Tant par son contenu que par sa forme, cet ouvrage devrait faire date. Par son contenu, d’abord : en analysant la société au prisme des rythmes, il met en lumière leur omniprésence et invite à une approche résolument plurielle (à l’image de son panel d’auteurs, qui relèvent de la géographie, de la sociologie ou de la philosophie). Par sa forme, ensuite : les quatre chapitres qui le composent aboutissent aux principes d’une « choréopolitique » que les auteurs appellent de leurs vœux. Car cet ouvrage, pour universitaire qu’il soit, est avant tout un manifeste, un appel à prendre en compte la diversité et la prégnance des rythmes dans l’élaboration des politiques publiques touchant à nos modes de vie.
Manifeste pour une politique des rythmes , de Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Vincent Kaufmann, Luca Pattaroni, EPFL Press, 2021.
Le constat est largement partagé au point d’en être devenu banal : le temps s’accélère ! On n’a jamais eu autant le sentiment de courir après lui. Résultat : stress et épuisement voire burn-out nous guette en permanence. De là, probablement, le succès des pratiques de développement personnel, de yoga et tai-chi, et jusqu’à la « To do list ». Ou, sur le plan éditorial, celui rencontré par les livres du philosophe Hartmut Rosa – Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte, 2010) et Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (La Découverte, 2017), qui s’emploient à mettre au jour les formes d’accélération qui travaillent les sociétés contemporaines.
En réaction, un autre maître-mot s’est imposé : la lenteur, sinon la flânerie, et leurs corollaires au plan socio-économique : la décroissance, le mouvement Slow Food, etc. Pourtant, force est d’admettre que l’accélération peut aussi avoir du bon ! Tout dépend des circonstances, du contexte, de son agenda. D’ailleurs, pour Hartmut Rosa, l’antidote à l’accélération mal vécue n’est pas la décélération, mais la « résonance », la capacité à accepter l’« indisponibilité du monde ».
De prime abord, l’ouvrage chroniqué ici s’inscrit dans la même veine, mais en prenant le parti de promouvoir une autre notion, celle de « rythme », donc, dans laquelle ses auteurs voient bien plus qu’un phénomène caractéristique de la musique et de la danse : un concept utile à « l’analyse des mutations de nos mondes contemporains, des pathologies inédites de la modernité » ; à même d’aider à dépasser des visions binaires pour ne pas dire manichéennes ; à « passer du statique au dynamique, [à] mêler espace et temps, mesure et expérience. » Au préalable, ces auteurs rendent d’abord justice à ceux les ayant précédés dans l’attention portée aux rythmes individuels et/ou collectifs. Et c’est sans doute la première surprise que réserve ce livre : on ne compte plus ou presque les intellectuels, théoriciens, penseurs, chercheurs s’étant employés à prendre au sérieux la question du rythme.
Qu’on songe, parmi les philosophes, à Platon (qui le définit comme « une succession de temps forts et de temps faibles ordonnée arithmétiquement et toutes ses dérivées cycliques et périodiques » selon les termes des auteurs) et, plus près de nous, à Gilles Deleuze et Félix Guattari* (avec leur concept de « ritournelle », par lequel ils désignent la manière dont chaque individu, groupe ou nation affirmait son identité et son appartenance à un territoire avant la standardisation des modes de vie imposée par la modernité, notamment à travers les médias et l’organisation du travail), à Roland Barthes*, pour qui l’idiorythmie est un quasi-pléonasme, le rhutmos étant par définition singulier (ce qui d’ailleurs en explique la dimension politique, l’individu puisant dans cette singularité une forme possible de résistance au pouvoir) ou encore à Bernard Stiegler, qui dénonçait l’emprise des rythmes imposés par le capitalisme « culturel » ou « cognitif ».
Les chercheurs en sciences sociales n’ont pas été en reste : qu’on songe, cette fois, à l’ethnologue André Leroi-Gourhan qui, dans Le Geste et la parole, souligne la manière dont les sociétés humaines ont domestiqué le temps et l’espace en substituant des rythmes propres à ceux inhérents au chaos du monde naturel ; à Henri Lefebvre et sa rythmanalyse – une approche au croisement de la philosophie, de la poésie et de l’aménagement des espaces, consistant chez lui à analyser la société urbaine en se plaçant au cœur des rythmes de la vie.
De tous les auteurs cités dans ce Manifeste pour une politique des rythmes, un plus inattendu mérite qu’on s’y attarde : le linguiste Émile Benveniste*, qui dans les Problèmes de linguistique générale, rend justice à la longue réflexion philosophique et poétique ayant présidé à la conception même de l’idée de rythme. Loin d’être née de la simple constatation de l’existence de rythmes cadencés dans la nature, et de se résumer à cela, elle comporte aussi « une idée de flux, de devenir, d’événement non mesurable, voire de discontinuité ». Dans son ouvrage, Benveniste souligne encore la distinction entre le rythme comme skhèma (succession régulière de temps forts et de temps faibles, succession mesurée et prévisible de figures, de formes, de vers, etc.) et le rythme comme rhutmos (forme fluide et mobile qui ne s’oppose pas à la première, mais l’affecte en profondeur et la met continuellement en variation).
Si l’ouvrage s’en était tenu à cet inventaire, il aurait déjà fait œuvre utile, mais comme l’indique le titre, l’ambition de ses auteurs est de proposer bien plus qu’un manuel, ou même qu’un essai, puisqu’il s’agit d’un « manifeste », dont le but est d’alerter sur une situation qui va en s’aggravant : le sentiment de perte de maîtrise dans les rythmes de nos existences, sous l’effet, arguent les auteurs, d’un « capitalisme mondialisé », des pressions de la société de consommation et de conditions de travail imposées indépendamment de l’aspiration des individus à plus d’autonomie.
Une réalité tout sauf nouvelle (au XIXe et au début du XXe siècles, les classes ouvrières étaient déjà soumises à de fortes pressions rythmiques en l’absence de temps de travail régulé), mais qui affecte désormais « l’ensemble des classes sociales ». Tout un chacun est soumis « à la démultiplication des “choses à faire”, aux diktats des agendas et calendriers […] ». Une réalité autrement plus difficile que ne le suggère le fameux « métro, boulot, dodo » inventé dans les années 1970. Les auteurs vont jusqu’à parler de « pathologies rythmiques du capitalisme », lesquelles peuvent affecter aussi bien les individus que les collectifs, les organisations ou les territoires, et reconnaissables à plusieurs marqueurs. C’est donc une approche systémique que les auteurs recommandent (et non pas seulement psychologisante), en distinguant différentes formes de « saturations » : fonctionnelles (la congestion), attentionnelles (l’étourdissement), de sollicitation (l’épuisement, le stress) et spatiales (l’étouffement). Autant de formes pathologiques qui se manifestent à différentes échelles, de la plus intime à la plus macro, celle de la régulation urbaine et territoriale.
Avant de se tourner vers les pouvoirs publics, les auteurs suggèrent qu’un tel diagnostic devrait interpeller les sciences humaines et sociales. Sans toujours s’en rendre compte, elles promeuvent une vision dichotomique de la réalité en continuant à l’aborder au prisme de couples d’opposition : hyperconnectés/déconnectés, vitesse/lenteur, ville/campagne, choix/contrainte, travail/loisirs… Une inclination d’autant plus problématique que ces couples tendent à se cristalliser sous forme de concepts dont la pertinence est discutable. Les auteurs donnent un premier exemple : la « densité humaine » qui est mesurée à partir du nombre de personnes résidentes par unité de surface, sans que cette résidence ne préjuge de la réalité de la présence sur place. C’est que chacun vit selon des rythmes différents de sorte qu’au cours d’une journée, d’une semaine ou d’une saison, le nombre de personnes effectivement présentes dans un quartier, dans une ville, varie. Baser les indices de densité humaine sur le nombre d’habitants et d’emplois par unité de surface ne changerait pas fondamentalement les données du problème, car « les déplacements liés au travail représentent moins de 30% des déplacements d’une population donnée un jour de semaine » (p. 102). En bref, les données disponibles ne font qu’indiquer les lieux où les gens dorment, et encore… La même réserve est exprimée à l’égard d’une autre notion, celle de « ségrégations spatiales » : « On peut tout à fait imaginer une ville fortement ségréguée au plan des domiciles, mais dont les habitants sont très mobiles dans la vie quotidienne au sein de leur agglomération, y compris parmi les catégories sociales défavorisées, et qui donc se côtoient et se mélangent entre catégories de population. » (p. 102). Tout dépend des rythmiques propres à chaque ménage – on y revient.
Le concept de rythme met donc au défi les SHS de commencer par dépasser les dichotomies, de passer, disent encore nos auteurs, d’une « pensée disjonctive » (« ou… ou » : ou la vitesse ou la lenteur, par exemple), à une « pensée conjonctive » (« et… et » : et l’individuel et le commun, par exemple). De fait, par leur caractère pluriel, enchevêtré, ambivalent, les rythmes invitent à penser l’entrelacement. « Le concept de rythme est susceptible de proposer une relecture des phénomènes sociaux et spatiaux en liant des approches souvent perçues comme opposées et positionnées comme inconciliables » (p. 118). C’est dire si les enquêtes statistiques menées par les SHS ne sont plus elles-mêmes adaptées aux rythmiques contemporaines car elles reposent le plus souvent sur des données relatives au cours des seules journées considérées comme normales. Ce faisant, elles escamotent les manifestations d’hétérorythmie, le mouvement irrégulier et non répétitif. Pour être originales et témoigner d’un renouvellement, des approches rencontrent leurs limites ou laissent sur notre faim. Ainsi de la Time Geography qui a, certes, eu le mérite de renouveler l’étude de la vie quotidienne en l’abordant au prisme de l’espace et du temps, à partir de localisation spatio-temporelle des activités de la vie quotidienne. Mais les « budgets-espace-temps » (du Suédois Torsten Hägerstrand), s’ils rendent compte de la manière dont les personnes répartissent leurs déplacements au cours d’une journée, sont loin de nous éclairer sur la manière dont ces déplacements sont vécus, encore moins sur les rythmiques qui les sous-tendent.
Si le machine learning et le big data, les données collectées à partir de dispositifs mobiles, ouvrent de nouvelles perspectives dans l’analyse fine des comportements, ces données ne disent pas grand-chose non plus sur les caractéristiques des personnes ni leurs intentions. Elles privilégient une approche métrique sur une approche expérientielle de la rythmologie.
On l’aura compris : la notion de rythme met d’autant plus au défi les SHS qu’elle est transdisciplinaire, bien plus : « indisciplinaire ». Elle ne peut qu’inciter à décloisonner les sciences. À leur façon, les auteurs donnent l’exemple en composant un panel multidisciplinaire : il se compose d’une docteure en philosophie, d’un géographe et de trois sociologues de différents champs de recherche, qui ont de surcroît déjà l’expérience d’une œuvre collective (Saturations. Individus, collectifs organisations et territoires à l’épreuve, Elya, 2019).
Si les SHS sont plus qu’interpellées, les pouvoirs publics le sont tout autant. Une politique publique ne saurait en effet prétendre dicter ce qu’est un « bon » rythme. Elle se doit plutôt d’ « offrir un cadre de rencontre aux différents rythmes et milieux de vie, en jouant sur l’accueil et les possibles coexistences entre les différentiels de vitesse », de s’employer à « mettre en cohérence », mais aussi de permettre la « confrontation entre des différences qu’il s’agit de faire vivre, y compris – et peut-être surtout – dans leur potentiel troublant voire agnostique » (p. 141).
Les auteurs vont jusqu’à prôner une « choréopolitique », pour insister sur la nécessité de penser nos rythmes collectivement et à partir des corps. Elle se déclinerait alors en trois principes :
Si ces principes sont théoriquement ambitieux, reconnaissons qu’on peine à voir d’emblée comment leur donner une traduction opérationnelle. Ce dont les auteurs ont manifestement conscience, puisqu’ils s’emploient dans un second temps à donner des exemples concrets. Le principe de l’idiorythmie peut par exemple inspirer des mesures en faveur de temps d’arrêts individuels, par la réduction du temps de travail ou l’allongement des congés parentaux. Le principe d’eurythmie peut, lui, se manifester à travers des aménagements permettant une pluralité de rythmes dans la manière de se déplacer (citant l’exemple des « autoroutes à vélo », mais pour mieux inviter à produire des espaces de rencontre et de frottement – entre les modes doux, marche et trottinette comprises – « susceptibles de ralentir et intensifier la vie quotidienne »). Enfin, la transition se retrouve dans la valorisation des modes de production agricole et des pratiques de consommation respectueux des rythmes de la nature, etc. En bref, « tout l’art des politiques du rythme consiste à accueillir ensemble élan et repli, vitesse et lenteur, pour trouver les bons rythmes, ceux qui soignent et émancipent tout en ouvrant au commun » (p. 50).
Le moins qu’on puisse dire est que ces solutions concrètes sont connues… On reste tout aussi sceptique devant les formules à l’emporte-pièce utilisées par les auteurs quand il s’agit de dénoncer la cause des pathologies rythmiques : le « capitalisme néolibéral », quand il ne s’agit pas de l’« Occident » et son mode de développement.
D’où vient alors que l’ouvrage laisse malgré tout l’impression de faire œuvre utile et originale ? Certainement de l’audace qu’ont ses auteurs de souligner la nécessité de laisser tout un chacun vivre à son rythme sans renoncer à créer du commun, ni à répondre aux exigences de la transition écologique et d’un développement durable.
Cette triple ambition amène les auteurs à penser le rythme au double prisme du temps et de l’espace. Cela devient particulièrement évident quand ils abordent les rythmes de travail. De fait, rien ne sert de réduire la durée de travail si c’est pour se retrouver confiné dans des espaces non adaptés. Il faut encore « disposer d’alternatives en matière de lieux de vie et d’expérimentation », à l’image des tiers-lieux qui font florès.
Mais si le rythme est affaire de temps et d’espace, c’est aussi parce qu’il a fondamentalement à voir avec le prendre soin voire l’hospitalité, des vertus qui exigent un temps et un espace appropriés… Le propos prend un relief particulier dans le contexte de crise sanitaire qui est encore le nôtre. Et c’est à ajouter au mérite des auteurs, cette crise étant intervenue alors que l’écriture du livre était en voie d’achèvement. Les auteurs ont juste eu le temps d’y adjoindre un post-scriptum dans lequel ils l’analysent au prisme de la question du rythme. Même si le propos reste essentiellement descriptif, on reconnaîtra que sa gestion a mis au défi les pouvoirs publics de s’adapter au fil de l’eau non sans impulser une rythmique nouvelle à leurs modalités d’action.
La conception même de l’ouvrage mérite qu’on s’y attarde : aux quatre chapitres qui composent le texte, s’ajoutent en préambule de chacun les séries d’illustrations d’un photographe, Christian Lutz, associées à une liste de mots reprise à intervalle régulier, qui les met en exergue l’un après l’autre. À l’évidence, c’est le rythme au sens de Benveniste qui est ici comme matérialisé non sans restituer au mot « manifeste » sa double acception : politique (au sens du Manifeste du parti communiste, par exemple) et artistique (à l’image du Manifeste du surréalisme). Le regard de l’artiste n’est de fait pas de trop pour produire le pas de côté nécessaire à une juste compréhension d’une politique des rythmes, au plus près de la manière dont on les vit, voire on les invente au quotidien.
Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977) , Le Seuil, 2015.
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale , Gallimard, coll. « Tel », 1966.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux , Les Éditions de minuit, 1980.
Corinne Gaudart, Serge Volkoff, Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail , Les Petits Matins, 2022.
Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse , Syllepse, 1992.
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole , 2 vol., Albin Michel, 1964. Voir notamment le tome II, La mémoire et les rythmes , chap. 13.
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps , La Découverte, 2010)
Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive , La Découverte, 2017.
Bernard Stiegler, De la misère symbolique 1. L’époque hyperindustrielle, 2. La catastrophe du sensible , Galilée, 2004 et 2005.
Gordon Walker, Energy and rhythm. Rythmanalysis for a Low Carbon Future , Rowman & Littlefield, 2021.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Sylvain Allemand (21 Avril 2023), « Manifeste pour une politique des rythmes, de Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Vincent Kaufmann et Luca Pattaroni », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 23 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/15858/manifeste-pour-une-politique-des-rythmes-de-manola-antonioli-guillaume-drevon-luc-gwiazdzinski
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