l’industrialisation du temps et de l’espace au 19e siècle
Ce grand classique des études sur les transports analyse l’avènement du chemin de fer, devenu symbole de la vie industrielle en Europe, et éclaire l’évolution parallèle de l’aspect technologique et du contexte culturel, économique et spatial dans lequel il a été inventé et développé.
par Wolfgang Schivelbusch
Berg Publishers
1977 / 1986
203 pages
(Publié en France par Le Promeneur/Quai Voltaire, 1990, 252 pages)
L’image d’une passagère assise à la fenêtre, le regard errant sur le paysage qui défile, est une scène urbaine assez ordinaire, illustration banale de nos vies mobiles qui se répètent sans cesse avec la régularité des horaires de trains. Cette attitude apparemment toute simple n’est envisageable qu’en présupposant certains éléments. En Europe occidentale, cela implique qu’il existe un plaisir esthétique à regarder par la fenêtre, que le moyen de transport est relativement sûr et calme, que la personne n’éprouve pas le besoin de s’entretenir avec les autres et qu’elle se conçoit comme une passagère, une consommatrice, une citoyenne qui peut et souhaite se déplacer librement. Cela peut impliquer également la certitude que le train arrivera à destination et à l’heure prévue. De manière plus élémentaire, cela suppose que les rails sont bien en place et que l’infrastructure est gérée selon des critères sociaux, économiques et politiques durables. Cet ensemble comprend donc des dispositions esthétiques, des conventions sociales, des doctrines économiques, des structures juridiques, des inventions technologiques et des accords politiques. Certains aspects paraissent fortuits ; savoir, par exemple, s’il est préférable que le chemin de fer soit un monopole d’État ou qu’il soit ouvert à la concurrence et à la privatisation. Toujours est-il que le fait de voyager en train semble assez naturel, c’est quelque chose de profondément ancré au fond de nos vies quotidiennes. Or, tout ceci a dû être inventé. À l’image de tous les autres modes de transport aspirant à occuper une place de choix dans la société, le voyage en train a dû répondre, se confronter, changer et s’adapter à un ordre existant, à un milieu social, culturel, technologique et politico-économique avec lequel il évolue de concert.
Voyages en train étudie cette évolution parallèle. L’ouvrage analyse comment ce nouveau mode de transport trouva sa place dans les sociétés européennes et modifia, ce faisant, non seulement les moyens de voyager et de communiquer, mais aussi les façons de ressentir et de percevoir. Partant du constat que le premier contact avec une machine dérange les habitudes et en crée de nouvelles, ce classique des études sur les chemins de fer et les transports retrace l’ascension du nouvel « objet industriel » ou du « voyageur industrialisé ». Voyages en train est un livre exemplaire fournissant la synthèse interdisciplinaire nécessaire pour comprendre les dynamiques du changement social et technologique. Schivelbusch étaye son argumentation à l’aide de références au voyage lui-même, mais fait également des incursions dans d’autres domaines liés à la culture moderne du mouvement, à l’exemple de Paris sous le Second Empire et les grands magasins. Le présent compte-rendu se concentre sur les grandes lignes de son analyse, à savoir l’institutionnalisation du chemin de fer comme un moyen de transport autonome, la découverte de nouvelles façons de percevoir le paysage et la naissance de nouveaux espaces urbains.
Pour bien comprendre le degré d’innovation introduit par le chemin de fer, Schivelbusch fait régulièrement référence à la diligence, moyen de transport historique remplacé par le train. La diligence était le mode de circulation terrestre le plus répandu et le plus fiable avant l’apparition du train. Il permettait une grande flexibilité dans le choix des destinations – à condition d’en avoir les moyens, chacun pouvait se rendre à n’importe quel endroit du monde ou presque rattaché à un réseau viaire – et les routes étaient gérées par différentes compagnies dans un système de concurrence ouverte. Le voyage en diligence impliquait une certaine forme de relation aux autres et au paysage. L’aménagement intérieur – deux rangées de banquettes se faisant face – encourageait la conversation durant le trajet, faisant de l’échange une sorte de convention sociale. De plus les fenêtres permettaient au passager d’avoir une certaine proximité sensorielle avec le paysage traversé. Les descriptions animées et riches en détails de voyageurs et de paysages sont des éléments essentiels de nombreuses contributions littéraires sur les trajets en diligence à cette époque.
Le chemin de fer ouvra la voie à une nouvelle ère du voyage, annonçant le déclin de la diligence dont la disparition totale fut signée par l’arrivée et la diffusion de la voiture durant le premier quart du 20e siècle. Mais la nouveauté que représentait le chemin de fer en tant que moyen de transport était telle que la société se méprit sur ces exigences et possibilités en le réduisant à un concept technique. Les idées et conceptions du voyage étaient si fortement attachées à la diligence que les passagers n’étaient pas près, ni culturellement ni physiologiquement, à accueillir les nouvelles sensations que le train faisait naître. En tant que concept technique, le chemin de fer est un alliage entre véhicules et rails, ce que Schivelbusch appelle « l’ensemble mécanique ». Une unité indivisible de ce genre requière un système de circulation autonome et conduit à une forme organisée de mobilité. Le concept technique du chemin de fer n’autorise donc pas la même flexibilité ni la même individualité de transport que le voyage en diligence sur les routes, ou celui en bateau sur les canaux. Pourtant c’étaient-là les premiers objectifs affichés lors de l’invention du chemin de fer. Par conséquent, des efforts constants ont été entrepris pour réglementer ceci en instituant des principes libéraux de concurrence pour les canaux et les routes. Ce n’est que plus tard, lorsque les réticences nourries par une réflexion essentiellement économique s’affaiblirent, que le chemin de fer a été institutionnalisé comme un « ensemble mécanique » indivisible par l’établissement de monopoles ferroviaires.
La nouveauté du chemin de fer était aussi qu’il remettait en question les habitudes du voyage et de sa perception. Le rythme assez lent du trajet en diligence permettait aux passagers d’être en relation avec l’environnement, percevant nettement les éléments du premier plan. Le train, avec sa vitesse et la rectitude de son déplacement, mit fin à l’intensité de ces expériences. Décrivant le train comme un projectile, les passagers avaient l’impression d’être propulsés à travers un paysage devenu méconnaissable. Leurs sens, encore adaptés au mode de voyage préindustriel, ne leur permettaient pas d’imaginer que faire de la vue qui s’offrait à eux par les fenêtres du train : elle manquait de relief, le voyage devenait rébarbatif. « Tout ce qu’ils voyaient », note Schivelbush, « était un paysage évanescent ». La dissolution de ce paysage venait de ce que les passagers avaient pris l’habitude, lors de leurs voyages en diligence, de fixer leur regard indifféremment sur des objets proches et des vues lointaines. Cette prolifération d’impressions visuelles entraînait toutefois une grande lassitude des sens.
Les voyageurs finiront par apprendre à adapter leur mécanisme de perception, et au lieu d’essayer d’accommoder les effets de la nouvelle technologie aux anciennes sensations, ils commencèrent à assimiler de nouvelles façons de voir : une forme de perception pour laquelle la vitesse était source d’une expérience esthétique plaisante. La vitesse ne faisait plus disparaître le paysage mais le mettait en mouvement et le rendait attrayant. À la recherche d’un mot qui pourrait saisir cette expérience d’un nouvel ordre, on trouva le concept de « panorama », ce gadget optique populaire qui enchaîne une succession rapide d’images, terme qui semble parfaitement approprié. La particularité de la vision panoramique reposait sur le fait qu’elle n’était « plus une expérience de l’évanescence, mais que cette évanescence était devenue la nouvelle réalité ». Les passagers apprirent à s’habituer à la prolifération de stimuli visuels en adoptant de nouvelles habitudes de voyage, par exemple en lisant. Il aurait été inimaginable de lire en diligence, dont la conception invitait à engager la conversation avec autrui. Mais l’augmentation du nombre de voyageurs dans chaque wagon ayant rendu difficile les échanges en petits groupes, la lecture apparut comme un moyen pratique d’évincer le malaise suscité par le silence.
Les origines un peu hasardeuses du chemin de fer se reflètent également dans la conception des wagons. Initialement le train avait été conçu comme une succession de diligences tractées par une machine à vapeur. Par conséquent, l’aménagement intérieur était une réplique de celui des diligences, des compartiments séparés, accessibles par un couloir externe et comportant deux rangées de sièges se faisant face. Ce n’est que plus tard que cet agencement parût mal adapté, et que la forme la plus courante de nos jours s’imposa, à savoir un espace unique comportant de nombreuses rangées de sièges, relié aux deux extrémités à d’autres wagons du même type.
La notion de voyage en train évoque l’image du mouvement, d’un déplacement entre des endroits différents, d’une existence dans l’espace mais, à l’exception du wagon en soi, sans lieu définissable. Malgré la célèbre maxime de Robert Louis Stevenson « Mieux vaut voyager plein d’espoir que d’arriver au but», et quel que soit l’agrément du voyage, tout trajet s’achève (et commence) dans un lieu concret. Le fait que l’on favorise, à l’heure actuelle, la construction de plaques tournantes ultra-spécialisées, à l’image du nouveau Terminal 5 de Heathrow, souligne l’importance que l’on accorde aux espaces conçus pour attirer les usagers, des lieux qui leur assurent un certain confort pendant l’inévitable temps d’attente précédant le départ et dont la forme architecturale transmet l’idée de vitesse et de modernité.
Schivelbusch signale qu’il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau. Comme Monet l’illustra dans son tableau la Gare St Lazare, l’auteur dépeint en quoi l’importance accrue du train changea l’architecture. Acier et verre sont mis en place pour créer un « espace lumineux » donnant une impression de nouveauté, de futur et, pour emprunter le terme de Schivelbusch, « d’évanescence ». Les gares ferroviaires, avec leurs immenses structures en verre, paraissaient abstraites, flottantes, détachées du lieu comme de l’image de stabilité associée à de lourdes constructions minérales.
Or, les gares sont localisées dans les villes et Schivelbusch explique clairement que cette nouvelle forme de mobilité altéra le paysage urbain en s’y introduisant et qu’elle mena la modernité jusqu’au cœur de la ville. Si les rails n’empiétaient pas sur le centre-ville, ils favorisaient l’augmentation du volume du trafic, ce qui obligea bientôt à créer des systèmes de régulation des rues. Le Paris d’Haussmann est un exemple souvent cité qui permit une rationalisation du mouvement, favorable également aux besoins des commerces de la ville. Tandis que le vieux Paris était piéton, le nouveau était adapté au trafic moderne. Les grands magasins n’ont été possibles que grâce au réseau de transport qui amenait les clients et aux types de déplacement et de circulation encouragés par le chemin de fer. Ainsi, Schivelbusch nous rappelle que l’importance du chemin de fer - ou de toute étude concernant la mobilité - n’est pas uniquement liée à ce qui se passe lors du mouvement, mais également à l’effet produit sur les lieux de départ et d’arrivée.
Voyages en train est truffé d’idées fascinantes et, bien qu’il ait été publié en 1977, l’ouvrage reste encore pertinent et poignant aujourd’hui. Le champ analysé étant très vaste, certaines réflexions semblent faiblement argumentées et généralisées à l’appui de preuves empiriques (à l’image de la dernière partie sur les grands magasins). Ce livre est néanmoins devenu un classique des études sur les transports largement cité dans les études sociologiques et culturelles sur la modernité et la perception. Ajoutons enfin que cet ouvrage a joué, depuis sa publication, le rôle de tremplin vers d’autres recherches. C’est pour cela qu’une seconde édition révisée semble justifiée.
Wolfgang Schivelbusch (né en 1941) est historien de la culture à son compte et vit à New York.
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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Pour citer cette publication :
Javier Caletrío (12 Novembre 2013), « Histoire des voyages en train - de Wolfgang Schivelbusch », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/livres-clefs/1811/histoire-des-voyages-en-train-de-wolfgang-schivelbusch
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