Depuis des siècles, on attribue aux femmes et aux hommes des caractéristiques et des rôles sociaux différenciés : les femmes ont été associées à la gestion du foyer et des enfants et à la sphère privée, tandis que la sphère publique était plutôt l’apanage des hommes. Ces rôles sociaux différenciés s’accompagnent d’un rapport de pouvoir favorable aux hommes. Le Forum Vies Mobiles a voulu en explorer les conséquences sur leur mobilité à travers une revue de la littérature traitant de la mobilité des femmes. Ce travail s’appuie sur des références françaises et internationales.
Les inégalités entre femmes et hommes sont liées à une assignation très ancienne des femmes à la sphère privée, à la gestion du foyer et des enfants et par conséquent à une certaine immobilité, en raison notamment d’un caractère supposément plus doux et moins aventurier que les hommes, associés à la sphère publique et à la mobilité. Longtemps considérés comme naturels, ces rôles traditionnels ont été remis en question à partir des années 1970 par les études de genre, qui les ont analysés comme des construits sociaux résultant de rapports de pouvoir favorables aux hommes. Ces rôles sociaux différenciés ont encore aujourd’hui des conséquences sur la mobilité des femmes, qui sont de deux ordres.
D’abord, les femmes prennent encore en charge la majorité des tâches ménagères et familiales. En 2014, selon un rapport du Haut Conseil à l’Égalité femmes/hommes, elles réalisent 75% des accompagnements des enfants et des personnes âgées en France et prennent en charge 66% du temps consacré au travail domestique. Cela a des conséquences sur leurs pratiques de mobilité, plus restreintes que celles des hommes et plus centrées autour du foyer. L’Enquête Nationale Mobilité et Modes de Vie (réf) montre que les femmes parcourent 25% de kilomètres de moins que les hommes par semaine.
Leurs déplacements sont également plus complexes et utilitaires : davantage que les hommes, elles ont tendance à enchaîner différentes activités lors d’un même déplacement : un trajet entre le travail et le domicile peut être l’occasion de faire des courses, de chercher les enfants à l’école ou encore de les déposer à une activité. La gestion de la vie familiale et des déplacements implique toute une organisation : veiller à être à l’heure, préparer les enfants, emporter leurs affaires, les surveiller pendant le trajet, transporter des courses, etc. Autant de contraintes qui génèrent une charge mentale importante et les rendent également plus réticentes à abandonner la voiture au profit de modes de transport plus durables 1, même si elles sont parallèlement de plus grandes marcheuses que les hommes et de plus grandes utilisatrices des transports en commun (55% en Ile-de-France en 2016) 2. Quant au vélo, leur pratique tend également à être limitée par l’intériorisation des injonctions qui leur sont faites dès leur enfance : ne pas prendre de risques, ne pas traîner dans l’espace public, prendre soin de leur apparence, etc.
Seconde conséquence des rôles sociaux différenciés attribués aux femmes et aux hommes, l’espace public a été pendant très longtemps la sphère des hommes. Encore aujourd’hui, les noms de rues, de stations de transports en commun ou encore de monuments célèbrent majoritairement des hommes. Ceux-ci ont très longtemps été surreprésentés parmi les ingénieurs et urbanistes qui aménageaient les villes. Les points de vue et expériences des femmes ont donc été moins pris en compte dans l’aménagement. L’espace public est également un lieu où les normes sexistes s’affichent à travers les publicités, affiches de films, unes de journaux qui instrumentalisent le corps des femmes et mettent en scène leur supposée hyperdisponibilité. Ces éléments contribuent à rendre certains lieux publics hostiles pour les femmes.
De fait, leurs déplacements sont souvent synonymes de sentiment d’insécurité. C’est notamment le cas pour les femmes jeunes et pour celles qui sortent le soir. Les femmes sont plus de deux fois plus nombreuses que les hommes à avoir peur dans les transports en commun 3. Elles ont intégré un sentiment de vulnérabilité, souvent inculqué par l’éducation et les normes sociales qui le considèrent comme naturel. Les lieux déserts, mal éclairés, mal entretenus ou encore sans échappatoire (ruelles, couloirs de métro, etc.) sont particulièrement anxiogènes, en particulier la nuit. Pour y faire face, les femmes développent une série de stratégies : éviter une station de transports quitte à allonger leur trajet, veiller à leur style vestimentaire lorsqu’elles sortent à certaines heures, esquiver les interactions en détournant le regard, en ayant un casque sur ses oreilles ou encore en paraissant absorbées par un livre, etc. Cette vigilance constante dont elles doivent faire preuve en amont et pendant leur déplacement constitue une charge mentale considérable.
Ce sentiment d’insécurité est directement lié au harcèlement sexuel que les femmes peuvent rencontrer au quotidien dans l’espace public. 100% des femmes auraient subi du harcèlement sexuel dans les transports en commun au moins une fois dans leur vie 4. La spécificité du harcèlement dans les transports est qu’il intervient dans un espace de transition et de mouvement. Cela façonne la perception des femmes qui en sont victimes et influe sur leur réaction : c’est une expérience temporaire, dans un espace public fermé où les gens vont et viennent, où la foule se recompose en permanence et où l’agresseur peut apparaître et disparaître facilement. Il faut alors réagir rapidement, alors que la prise de conscience du problème intervient souvent après quelques secondes ou minutes ; de plus, les femmes préfèrent souvent éviter d’attirer l’attention des autres sur elles en signalant l’incident, d’autant plus que réagir perturberait leurs propres rythmes.
De nombreux auteurs et autrices considèrent que le harcèlement fonctionne comme des rappels à l’ordre donnant constamment l’impression aux femmes qu’elles ne sont pas tout à fait à leur place dans l’espace public, surtout à certaines heures. Ainsi, il y entretient une forme de domination masculine et participe à renforcer les rapports de pouvoir genrés inégalitaires qui régissent la société. Néanmoins, la mémoire d’un acte de harcèlement vécu est également l’occasion de renégocier et réaffirmer en permanence leur présence et leur sécurité dans l’espace public et de se le réapproprier, de différentes manières : il peut s’agir de penser le moins possible à l’incident, de le rapporter aux autorités, d’apprendre à élever la voix face aux agresseurs lors d’incidents ultérieurs pour réaffirmer sa place dans l’espace public, etc 5.
Le gender mainstreaming , qui se développe depuis les années 2000, consiste à intégrer les questions de genre dans tous les domaines des politiques publiques. Des villes comme Barcelone, Vienne ou encore Paris ont publié des guides pour des espaces publics moins anxiogènes, recommandant notamment de renforcer le polycentrisme pour favoriser une ville des courtes distances et d’aménager les espaces publics pour permettre une diversité d’usage et en faire des lieux agréables et sécurisants (accessibilité, visibilité, largeur des trottoirs, signalétique, etc.). Pour cela, le recours aux marches exploratoires pour prendre en compte l’expérience des femmes se répand.
Différences mesures de lutte contre le harcèlement dans les transports en commun ont également été mises en place dans différents contextes. C’est le cas notamment des voitures de métro réservées aux femmes, mises en place dans différentes métropoles dans les années 1990. S’il présente l’avantage de politiser le problème et de proposer des solutions aux femmes victimes, ce dispositif est aussi fortement décrié pour son caractère ségrégatif. Les pouvoirs publics et les opérateurs de transports lui préfèrent souvent d’autres mesures, comme les campagnes de communication anti-harcèlement, qui ont le mérite de s’appuyer sur la prévention, mais peuvent également être controversées, comme l’illustre une campagne diffusée dans les transports franciliens en 2018 et présentant les agresseurs sexuels comme des prédateurs, rendant difficile l’identification des harceleurs avec une figure d’agresseur déshumanisée.
Enfin, des féministes dénoncent une logique de solutionnisme technologique pour faire face au problème du harcèlement : on développe des applications qui permettent de géolocaliser les zones dangereuses ou de faire appel à des personnes ressources, par exemple. Alertant sur le risque d’entériner le problème de l’insécurité plutôt que de le résoudre, elles appellent à privilégier les ressources situationnelles aux solutions numériques. Pour cela, des acteurs travaillent sur la sensibilisation des témoins de harcèlement à réagir, à travers des actions comme le programme de formation Stand’Up 6.
Ainsi, les rôles sociaux traditionnels ont encore aujourd’hui un impact sur la mobilité des femmes. Leur implication dans la gestion du foyer et des enfants implique des pratiques de mobilité plus complexes que celles des hommes, accompagnées d’une charge mentale importante. Dans l’espace public, les déplacements de nombreuses femmes sont synonymes d’un sentiment d’insécurité et d’un risque de harcèlement sexuel. La mobilité constitue ainsi en quelque sorte un miroir des normes sociales qui régissent la société, mais elle contribue aussi à les entretenir.
1 Pech T., Witkowski D., « Les femmes et le changement climatique », Terra Nova, juin 2021.
2 Étude du STIF sur l’utilisation des transports publics, 2016.
3 Étude de l’Institut Paris Région, 2018.
4 Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes
5 Lewis S., Sexual harassment on the London Underground: mobilities, temporalities and knowledges of gendered violence in public transport, thèse de doctorat, Loughborough University, septembre 2018.
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