5 novembre 2021
À la sortie de la crise sanitaire, la taxe carbone aux frontières de l’Europe est désormais à l’agenda mais c’est aussi sa version intérieure, visant les déplacements des individus, qui risque de s’inviter dans le débat des présidentielles. Les experts et les économistes ne parviennent pas à y renoncer. Il faut dire que les émissions de CO2 liées aux transports ne cessent d’augmenter et que personne ne voit comment faire pour les juguler. Mais peut-on remettre la taxe carbone sur la table après la grave crise des Gilets Jaunes qu’elle a suscitée et au moment où le prix de l’énergie connaît une augmentation spectaculaire grevant sérieusement le pouvoir d’achat des ménages les plus modestes ? Le rationnement des déplacements carbonés ne serait-il pas une alternative plus radicale mais aussi plus juste ? Cette tribune a été publiée originellement dans le journal Le Monde.
Aujourd’hui, l’objectif d’atteindre la « neutralité carbone » en 2050, fixé par la Stratégie Nationale Bas Carbone 1, reste tellement abstrait que nous sommes loin de nous donner les moyens de le respecter. Ni les innovations technologiques (l’amélioration des moteurs, les voitures électriques, …), ni les incitations à utiliser des moyens de déplacement peu polluants (vélo, transports collectifs…) ne parviennent à faire baisser les émissions de CO2 du secteur des transports en France 2. Pour réduire leur volume, experts et acteurs politiques misaient jusqu’en 2018 sur l’augmentation progressive de la taxe carbone. Mais elle s’est heurtée au mouvement des Gilets Jaunes comme au rejet de la Convention citoyenne pour le Climat. Dénoncée comme étant inéquitable dans la mesure où elle pèse plus fortement sur le budget des ménages les plus pauvres, elle est également inefficace parce qu’elle a peu d’effets sur les modes de vie des plus riches 3, pourtant les plus émetteurs de CO2. Le rationnement, une alternative d’avenir à la taxe carbone ? Cette idée, portée depuis plusieurs années par des militants et chercheurs (M. Szuba, P. Calame, F. Ruffin, ...), présenterait au moins deux avantages que n’a pas la taxe : empêcher d’émettre plus de CO2 que décidé au niveau national et donner à chaque Français le droit d’émettre la même quantité de CO2, quels que soient ses moyens financiers. Répartir ainsi individuellement la quantité de carbone à émettre rend concret l’effort collectif à fournir pour lutter contre la crise climatique. L’idée émerge dans les débats, comme on a pu l’entendre lors de la primaire des Écologistes. Alors que les discussions entre partisans et détracteurs en restent trop largement au niveau des principes, l’Université de Paris, sous la direction de l’historien des transports et ingénieur Arnaud Passalacqua, a mené pour le Forum Vies Mobiles une étude qui montre comment il serait possible de rationner les déplacements et quels en seraient les effets.
Pour ses déplacements, chaque Français se verrait attribuer la même quantité de CO2, convertie en litres de carburant, modulo quelques critères comme la composition du foyer, le lieu de résidence, ou encore l’état de santé. L’effort porterait ainsi principalement sur les personnes dont le mode de vie est le plus émetteur, autrement dit, les plus riches. Rappelons que 40% des Français n’ont jamais pris l’avion 4 et que plus le pouvoir d’achat est élevé, plus on utilise des moyens de transport émetteurs de gaz à effet de serre 5. Le système serait aussi pensé pour les entreprises qui, avec leurs quotas, seraient responsables des émissions de CO2 des déplacements de leurs salariés pour le travail.
D’un point de vue technique, le rationnement pourrait se baser sur les systèmes de contrôles existants et efficaces pour la distribution du carburant et la gestion des voyages aériens. Pour déployer un système souple, la mise en œuvre serait progressive jusqu’en 2050, une agence nationale serait en charge de l’allocation des quotas carbone et chacun disposerait d’une carte personnelle sur le format d’une carte de crédit à utiliser lors de ses achats de carburant et de billets d’avion.
Le modèle a même été appliqué à des profils réels de Français, rationnés progressivement pour atteindre la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixées par la Stratégie Nationale Bas Carbone. Ce test 6 rend concret l’ampleur de la transformation nécessaire pour nos modes de vie et pour nos territoires : aménager le territoire pour favoriser la vie quotidienne en proximité ; proposer des alternatives concrètes et confortables à la voiture thermique et à l’avion, au quotidien (voiture électriques, réseaux de pistes cyclables, bus, cars et trains cadencés…) comme pour les voyages (réseau européen de trains…) ; réorganiser le travail pour limiter au maximum les trajets fréquents, lointains ou nécessitant une voiture (télétravail, affectation des salariés au site le plus proche de chez eux…) ; mais également imaginer une nouvelle politique industrielle pour produire des véhicules plus légers et moins émetteurs de CO2.
Bien sûr, cette alternative radicale mais plus juste à la taxe carbone ouvre aussitôt de nouvelles questions : faudrait-il étendre le rationnement à d’autres domaines de consommation comme le logement, pour offrir plus de latitude à chacun dans la manière d’organiser sa vie en respectant ses quotas de CO2 ? L’échelle nationale est-elle suffisante, alors que les marchandises et les personnes d’autres nationalités pourraient se déplacer sans contraintes ? Pour y répondre, à quand des expérimentations en France comme ce fut le cas à Lahti, en Finlande 7 ?
1 Le secteur des transports est aujourd’hui le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre en France (30% des émissions nationales en 2015). La Stratégie Nationale Bas Carbone vise sa décarbonation complète des transports à l’horizon 2050.
2 Réduire l’empreinte carbone de la mobilité, quelles politiques en France ?, forumviesmobiles.org
3 Comme cela été reconnu dans le « Rapport sur l’impact environnemental du budget de l’État » dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) 2021.
4 Enquête nationale transports et déplacements (ENTD) 2008
5 A. Pottier, E. Combet, J.M. Cayla, S. de Lauretis, F. Nadaud (2020). Qui émet du CO2 ? Panorama critique des inégalités écologiques en France. FAERE Working Paper, 2020.15.
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