13 juin 2023
Chercheurs et praticiens accordent une attention croissante à la possibilité d’une évolution des pratiques et des technologies rapide et durable qui accélèrerait la réalisation des objectifs de réduction des émissions de gaz à effets de serre. Si ces transitions rapides sont généralement identifiables rétrospectivement, les experts affirment que le passage des voitures à moteur à combustion aux véhicules électriques est imminent. Pourquoi pensent-ils qu'un changement irréversible est sur le point d'être atteint ? Comment peut-on agir sur la création des conditions favorables à un point de bascule sociale ?
L’avertissement lancé par le GIEC ne saurait être plus sévère : « Tout nouveau retard dans la mise en œuvre d’une action concertée au niveau mondial nous privera d’une fenêtre étroite et qui se referme rapidement pour garantir à tous un avenir vivable 1 . »
L’urgence en question s’appuie sur des connaissances scientifiques de plus en plus précises, qui indiquent que nous atteignons des seuils critiques au-delà desquels de petites perturbations, en déclenchant des dynamiques auto-amplificatrices 2 , pourraient engendrer des transformations majeures. Celles-ci seraient abrupts et durables, déstabiliseraient le système terrestre, et menaceraient tant l’intégrité des processus écologiques que le bien-être humain et les conditions de la vie civilisée 3 .
Parce qu’il y a une relation directe entre la quantité des gaz à effets de serre dans l’atmosphère et l’augmentation des températures, le système climatique 4 réagit selon les quantités accumulées, d’où la nécessité d’arrêter les émissions rapidement avant que soient atteints les points de bascule. Si nous voulons avoir une chance de limiter la hausse des températures à 1,5 degrés au niveau mondial, ce qui serait déjà sans précédent, les émissions doivent diminuer de 7,6 % chaque année entre 2020 et 2030 et, dans les pays les plus riches, cette réduction doit même dépasser les 10 % 5 .
Tout en reconnaissant la gravité de la situation, climatologues, chercheurs et activistes sont de plus en plus attentifs à la possibilité d’une accélération de la réduction des émissions à travers une transition rapide des pratiques et des technologies. Les dynamiques d’auto-amplification dans le système terrestre auraient leur pendant, selon eux, dans les systèmes sociotechniques. Est-il réellement possible d’identifier des points de bascule sociale positifs ? Et, surtout, pouvons-nous les déclencher ?
Les spécialistes du sujet affirment qu’il est tout du moins possible de créer les conditions dans lesquelles se produisent les points de bascule sociale, et remarquent que, si la tendance actuelle persiste et que d’autres mesures d’incitation sont mises en place, l’un d’eux pourrait bientôt être atteint dans le passage de la voiture thermique à la voiture électrique. Si cet article traite de cette évolution pour illustrer ce que peut être un point de bascule sociale dans le domaine de la mobilité, il ne sous-entend absolument pas que l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, dans le domaine de la mobilité, puisse reposer entièrement sur cette technologie, dont nombre d’effets-rebonds sont connus.
Le Larousse définit le point de bascule (de l’anglais tipping point) comme le « moment où un phénomène d’abord rare se généralise, où un changement minime fait basculer un système dans un état entièrement nouveau ». Dans la pensée des systèmes complexes, il s’agit d’un point critique à partir duquel un ajout quantitativement faible transforme le système radicalement et qualitativement, de façon potentiellement irréversible, dans un état d’équilibre différent. Bien que le terme « point de bascule » ait pris toute son importance dans les débats sur le climat à travers les travaux de spécialistes du système terrestre 6 , il est d’abord apparu dans les débats autour du changement social. En 1958, le politiste Morton Grodzins a observé, dans son étude sur l’intégration raciale dans les quartiers américains :
Une fois que la proportion de non-blancs excède les limites de la tolérance du quartier en matière de cohabitation interraciale, les blancs partent. Ce point de bascule varie de ville à ville et de quartier à quartier 7 .
Depuis les travaux pionniers de Grodzins, la notion de point de bascule a inspiré les recherches sur les transformations sociales et environnementales. Ces études traitent principalement de l’identification de points de bascule, comme l’illustre l’article de John Urry « The System of Automobility 8 » – probablement le premier texte évoquant les points de bascule sociale en lien avec le changement climatique 9 :
Un point de bascule, ou un tournant, aura lieu au cours du XXIe siècle, lorsque le système automobile fondé sur l’acier et le pétrole fera enfin l’effet d’un dinosaure (un peu comme l’empire soviétique, les premiers PC autonomes ou les téléphones non mobiles). Lorsqu’il sera vu de cette façon, il sera abattu pour de bon et personne ne comprendra plus comment une créature si gigantesque, gaspilleuse et nuisible à la planète a bien pu dominer le monde. Soudainement, le système de l’automobilité disparaîtra et deviendra un dinosaure, conservé dans les musées, et nous nous demanderons pourquoi en avoir fait tout un plat.
Depuis la fin des années 2000, et en particulier au cours des cinq dernières années, les interventions destinées à déclencher des dynamiques visant à atteindre des points de bascule positifs ont fait l’objet d’une attention croissante 10 . Reflet de cette tendance, dans son livre de 2016, John Urry encourageait les sociologues à utiliser la pensée des systèmes complexes non seulement pour comprendre les processus de changement rapide, mais aussi pour contribuer à créer, aux côtés des acteurs économiques et de la société civile, les conditions d’émergence de futurs plus démocratiques 11 .
La validité de la prédiction d’Urry quant à la disparition du système d’automobilité au cours du XXIe siècle reste à démontrer. En revanche, nous assistons actuellement à une transformation profonde, où les véhicules thermiques laissent leur place aux véhicules électriques. Les ventes de ces dernières connaissent une croissance exponentielle et, de l’avis des experts, un point de bascule dans la transition vers l’électrique pourrait être atteint bientôt si les conditions favorables sont créées.
Pourquoi les experts pensent-ils que nous nous rapprochons d’un point de bascule ? Selon le rapport « The Breakthrough Effect », coproduit par l’université d’Exeter et Systemiq, un certain nombre de facteurs engendrent une dynamique vertueuse 12 .
Avec l’augmentation de la production, le prix des batteries lithium a chuté de 90 % entre 2008 et 2022 13 , si bien que le prix des véhicules électriques s’est rapproché de celui des véhicules thermiques. Les constructeurs automobiles sont en train d’adapter leurs plans de production à cette nouvelle réalité, où plus de 10 millions de voitures électriques ont été vendues dans le monde en 2022, et où l’on s’attend à ce que les ventes atteignent 14 millions en 2023 14 , ce qui permettra, à nouveau, de renforcer la baisse des prix grâce aux économies d’échelle et à maîtrise dans le développement de cette nouvelle technologie, entraînant une baisse du temps et des ressources nécessaires à la production de chaque unité supplémentaire.
Ces éléments contribuent à améliorer les performances de la technologie en elle-même : l’autonomie moyenne des nouvelles voitures électriques a augmenté de 9 % par an entre 2015 et 2021, et atteint aujourd’hui 350 km, contre une médiane d’environ 650 km pour le véhicule thermique moyen. Des prix plus bas et une meilleure performance rendront les voitures électriques plus attractives que les véhicules fortement émetteurs. L’augmentation du nombre de voitures électriques sur les routes stimulera alors l’installation de bornes de recharge, rendant ainsi la technologie plus accessible encore. Il s’agit d’un aspect essentiel, car les inquiétudes autour de l’autonomie et de la disponibilité de bornes de recharge sont des freins à l’acceptabilité et à l’adoption plus générale des voitures électriques 15 .
L’émergence de l’électrique comme une alternative efficace au thermique et l’atteinte ou le dépassement des objectifs de ventes sont de nature à motiver les constructeurs automobiles à investir dans la nouvelle technologie plutôt que dans l’ancienne. Cela contribue à accélérer l’innovation, y compris dans le design. Au fur et à mesure de la croissance de la demande, le nombre de modèles produits s’accroît, ce qui augmente l’attrait des voitures électriques en termes d’esthétique et de confort. Plus le nombre de proches, de connaissances ou de voisins qui utilisent l’électrique est important, plus cette technologie se banalise. La logique est la même que pour d’autres technologies comme le fax ou le téléphone portable : le rapport aux voitures électriques peut être transformé par une diffusion virale des normes sociales 16 .
Nous voyons ici des boucles de rétroaction positives, dans lesquelles l’accessibilité financière augmente la demande et donc la production, ce qui stimule l’attractivité, l’amélioration des performances et l’adoption de la technologie, permettant une nouvelle réduction des coûts, etc. Ces processus rapprochent les voitures électriques de la technologie thermique actuellement dominante en termes de prix, de qualité, de confort et de fiabilité.
Quand, exactement, parvient-on à un point de bascule ? Les auteurs du rapport Breakthrough Effect affirment que, dans le cas des voitures électriques, le seuil sera franchi lorsque l’accélération de l’adoption de la nouvelle technologie sera exponentielle et que l’ancienne technologie commencera à décliner. Au-delà du point de bascule, la transition sera probablement irréversible 17 . Pour ce faire, deux conditions doivent être remplies : d’abord, le prix de l’électrique doit être plus bas que celui du thermique (la parité devrait être atteinte dans un délai de deux à quatre ans au sein des principaux marchés, c’est-à-dire l’UE, les États-Unis et la Chine) ; ensuite, le nombre de bornes de recharge publiques doit atteindre environ 5 millions au niveau mondial (à la fin de l’année 2021, il y en avait 1,8 million).
Modèle économique dominant 18 , préférence des usagers, stratégies d’investissement : la technologie en place bénéficie d’avantages structurels qui lui permettent de résister à la transition. Elle est insérée dans un environnement social, politique, technologique et financier qui lui est favorable et assure sa pérennité. Dans ce contexte, il est essentiel, pour transformer le système, d’augmenter le nombre de personnes intéressées par la nouvelle technologie, de cibler les préférences des utilisateurs (stratégie de « développement du marché ») et, surtout, de mettre en place des politiques incitatives qui stimulent les dynamiques positives tout en accélérant le déclin de l’ancien modèle (c’est-à-dire en soutenant l’émergence d’acteurs novateurs et en déstabilisant les acteurs dominants).
Le cas de l’adoption des voitures électriques en Norvège est une bonne illustration de de l’efficacité des politiques incitatives. Durant quinze ans, des mesures ont été prises pour rendre l’électrique plus abordable, plus pratique et plus désirable que le thermique. Ces politiques ne visaient pas seulement à encourager les voitures électriques, mais aussi à décourager activement l’usage du thermique. Selon les autorités norvégiennes, l’un des points essentiels a été l’instauration d’un système unique de taxe progressive à partir de 1994, qui a rendu la plupart des modèles électriques moins chers que leurs équivalents thermiques (alors même que le prix d’importation des modèles électriques est plus élevé). Le graphique ci-dessous met en relation la mise en place des différentes incitations, par année, et l’adoption de l’électrique en Norvège 19.
Figure 1. Mesures d’incitation visant à promouvoir les véhicules électriques depuis 1997 et évolution du nombre de voitures électriques parmi les véhicules de tourisme. Source : Peter Zeniewski 20En Norvège, les municipalités peuvent prendre des mesures d’incitation spécifiques pour permettre l’accès des véhicules électriques aux couloirs de bus ou rendre leur stationnement gratuit. Dans tout le pays, les conducteurs de voitures électriques ne doivent pas payer plus de 50 % du prix acquitté par les usagers de voitures thermiques pour le stationnement, la conduite sur autoroute et les trajets en ferry, et afin de permettre les déplacements sur de longues distances, un vaste réseau de recharge a été développé le long des routes principales. Cette infrastructure est en partie financée par l’augmentation des taxes sur les voitures thermiques, en particulier les péages. Grâce à ces mesures, la Norvège est un pays pionnier dans l’adoption des voitures électriques : 87 % des nouvelles voitures vendues en 2021 étaient électriques et le pays compte plus de 18 000 points de recharge, dont plus de 5 000 bornes rapides. Ilona Otto, du Potsdam Institute for Climate Impact Research, et ses collègues affirment que ces mesures ont rendu irréversible le tournant vers l’électrique en Norvège 21 .
L’exemple norvégien l’illustre : il faut se méfier des représentations trop hâtives selon lesquelles une petite action ponctuelle pourrait, seule, transformer le système. L’idée que les points de bascule sociale pourraient être un « remède miracle », si attrayante pour certains acteurs politiques et économiques, est bien trop simpliste. Elle ne prend pas en compte la multiplicité des mécanismes, des actions et des acteurs impliqués, d’une façon ou d’une autre, dans la création des conditions nécessaires au changement 22. Par définition, les actions qui déclenchent un point de bascule peuvent être de très faible ampleur au moment voulu, mais un travail préparatoire considérable aura été nécessaire pour atteindre ce seuil. On le voit bien dans la chronologie des mesures incitatives en Norvège dressée ci-dessus.
Il faut également se méfier des représentations qui voient dans les points de bascule sociale des seuils ou des moments clairement identifiables et prévisibles. Le défi, pour les chercheurs, les activistes et les personnalités politiques cherchant à mettre cet outil au service de la transition est qu’il s’agit d’un territoire largement inconnu. La bascule n’est pas la norme : l’histoire est dominée par des périodes de stabilité relative, ponctuées par de rares moments de crises 23. Notre compréhension de la transformation sociale reflète cela : si la science politique sait expliquer pourquoi les institutions et les politiques sont la plupart du temps stables, la discipline est moins outillée pour comprendre les moments de transformation rapide 24. De même, la littérature sur les transitions en matière de soutenabilité indique que, si le rythme du changement n’est pas prédéterminé, les transitions vers de nouveaux paradigmes sociotechniques se mesurent généralement en décennies, sinon en générations 25 .
2 Un processus déclenché lorsque les effets d’une perturbation sur un système comprennent une augmentation de la magnitude de la perturbation, renforçant ainsi le changement – aussi connu sous le nom de rétroaction positive.
3 Climate tipping points — too risky to bet against (nature.com)
4 Le système climatique comprend l’atmosphère, les océans, la cryosphère (neige et glace), la surface terrestre, la biosphère, et les interactions entre ces éléments.
5 A factor of two: how the mitigation plans of ‘climate progressive’ nations fall far short of Paris-compliant pathways (tandfonline.com)
6 Tipping elements in the Earth's climate system (pnas.org)
7 Grodzins M, The Metropolitan Area as a Racial Problem, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1958.
8 The ‘System’ of Automobility - John Urry, 2004 (sagepub.com)
9 Il existe des débats sur l’intérêt de la notion de « points de bascule » pour décrire et faire connaître les futurs climatiques possibles. Voir Is the concept of climate ‘tipping point’ helpful? – Mike Hulme
10 Par exemple : Social tipping dynamics for stabilizing Earth’s climate by 2050 | PNAS . En 2007, le scientifique Tim Lenton se demandait ce qu’il était possible de faire pour éviter d’atteindre des points de bascule dans le système terrestre : « La meilleure solution est d’éviter les points de bascule à un coût sociable acceptable. Cela peut être réalisé en provoquant une transition rapide vers une économie bas-carbone/zéro-carbone, qui devra de toute façon finir par advenir en raison de l’épuisement des ressources fossiles. Lorsque nous disons “rapide”, nous pensons à une troisième révolution industrielle, au sens d’un point de bascule socioéconomique. De même que dans la machine biogéophysique planétaire, il devrait exister dans la civilisation des paramètres de contrôle cumulés à même de déclencher des changements non-linéaires ». Voir Tipping the scales | Nature Climate Change
11 What is the Future? | Wiley
12 The Breakthrough Effect: How to Trigger a Cascade of Tipping points to Accelerate the Net Zero Transition, publié en janvier 2023.
13 https://insideevs.com/news/630407/ev-batteries-90-percent-cheaper-2022/
15 Dans les principaux marchés, le rythme de l’augmentation du nombre de points de recharge est de 20 à 30 % par an.
16 Voir le livre de Robert Frank Under the Influence | Princeton University Press
17 Même si l’on ne peut sans doute savoir, au mieux, que de façon rétrospective, si le changement est irréversible, et à partir de quand. Lorsque l’on tente d’agir, il faut avoir assez d’humilité pour accepter que les informations sur le fonctionnement d’un système peuvent être insuffisantes. En ce sens, il est intéressant de noter que dans son célèbre texte sur les leviers d’action, Donella Meadows remarquait que les acteurs avaient tendance à mal comprendre les systèmes complexes, et négligeaient souvent les espaces d’intervention qui avaient le potentiel de transformation le plus important. Voir www.donellameadows.org/wp-content/userfiles/Leverage_Points.pdf
18 La notion de modèle économique renvoie à la façon dont les entreprises et les industries créent et captent de la valeur. Dans le secteur automobile, les modèles économiques traditionnels reposent sur la production, l’assemblage et la vente des pièces du véhicule thermique, et les services d’entretien. D’une façon générale, les nouveaux modèles économiques dans le secteur automobile reposent de plus en plus sur la fourniture de services de mobilité en réseau.
19 Pour plus de détails sur l’adoption des véhicules électriques en Norvège, voir The mobility revolution as seen through Norwegian eyes: Architectural Science Review: Vol 61, No 5 (tandfonline.com)
20 Zeniewski, P, « Electric vehicle policy in Norway », ClimateXchange.org.uk, 2017.
21 Social tipping dynamics for stabilizing Earth-s climate by 2050
22 Pour plus de détails, voir Operationalising positive tipping points towards global sustainability | Global Sustainability | Cambridge Core
23 Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics on JSTOR
25 Voir Transtions to Sustainable Development: New Directions in the Study of (routledge.com). Des spécialistes comme Frank Geels reconnaissent la possibilité d’une transformation rapide, mais la majeure partie de la recherche est toujours consacrée à des transitions à relativement long terme. Voir Typology of sociotechnical transition pathways - ScienceDirect
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