À travers le concept d’habiter, Mathis Stock propose d’aborder la mobilité tant par les déplacements que par le rapport des individus aux différents lieux qui rythment leur vie. Il en résulte une approche plus en phase avec les modes de vie contemporains, caractérisés par la multiplication des lieux de vie, le tourisme lointain et la connexion permanente. En articulant les mouvements et les lieux avec la question des modes de vie et du sens que les individus donnent à leurs déplacements, l’habiter éclaire d’un jour nouveau notre compréhension des pratiques de mobilité.
Je m’appelle Mathis Stock, je suis professeur de géographie du tourisme à l’institut de géographie et de durabilité de l’université de Lausanne, et mes recherches portent sur différentes formes de mobilité, dont les mobilités touristiques, que j’aborde du point de vue de l’habiter.
Que signifie « habiter » ? Habiter ne signifie pas ici « résider », mais pratiquer l’espace en général, c’est-à-dire être en rapport avec l’espace, intégrer la question du rapport à l’espace dans les recherches sur les mobilités, comme par exemple les questions d’accessibilité, de limites, de franchissement des limites, de localisations : tous ces éléments qui ont à voir avec l’espace sont intégrés dans cette approche de l’habiter.
Pourquoi travailler sur les mobilités par une approche de l’habiter ? Les mobilités n’existent pas en tant que telles, mais sont toujours articulées à des lieux géographiques, à des pratiques des lieux. L’important est donc d’articuler les mobilités et les lieux géographiques.
Cette approche a des conséquences, notamment sur la manière dont on intègre les mobilités et d’autres lieux multiples. L’important est de ne pas travailler sur un mouvement isolé, mais de l’articuler à d’autres formes de mobilités, comme les mobilités touristiques, les mobilités de travail, de loisir, familiales, mais aussi les migrations ou les résidentialités. Le message principal est qu’il faut penser tous les mouvements ensemble.
Un avantage de cette approche est également d’appréhender les substitutions entre différents mouvements, par exemple entre mobilités professionnelles et migrations, ainsi que de faire entrer la question des télécommunications dans le jeu des substitutions possibles entre mobilités physiques – déplacement actif, déplacement effectif – et la substitution par la communication, et aujourd’hui par les moyens numériques. Par exemple, le télétravail est actuellement une façon de substituer un déplacement à des fins professionnelles par la télécommunication.
La question se pose de savoir si la mobilité s’est accrue dans les sociétés contemporaines. Est-ce qu’au fur et à mesure du développement des sociétés, les mobilités ont joué un rôle grandissant pour les individus ? Et est-ce que l’on peut désigner, caractériser des modes de vie post-sédentaires ? Afin d’appréhender ces questions, j’ai introduit la notion de « styles d’habiter polytopiques » pour signifier que de multiples lieux et de multiples mobilités forment aujourd’hui le quotidien des individus. La question de l’ailleurs est d’ailleurs posée en ce sens où la familiarisation avec des lieux du lointain peut également être intégrée au quotidien. Ce n’est pas seulement une vision du proche comme quotidien et du lointain comme hors-quotidien ; il y a une articulation nouvelle qui est possible avec ces styles d’habiter polytopiques.
Nous avons notamment fait une recherche centrée sur Lausanne et Genève dans le pourtour du lac Lémanique, et nous avons trouvé plusieurs exemples de styles d’habiter polytopiques. Par exemple, une femme de 39 ans, résidente dans la banlieue de Lausanne, qui a 4 lieux principaux : son lieu de résidence, le lieu de résidence de son compagnon, son lieu de travail à Lausanne, et puis un lieu de travail à Londres où elle se rend régulièrement. La particularité c’est qu’elle n’utilise que deux modes de transport : l’avion et la voiture, et elle articule systématiquement déplacements professionnels et pratiques de loisir, pratiques de shopping, etc.
Un deuxième exemple, très différent : un jeune homme habitant dans la banlieue de Lausanne, qui a deux lieux du quotidien centrés sur le travail et la résidence, et le reste du temps est consacré aux loisirs, et notamment aux loisirs sportifs : il sort tous les week-ends pour faire de l’escalade dans le pourtour, dans les Alpes, mais aussi plus loin. C’est donc un style d’habiter centré sur le loisir, ce qui est intéressant : dans certains modes de vie, le loisir prend le pas sur le reste.
Un troisième exemple, une femme genevoise d’une cinquantaine d’années qui a développé un mode de vie, un style d’habiter centré sur deux lieux : Genève, où elle réside, et Crans-Montana où il y a une résidence secondaire de la famille. Et il y a ce qu’on pourrait appeler un style d’habiter « duo-centrique » : elle passe pratiquement le même temps, la même durée, à Crans-Montana et à Genève et ce qui est très intéressant aussi dans cet exemple c’est que la famille ne se déplace qu’en train, ils connaissent les horaires de train par cœur, il y a donc un certain savoir développé autour de la mobilité, un certain « savoir circuler » en quelques sortes, qui aide à maitriser ce style d’habiter particulier.
Les mobilités ne relèvent pas seulement de décisions individuelles, mais sont insérées dans des contextes sociétaux qui sont changeants sans cesse, la société change et donc le contexte politique, social, culturel, technologique, économique changent. Et donc les mobilités dépendent aussi de ces changements sociétaux. Et en tant que géographe, je m’intéresse aux conditions changeantes du point de vue de la géographie, c’est-à-dire les conditions géographiques qui changent au cours du temps, on pourrait appeler ça un régime de géographicité, ou un régime d’habiter, c’est-à-dire les différents rapports à l’espace qui changent au cours du temps et qui sont les conditions pour les styles de vie, pour les styles d’habiter, pour les mobilités. Ce qui est donc très intéressant, notamment, c’est qu’avec les changements technologiques, il y a une accessibilité accrue. C’est une des conditions géographiques contemporaines, une facilité d’accès à des lieux qui dans la littérature est parfois appelée « compression de l’espace-temps » ou « convergence de l’espace-temps ». On peut quantifier avec précision les gains en termes de coûts ou en termes de temps dans l’accessibilité des lieux. Vers 1800 on mettait 16 jours pour aller de Londres à Genève, et aujourd’hui avec l’avion c’est 2 heures. Les conditions d’effectuation des mobilités en sont complètement changées. Il en va de même pour la pratique, ou le sens qu’on attribue aux pratiques touristiques par exemple.
Cette accessibilité accrue a aussi une importance aujourd’hui, où ce qu’on appelle la génération Easy Jet est capable de changer de métropole en une heure ou en deux heures, ce qui a des conséquences sur la manière de pratiquer ces villes et ce qui change le sens des mobilités. Aller rapidement d’une métropole à l’autre n’est plus du tout un souci, c’est une facilité rendue possible par l’aviation low-cost, dont les coûts ont dramatiquement baissé depuis une trentaine d’années.
Le lien entre le régime d’habiter et les mobilités touristiques existe également. Il y a actuellement une contestation du tourisme, d’une part au nom du développement durable, puisque les déplacements par avion sont contestés au nom des émissions de CO2, et d’autre part dans certaines villes européennes, à travers une notion qu’on appelle over-tourism en anglais, « surtourisme » en français, qui exprime la résistance, la contestation du tourisme par les résidents, par exemple à Barcelone, à Venise, à Berlin, sur la base notamment de la touristification de la vie quotidienne. On y dénonce le remplacement de commerces banals par des commerces touristiques, ou bien la gentrification, ou la concurrence sur le marché immobilier entre les locations de courte durée et les locations longue durée, ou encore les nuisances dans l’espace public. Donc c‘est un ensemble d’éléments, de phénomènes associés à la massification du tourisme dans les villes européennes qui est aujourd’hui contesté.
Une recherche de Florian Eggli sur Lucerne a pu montrer les différentes stratégies d’appropriation du tourisme par les résidents à Lucerne, mais aussi les pratiques de contestation et de résistance par rapport au phénomène touristique. Par exemple, l’organisation d’un festival, le Pax Festival, pour occuper la rue et obliger les touristes, pour une fois, à se trouver un chemin à travers la foule. Il y a des pièces de théâtre qui sont organisées autour de la question du tourisme. C’est donc une des villes où il y a une tension entre contestation et appropriation du tourisme par les résidents.
Un autre aspect de ce régime d’habiter contemporain concerne l’usage ubiquitaire des technologies du numérique, avec là aussi des conséquences sur le tourisme qui est initialement une rupture avec le quotidien. Les pratiques touristiques instaurent une rupture entre le hors-quotidien et le quotidien par le fait même de ce déplacement. Et cette rupture classiquement éprouvée est plus difficile à maintenir aujourd’hui en raison de l’usage continu des technologies du numérique, par exemple les newsfeeds qui continuent d’arriver, ou bien l’usage des réseaux sociaux qui rendent plus difficile cette rupture entre quotidien et hors-quotidien, alors même qu’on est parti. Cela pose finalement la question : est-ce que le tourisme existe encore après la révolution numérique ?
Sur le sujet, Morgane Roux a fait une recherche dans le parc national de Banff sur l’usage de ces technologies du numérique par les touristes. Elle a trouvé que la déconnexion n’existe pratiquement pas. La plupart des communications continuent à être assurées – soit avec la famille, soit avec les amis, voire même avec la sphère professionnelle. Cela pose la question du tourisme dans un régime d’habiter caractérisé aujourd’hui par l’usage continu des technologies du numérique.
Le régime d’habiter est également lié à ce qu’on appelle dans la littérature un régime de mobilité, c’est-à-dire un ensemble de régulations des mobilités, qui créent des inégalités de traitement entre les différentes formes de mobilité et qui est aussi l’expression de différentes relations de pouvoir par rapport à ces mobilités. Cela a aussi des volets juridiques, puisqu’il y a certaines formes de mobilités qui sont encouragées ou facilitées par les règlements juridiques. C'est par exemple le cas des voyages d’affaire ou des mobilités touristiques. À l’inverse, certaines mobilités comme les migrations sont entravées, voire criminalisées dans certains cas.
En tant que géographe, j’ai été frappé par les effets dramatiques et brutaux de la crise sanitaire sur les mobilités. La régulation est un élément important pour les mobilités. Ces dimensions juridiques sont d’ailleurs de plus en plus traitées dans le champ de la géographie du droit – ou legal geography. On comprend que les mobilités sont aussi des pratiques régulées, et la crise sanitaire montre comment la puissance étatique intervient sur la régulation des mobilités. Avec le confinement qui a mené à une restriction de la liberté de mouvement, les mobilités ont été directement contraintes par la puissance étatique.
Ce qui est notamment frappant dans cette régulation pendant la crise sanitaire, c’est l’inégalité de traitement des mobilités. Certaines mobilités ont pu être conservées, comme par exemple les voyages d’affaire à l’international, les urgences médicales ou les soins à la famille. En revanche, d’autres formes de mobilité, comme les loisirs ou le tourisme, ont été interdites. La question de la légitimité de certaines mobilités par rapport à d’autres se pose alors, et avec elle se pose celle de la délégitimation de certaines formes de mobilités par rapport à d’autres et celle des dynamiques de changement induits par la crise sanitaire.
Est-ce que le régime d’habiter a changé avec cette crise sanitaire ? Un nouveau rapport dominant à l’espace a-t-il émergé, avec par exemple des centres-villes moins valorisés qu’auparavant et des campagnes au contraire valorisées ? Avec différentes formes de télétravail – donc de télécommunications – , qui seraient préférées aux mobilités physiques ? Il y aurait là en effet les éléments d’un nouveau régime d’habiter.
Pour finir, j’aime utiliser la formule « penser par et avec les mobilités », qui signifie qu’il ne faut pas seulement constituer les mobilités en objet, c’est-à-dire s’interroger sur leurs caractéristiques, sur la valeur, sur les différenciations, les inégalités, mais aussi appréhender d’autres phénomènes par la mobilité.
Cela signifie penser la ville comme un ensemble de mobilités, au lieu de penser la ville comme un espace morphologique, ou encore penser les modes de vie comme étant informés par les mobilités. Les sociétés humaines ne sont finalement qu’un ensemble de mobilités et le point important est : penser par et avec les mobilités.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xLes mesures de confinement instaurées en 2020 dans le cadre de la crise du Covid-19, variables selon les pays, prennent la forme d’une restriction majeure de la liberté de se déplacer durant un temps donné. Présenté comme une solution à l’expansion de la pandémie, le confinement touche tant les déplacements locaux qu’interrégionaux et internationaux. En transformant la spatio-temporalité des modes de vie, il a d’une part accéléré toute une série de tendances d’évolutions préexistantes, comme la croissance du télétravail et des téléachats ou la croissance de la marche et de l’utilisation du vélo, et d’autre part provoqué une rupture nette dans les mobilités de longue distance. L’expérience ambivalente du confinement ouvre sur une transformation possible des modes de vie pour le futur.
En savoir plus xThéories
Pour citer cette publication :
Mathis Stock (19 Décembre 2022), « Penser par et avec les mobilités grâce à la notion d’habiter », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 25 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/15737/penser-par-et-avec-les-mobilites-grace-la-notion-dhabiter
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