déjeuner, ce qui alimente nos voitures et nos avions, ce qui chauffe nos maisons. Dans toutes nos activités, nous sommes intégrés dans des processus qui régénèrent ou détruisent ce réseau vivant. Les selfies avec les pingouins sont peut-être présentés par certains comme une magnifique forme d’engagement, mais les voyages en avion sont la façon la plus rapide de déstabiliser le climat dont nous dépendons tous, pingouins compris 18.
Image 6. Capture d’écran d’un tweet à propos d’un circuit organisé autour des gorilles en Ouganda.
Aucun élément empirique ne prouve que les vols réguliers rendent plus tolérants face aux différences culturelles et plus empathiques envers les populations éloignées. Si tel était le cas, il nous faudrait considérer que 90 % de la population mondiale, qui n’a jamais mis les pieds dans un avion, est moins éclairée ou empathique que les voyageurs réguliers, c’est-à-dire principalement les 1 % les plus riches, qui émettent autant de carbone que 50 % de la population mondiale. Les sciences humaines et sociales ont montré qu’il y avait d’autres voies vers le cosmopolitisme que le voyage physique, ce qui est particulièrement vrai aujourd’hui, à l’ère des médias internationaux. Quoi qu’il en soit, le débat ne porte pas ici sur le voyage, mais sur le voyage à fortes émissions de carbone. En Europe notamment, il est possible d’aller se confronter à une riche diversité culturelle et écologique par le train ou par d’autres moyens de transport à faibles émissions.
Image 7. Particulièrement chez les jeunes, l'écotourisme apparaît comme un moyen d’afficher une identité verte et cosmopolite. Photographie : Louise Burton.
L’anthropologue Robert Fletcher a questionné la place du souci pour la planète et les peuples lointains dans ce qui motive les voyages vers des destinations exotiques. Dans son livre sur les dimensions culturelles de l’écotourisme, Fletcher explique que ceux qui le pratiquent sont surtout poussés par un désir pressant d’accumuler des visites et des expériences. Les jeunes, en particulier, pratiquent souvent l’écotourisme pour projeter d’eux-mêmes une image d’individus « héroïques, expérimentés, audacieux et téméraires 19 ». Selon lui, les touristes justifient leurs voyages en les présentant comme des actes de résistance face à la vie sociale moderne, alors que « l’écotourisme s’inspire directement d’une diversité de croyances, de valeurs et d’autoperceptions essentiellement propres aux Occidentaux blancs de la classe moyenne supérieure formant la majeure partie des individus qui le pratiquent, et s’inscrit donc dans la structure socioculturelle dominante de la modernité elle-même. »
Cet argument n’est pas plus convaincant. Pour ne citer qu’un seul problème : le CO2 reste au moins cent ans dans l’atmosphère, alors que les arbres plantés dans un mécanisme de compensation ne seront peut-être plus là dans un mois, un an, dix an peut-être. Les feux, les changements de gouvernement, l’instabilité politique, la pauvreté, la corruption, les révolutions, les conflits armés, les migrations, les catastrophes « naturelles » : il est impossible de prédire ce qui arrivera à une forêt – sans parler de l’entreprise qui vend les crédits carbones ! – au cours des cent prochaines années. Il y a en réalité peu de raisons de croire que les décennies à venir seront moins agitées que le siècle dernier 20. La protection des forêts, la reforestation et éventuellement l’afforestation 21 sont nécessaires en plus – et non pas à la place – d’une réduction urgente et drastique des émissions 22.
Image 8. Reboisement dans une forêt du Cameroun. Photographie : Ollivier Girard/CIFOR. CC BY-NC-ND- 2.0
La suppression du carbone de l’atmosphère est un processus complexe, initialement conçu comme un outil de secours au cas où les émissions ne seraient pas ralenties aussi vite que nécessaire et pour des secteurs difficiles à décarboner comme l’agriculture. Les modélisateurs du climat ont pourtant intégré les NETs dans leurs modèles comme s’ils existaient déjà et pouvaient supprimer des quantités importantes de carbone. La réalité est que ces technologies existent, au mieux, à l’échelle de petits projets pilotes, et pourraient ne jamais fonctionner à un niveau suffisant. Le conseil scientifique des académies des sciences européennes remarquait en 2018 : « Les technologies d’émissions négatives ont peut-être un rôle utile à jouer mais, sur la base des informations disponibles, pas au niveau nécessaire pour compenser des mesures de réduction insuffisantes. […] Nous concluons que ces technologies n’offrent de façon réaliste qu’un potentiel limité de suppression du carbone dans l’atmosphère, n’atteignant pas le niveau envisagé par certains scénarios climatiques 23. » Le vague potentiel des NETs est actuellement surtout utilisé pour discréditer les exigences de décarbonation immédiate à grande échelle. Quant aux BECCS, leur déploiement exigerait une surface représentant trois à cinq fois la taille de l’Inde, qui ne pourrait être récupérée qu’en réduisant les terres disponibles pour les habitats naturels et la production de nourriture.
La restauration environnementale, une série de processus connus sous le nom de Solutions climatiques naturelles, pourrait permettre de générer environ un tiers des réductions de gaz à effets de serre nécessaires d’ici 2030. L’adoption généralisée d’approches naturelles d’émissions négatives comme la reforestation et la régénération des zones humides, associée à des mesures de réduction strictes touchant également aux modes de vie, peut contribuer au respect de l’accord de Paris et réduire ou même éliminer la nécessité d’utiliser des BECCS 24. La régénération des paysages naturels est donc vitale pour la stabilisation du climat. Pour autant, elle ne pourra pas être suffisante, ni se substituer aux réductions urgentes et drastiques d’émissions préconisées par les résultats de la climatologie.
Image 9. L’achat d’arbres à replanter ne pourra pas se substituer à la nécessaire réduction des émissions de carbone. Forêt tropicale. Sabah, Malaisie. Photographie : Mokhamad Edliadi/CIFOR CC BY-NC-ND- 2.0
Il est important de déconstruire en détails, un à un, les supposés mérites de l’aviation.
• « L’aviation est à l’origine de seulement 2 % des émissions de carbone, alors qu’elle est un secteur vital pour la coopération internationale et le développement économique. »
Selon l’industrie aéronautique, les émissions de carbone dues à l’aviation se situent autour de 2-3 %. En réalité l’impact de l’aviation sur le climat est plus élevé, parce qu’elle émet d’autres gaz à effet de serre et parce que les gaz émis à plus haute altitude ont davantage d’impact. L’aviation contribue au réchauffement dû à l’homme à hauteur d’environ 5 % ; de plus, la demande devrait doubler dans les deux décennies à venir et, puisqu’il n’existe encore aucune technologie en vue permettant de faire de l’aviation verte une réalité, l’aviation pourrait consommer jusqu’à 27 % du budget carbone fixé par l’objectif de limitation du réchauffement à 1,5° d’ici 2050 25.
• « Le tourisme est à l’origine d’une part insignifiante des émissions de gaz à effet de serre dues à l’aviation, car la plupart des vols sont effectués pour des raisons professionnelles. »
C’est faux. Au niveau mondial, les voyages d’affaires représentent environ 13 % des arrivées touristiques internationales 26. La plupart des vols sont dus aux vacances d’une minorité aisée.
• « L’aviation a permis la démocratisation du voyage et du tourisme. »
L’aviation est loin d’être un moyen de transport démocratique, si nous entendons par là effectivement accessible à tous. Moins de 5 % de la population mondiale prend l’avion chaque année et la plupart des vols sont liés aux vacances d’un segment plus réduit encore de la population. En Angleterre, les 10 % de voyageurs les plus réguliers ont effectué plus de la moitié des vols internationaux en 2018 27.
• « Si c’est le cas, pourquoi faut-il se soucier des émissions d’un petit nombre de gens ? »
Il faut s’en soucier parce que cette inégalité rend les gens moins disposés à agir de façon décisive pour ralentir les émissions. Le budget carbone est un gâteau que nous devons tous partager selon un principe d’équité mais pour l’instant cela est loin d’être le cas. Les 10 % les plus riches sont responsables d’environ 50 % des émissions mondiales de CO2 et les 1 % les plus riches émettent autant de carbone que les 50 % les plus pauvres 28.
Graphique 1. Inégalité carbone. Source : Oxfam.
L’avion joue un rôle prépondérant dans l’empreinte carbone de ceux qui le prennent régulièrement et il est peu probable que cela change dans les décennies à venir. Même en prenant en compte les avancées technologiques prévues en termes de carburant et d’efficacité opérationnelle, l’impact climatique d’un aller-retour long-courrier vers l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud ou l’Indonésie sera encore de l’ordre de 3 à 4 tonnes de CO2 en 2050. Pourtant, pour respecter l’objectif de 1,5°, les émissions annuelles de carbone par tête doivent diminuer jusqu’à 2,5 tonnes en 2030, 1,4 en 2040 et 0,7 en 2050 29. Pour donner une idée, les émissions annuelles par tête en Europe avoisinent aujourd’hui les 7 tonnes. Les nouvelles technologies ne permettront qu’une partie de ces réductions d’émissions et des changements de mode de vie sont donc indispensables, mais la majorité des habitants de la planète, celle qui ne prend pas l’avion, refusera ces évolutions si les individus avec les plus fortes empreintes carbone ne font pas l’effort de se mettre au niveau. Les vacances à fortes émissions de carbone sont un luxe que la planète ne peut tout simplement pas s’offrir.
• « Les avions électriques et les carburants alternatifs feront de l’aviation un moyen de transport propre. »
Les carburants de synthèse produits par électrolyse (par la combinaison de l’hydrogène avec le carbone du CO2) demandent de grandes quantités d’énergie : l’équivalent de 28 % de la production totale d’électricité, ou 95 % de l’électricité renouvelable, produite en Europe en 2015. Ils ne suffiront donc pas à ramener les émissions de l’aviation dans des limites plus sûres. Les biocarburants nécessitent quant à eux une utilisation massive de terres agricoles récupérées sur les cultures existantes ou sur des territoires actuellement occupés par des forêts naturelles. Cela pose des problèmes évidents de concurrence avec les cultures alimentaires et de menace sur la préservation d’espaces naturels eux-mêmes essentiels à la décarbonation. Par ailleurs, en dépit des proclamations de l’industrie aéronautique sur les progrès rapides de la décarbonation des vols, les carburants alternatifs ne représentaient pas plus de 0,002 % de la consommation des compagnies aériennes en 2018 30.
Graphique 2. Utilisation des carburants fossiles et des carburants alternatifs dans l’aviation en 2013 et en 2015. Source : Conseil international sur les transports propres.
L’industrie aéronautique annonce également l’avènement immédiat des avions électriques, alors même que les ingénieurs reconnaissent que les programmes de développement de cette technologie prendront du temps. De petits avions électriques destinés aux vols locaux et régionaux fonctionneront peut-être dans les deux décennies à venir, mais rien ne permet pour le moment d’envisager des vols commerciaux court et long-courrier, pourtant responsables au Royaume-Uni de 87 % des émissions de l’aviation 31. Le potentiel de décarbonation de l’aviation par des carburants alternatifs est limité et les vols commerciaux électriques sont encore un rêve lointain.
• « La limitation de l’aviation nous ramènera à l’âge de pierre. »
Cette affirmation s’appuie sur l’idée que la vitesse est un progrès, que les riches occidentaux ont le droit de parcourir librement le monde et que la limitation de la mobilité entraînerait un retranchement dans des identités réactionnaires. Mais la crise climatique a renversé la question. Si les points de bascule planétaires majeurs comme la fonte de la calotte glaciaire au Groenland ou le dépérissement de la forêt amazonienne sont franchis, les humains ne seront peut-être plus en mesure d’arrêter la hausse des températures et le résultat sera l’effondrement de la civilisation ; un avenir barbare fait de conflits autour de ressources rares. Alors qu’il y a 20 ans les points de bascule étaient considérés comme probables uniquement si le réchauffement climatique dépassait 5° au-dessus des niveaux préindustriels, des résultats récents suggèrent que ces points de bascule pourraient être franchis même entre 1° et 2° de réchauffement 32. Nous sommes actuellement à 1° de réchauffement. C’est si nous ne faisons rien que l’âge de pierre pourrait bien revenir.
Les organisations de protection de la nature et les grandes figures de ce mouvement reconnaissent qu’il y a une crise climatique, mais gardent généralement le silence sur le niveau de réduction nécessaire pour respecter les engagements des accords de Paris (garder les températures bien en dessous de 2 degrés, avec pour objectif 1,5 degré). Les employés des organisations de protection admettent en privé que ce silence repose en premier lieu sur l’idée que le message des climatologues contrarierait certains membres et soutiens. Certaines organisations préfèrent ainsi édulcorer le message en minimisant la gravité de la situation. Ensuite, le respect des accords de Paris nécessite un bouleversement de nos modes de vie et les organisations de protection ne veulent pas donner l’impression de dire aux gens ce qu’ils doivent faire.
Image 10. Des organisations de conservation des oiseaux comme la société Audubon aux États-Unis soutiennent l'écotourisme comme instrument de conservation dans les pays en développement.
Enfin, l’existence de liens étroits entre le mouvement de protection de la nature, les médias spécialisés et l’industrie de l’écotourisme est la principale raison de ce discours problématique. Les journalistes, artistes et influenceurs sur la vie sauvage sont souvent également des guides touristiques, de même que certains employés des organisations de protection. Nombre d’entre eux ont construit leur réputation et même créé leur marque à partir de leurs voyages dans le monde entier et brandissent comme des trophées le nombre de lieux qu’ils ont visités et le nombre d’espèces qu’ils ont vues. Dans ce contexte, les tentatives de discussion sur la nécessité de réduire l’empreinte écologique des amateurs de nature et des défenseurs de l’environnement se heurtent généralement au silence. Le paradoxe est que les mouvements de protection de la nature demandent régulièrement aux hommes et aux femmes politiques d’écouter la science et d’agir en conséquence, tout en choisissant d’ignorer eux-mêmes les résultats scientifiques qu’ils trouvent gênants.
L’essor de l’écotourisme date environ de l’époque de la publication du premier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en 1990. Les trois dernières décennies auraient dû permettre de faire face avec succès à la crise climatique. Nous avions le temps et les connaissances nécessaires. Au lieu de cela, elles sont devenues un temps d’inaction climatique. Les émissions ont augmenté de 67 % et augmentent encore (2,7 % en 2018), en partie pour satisfaire des demandes de mobilité des ressources, des biens et des personnes dans le monde entier. Les arrivées internationales de touristes ont plus que triplé, passant de 435 millions en 1990 à 1,4 milliard en 2018. Ces années ont été celles du passage des vols occasionnels aux voyages fréquents et de l’explosion de la consommation pour les segments privilégiés de la population mondiale. En trente ans, nous avons utilisé un tiers du budget carbone mondial fixé par l’objectif de la limitation du réchauffement à 2° et nous en sommes venus à considérer comme normaux, voire indispensables, des modes de vies qui dépassent les capacités de la planète.
Nous ne pouvons pas nous permettre trois nouvelles décennies d’inaction climatique, et nous ne pouvons même pas nous en permettre deux. Le budget carbone restant diminue rapidement et, au niveau actuel des émissions, il sera consommé en 18 ans. Dans les pays de l’OCDE, nous avons besoin de changements urgents et sans précédents à tous les niveaux de nos sociétés et de nos économies, pour atteindre la réduction nécessaire de 10 à 15 % par an. L’industrie touristique doit prendre sa part. Cela ne se fera pas sans heurts, mais retarder l’action ne rendra pas les choses plus faciles.
Suis-en train de prétendre que nous devrions arrêter entièrement l’écotourisme ? Non, je ne prétends pas que nous devrions mettre un terme aux voyages et au tourisme dans les espaces naturels. Je prétends que nous devrions nous montrer sceptiques, et non pas enthousiastes, face à l’écotourisme, surtout s’il est associé à des modes de transport à fortes émissions de carbone. L’industrie touristique doit réduire ses émissions conformément aux résultats de la climatologie et se tourner en priorité vers les marchés nationaux qui nécessitent moins, ou pas du tout, de voyages en avion. C’est essentiel pour l’avenir de toutes les destinations touristiques. Sans percée technologique en vue permettant de faire de l’aviation un mode de transport propre dans un laps de temps compatible avec les objectifs liés au réchauffement climatique, et face à une pression sociale croissante portant à freiner la demande (mouvements climatiques et fly less), la question centrale devrait être le partage équitable du budget carbone disponible pour l’aviation et la distinction entre les vols essentiels et les vols superflus. Il est dans l’intérêt des destinations touristiques de se rendre moins dépendantes de l’aviation, de se concentrer sur des marchés accessibles par des modes de transport à faibles émissions de carbone et d’envisager d’autres usages des terres, véritablement compatibles avec la protection de la nature.
1 La société internationale d’écotourisme définit l’écotourisme comme « un voyage responsable dans des espaces naturels qui préservent l’environnement et favorisent le bien-être des populations locales » ( https://ecotourism.org/). L’industrie touristique utilise souvent ce terme de façon très libre pour désigner toute une gamme d’activités dans des « espaces naturels ». Il n’est pas étonnant qu’aucune donnée fiable et à jour sur cette tendance n’existe ou ne soit accessible publiquement. Les statistiques nationales ne reflètent au mieux que les flux vers des régions étiquetées comme des destinations d’« écotourisme » et les affirmations concernant la croissance de l’écotourisme s’appuient souvent sur des indicateurs indirects, comme les enquêtes réalisées par l’industrie touristique sur les valeurs et les motivations des touristes. Si ces enquêtes peuvent être utiles, on manque d’analyse critique quant à une éventuelle traduction de ces valeurs et motivations dans des comportements plus écologiques.
2 Une littérature scientifique de plus en plus importante s’intéresse à des questions fondamentales, à savoir qui contrôle les ressources locales, qui décide du développement du tourisme, sur quelles valeurs et sur quels intérêts s’appuient les politiques de conservation, qui profite du tourisme, comment le revenu touristique est distribué et quel impact le tourisme a sur la faune et la flore sauvages. Les défenseurs de l’écotourisme mentionnent souvent Madagascar comme un exemple des vertus du tourisme pour la protection des zones riches en biodiversité. L’anthropologie et l’écologie politique de la protection de la nature racontent une histoire tout à fait différente. Voir Conservation and Environmental Management in Madagascar, Corridors of Power: The Politics of Environmental Aid to Madagascar, Forest and Labour in Madagascar: From Colonial Concession to Global Biosphere. Voir aussi http://bit.ly/37X7EDh
3 https://go.nature.com/2IREpqa
5 Voir http://bit.ly/2obA36r . Les longues et récurrentes périodes de sécheresse au Somaliland, à l’est de l’Afrique et au Guatemala, Honduras, Nicaragua et Salvador en Amérique centrale, illustrent les effets dévastateurs de la crise climatique sur les moyens de subsistance. http://bit.ly/2XCvAqY | http://bit.ly/2D7FYO1
6 https://go.nature.com/2lVpW4R
7 Cela se traduit en partie par une augmentation de la vulnérabilité alimentaire. Limiter la hausse des températures à 1,5° réduirait le risque de mauvaise récoltes simultanées d’aliments de base comme le maïs, le blé et le soja, respectivement de 26 %, 28 % et 19 %. http://bit.ly/34DwMgJ
8 Voir le rapport de Victoria Tauli-Corpuz, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les peoples autochtones. https://www.corneredbypas.com/
9 D’après la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les peoples autochtones, Victoria Tauli-Corpuz : « Ces 14 dernières années, il n’y a eu que des améliorations limitées dans la reconnaissance des droits de l’homme pour les millions de peuples autochtones et de communautés locales vivant près ou au sein d’espaces protégés, en dépit des engagements des gouvernements et des organisations de protection de la nature et des preuves que les communautés ont un rôle positif à jouer pour une protection de la nature économiquement efficace. Pourtant, le maintien des zones protégées sans réflexion particulière s’est avéré insuffisant pour arrêter le changement climatique et la chute de la biodiversité. »
11 L’une de ces approches est appelée « la protection conviviale » : « la protection conviviale (littéralement : ‘vivre avec’ se traduit par une vision, une politique et une série de principes de gouvernance qui répondent de façon réaliste aux principales menaces de notre époque. En s’appuyant sur différentes perspectives de la théorie sociale et des mouvements sociaux dans le monde entier, elle propose une approche post-capitaliste de la protection de la nature qui promeut l’équité, la transformation structurelle et la justice environnementale. Elle cible directement les intérêts capitalistes extrêmes des élites mondiales, entre dans un dialogue constructif avec les croyances technocratiques des pragmatistes tout en les transcendant, et s’appuie avec enthousiasme sur une vague de fond croissante de mouvements sociaux internationaux, comme Extinction Rebellion et les manifestations de la jeunesse dans le cadre des FridaysForFuture, qui exigent un changement structurel. » Voir : https://conviva-research.com/the-case-for-convivial-conservation/
12 https://www.mdpi.com/2071-1050/11/22/6340
14 https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S000632071730071X
15 https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0013916517710685?journalCode=eaba
16 Il y a des différences entre les pays. En Suède, par exemple, le « fly less movement » a ralenti la croissance de la demande ( http://bit.ly/2KoxQ19) et au Royaume-Uni les régimes véganes et à base de plantes sont en train de devenir courants ( http://bit.ly/38UCM68).
17 En dépit de cette appellation, le « syndrome du manque de nature » n’est pas un problème médical.
18 Les scientifiques ont estimé que chaque tonne métrique d’émission de CO2 provoque une perte de 3 mètres cubes de glace de mer . https://science.sciencemag.org/content/354/6313/747
19 Robert Fletcher, Romancing the Wild. Cultural Dimensions of Ecotourism , Duke University Press, 2014. Citant la critique de l’industrie culturelle en général chez Horkheimer et Adorno, Fletcher soutient que « le sens de l’écotourisme » pourrait être, plutôt que la fuite d’une réalité misérable comme cela est généralement présenté, une façon de fuir une résistance « à la cause profonde de son insatisfaction ».
20 Voir les articles de la journaliste d’investigation Lisa Song pour plus de détails sur les autres problèmes de la compensation. http://bit.ly/2JFzhpw http://bit.ly/2ObOeTw
21 La plantation d’arbres dans un espace qui en est naturellement dépourvu.
22 Doug Parr, directeur scientifique de Greenpeace au Royaume-Uni, explique : « le leadership climatique ne revient pas à demander à quelqu’un d’autre de polluer moins ou à planter des arbres pour pouvoir continuer comme avant. Nous sommes dans une situation d’urgence climatique et la plantation massive d’arbres doit s’ajouter à une réduction des émissions de l’aviation et non servir à la contourner. » Mike Clarke, ancien président de la Société royale de protection des oiseaux (la plus grande organisation de protection des oiseaux en Europe), a été l’une des rares voix, au sein du mouvement de protection de la nature, à faire part de ses inquiétudes sur le sujet : « Avec sans doute plus d’un cinquième des espèces mondiales d’oiseaux menacé par le changement climatique, l’aviation va potentiellement consommer plus de la moitié du budget carbone du Royaume-Uni d’ici à 2050. De plus en plus, la restauration des habitats pour capturer le carbone sera nécessaire non pour compenser les émissions mais pour réduire la quantité totale des gaz à effets de serre » (British Birds, 2019, p. 700). Étant donnée la croissance actuelle de l’aviation, la seule façon efficace de réduire les émissions est de gérer la demande, au moyen de taxes carbone et d’une taxe sur les grands voyageurs par exemple. Voir la campagne de Freeride http://afreeride.org/ . Pour un bon résumé du débat autour de la taxe grands voyageurs, voir : https://stay-grounded.org/wp-content/uploads/2019/04/progressive-ticket-tax-frequent-flyer-levy.pdf
23 https://easac.eu/publications/details/easac-net/
24 https://www.pnas.org/content/114/44/11645
26 Organisation mondiale du tourisme http://bit.ly/2Ui0mpD. Les voyages d’affaires au Royaume-Uni représentent environ 13 % des vols internationaux des citoyens britanniques. Rapport d’étude sur les passagers : http://bit.ly/2Se2ZpB
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
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