Tim Cresswell est professeur de géographie humaine à l’université de Northwestern, à Boston. Ses travaux portent sur le rôle des concepts géographiques dans la constitution de la vie sociale et culturelle. Il mène une réflexion sur les frictions, dimension cruciale de la mobilité à ses yeux.
Pour commencer, je voudrais citer une phrase écrite il y a 200 ans par Carl Philipp Gottlieb von Clausewitz, officier et stratège prussien, dans son traité de philosophie morale de la guerre :
« Qu’on se représente un voyageur qui veut encore atteindre deux relais de poste dans sa journée avant que tombe la nuit ; quatre à cinq heures de route sur la grand-route avec les chevaux de poste, ce n’est pas grand-chose. Il arrive à l’avant-dernier relais : il ne trouve pas de cheval frais, ou de qualité ; la région est escarpée, les chemins mal tracés, la nuit tombe, et il se réjouit d’avoir rejoint à grand-peine le relais suivant, et d’y trouver un mauvais gîte. C’est ainsi qu’à la guerre d’innombrables petits détails dont on ne tiendrait jamais compte sur le papier entravent l’action et nous retiennent très en deçà du but fixé. »
La notion de friction occupe chez Clausewitz une place centrale dans son analyse des champs de bataille. Publié à titre posthume, son traité est nourri de son expérience des guerres entre la Prusse et la France à la fin du XVIIIe siècle. Sa thèse centrale est que la guerre produit un brouillard continu qui rend confuse la perception de la situation et empêche de la comprendre parfaitement. Dans la guerre, des détails impondérables se mêlent à toutes les tentatives et font obstacle à l’exécution d’une stratégie parfaite. Ce sont ces détails, auxquels Clausewitz donne le nom générique de friction, qui rendent son traité pertinent pour penser la mobilité d’aujourd’hui. Dans le passage cité, Clausewitz utilise la métaphore d’un voyage pour illustrer les multiples obstacles que l’on rencontre dans la conduite de la guerre. Son concept de friction est emprunté à la physique mais il a un caractère foncièrement social et humain. En physique, la friction est un phénomène relativement simple. En tant que phénomène social, comme c’est souvent le cas, elle est sensiblement plus complexe. Au cœur de la notion de Clausewitz, la friction désigne une résistance obstinée de ce qu’il appelle souvent le monde réel. Les choses ne se présentent jamais comme prévu, même pour les puissants. Cette immense friction sur laquelle il écrit n’est pas circonscrite à des points précis comme en mécanique, on peut la rencontrer partout, selon les hasards. Des circonstances ont donc lieu dont il est impossible de prendre en compte l’origine principale, le hasard.
La friction, nous dit la physique, est une force qui résiste au mouvement relatif de deux matériaux en contact l’un avec l’autre. La friction suffit parfois à empêcher le mouvement, à d’autres moments, elle ne fait que le ralentir. Elle peut se produire entre des corps en mouvement, entre un corps en mouvement et un objet statique ou entre deux corps immobiles. Mais la friction sociale, comme la mobilité, peut s’appliquer au monde des significations et peut être la résultante de dispositifs de pouvoir. La friction, ici, est un phénomène social et culturel, que l’on expérimente et que l’on ressent lorsque l’on est interrompu pendant un trajet en voiture en ville ou si l’on fait l’objet de contrôles renforcés au check-in d’un aéroport international. L’importance de la friction réside dans le fait qu’elle attire notre attention sur les façons dont les personnes, les objets et les idées sont ralentis voire arrêtés dans leurs mouvements. Une des interprétations du tournant de la mobilité présente dans les sciences humaines et sociales est qu’il s’agit de l’analyse d’un monde fluide où les frictions ont été réduites, voire presque éliminées. Certains penseurs nous dépeignent un monde où les acteurs clef de la mondialisation voyagent sans entraves, dans une bulle autonome, et apparemment sans friction. Cette représentation d’une mobilité globale sans friction est une conception erronée. Si nous voulons réfléchir sur un monde en mouvement, il nous faut penser les phénomènes de friction parce qu’on les rencontre partout où on trouve du mouvement. De même, selon le traité de Clausewitz, à la guerre, les plans les plus soigneusement élaborés sont anéantis par le hasard. Le hasard, les frictions, tous les événements qui échappent à nos prévisions continuent de se produire même dans un monde globalisé où les gens sont souvent plus mobiles. Penser un monde mobile suppose donc de penser les frictions, de les prendre au sérieux notamment eu égard à leur répartition et aux différentes modalités selon lesquelles elles se rattachent aux diverses formes de mobilité au moment où celles-ci sont effectuées.
Il est également important de concevoir les frictions non seulement comme un obstacle ou un frein à la mobilité, mais aussi comme une de ses conditions de possibilité. Pour se représenter l’effet que produit la friction dans le monde physique, imaginons que nous essayons de marcher ou de courir avec des semelles lisses sur une surface parfaitement gelée. La seule mobilité qui pourrait se produire serait celle d’une chute. Supposons maintenant que nous portons des semelles en caoutchouc sur une chaussée asphaltée avec de la friction entre nos chaussures et le sol, alors on peut bouger. La friction produit donc deux effets. D’une part, elle freine le mouvement des choses, elle les arrête, de l’autre elle est une condition du mouvement, elle le rend possible. Penser la mobilité, ce n’est donc pas simplement imaginer un monde fluide d’où toute friction est absente, comme on l’entend parfois dans certaines versions extrêmes du discours sur la mondialisation et dans les études sur la mobilité. C’est aussi penser les relations entre le déplacement, la texture, les frictions et toutes sortes d’éléments corrélés entre eux, lesquels sont en eux-mêmes plus ou moins immobiles mais qui interagissent avec les objets, les personnes et les choses mobiles.
Il n’y a pas non plus de lien nécessaire entre les frictions et le pouvoir. Le plus simple, me semble-t-il, est de penser la friction comme ces moments où le pouvoir, ou les personnes en position de pouvoir, sont à même d’arrêter les mouvements de ceux qui sont dépourvus de pouvoir.
On peut penser aux frontières, aux questions de sécurité, aux barrières à franchir, à tous ces moments où les personnes sont arrêtées, de même que les objets. Il arrive qu’un container, au moment de pénétrer sur un territoire national, dans un port, soit scanné, enregistré par les douanes. Il doit faire une courte halte avant de poursuivre son voyage. L’exemple peut-être le plus évident parmi les cas les plus récents et les plus spectaculaires de cette sorte de politique de la friction est celui de la chasse à l’homme lancée contre Oussama Ben Laden. Le géographe Derek Gregory s’est longuement exprimé à ce sujet et je vais m’appuyer ici sur sa réflexion. Oussama Ben Laden a finalement été abattu à plusieurs centaines de kilomètres du dernier endroit où il avait été vu, quelque chose comme dix ans après. Et la façon dont il a été tué fut le résultat d’opérations de surveillance organisées à des milliers de kilomètres de là. Prenons par exemple les drones, utilisés aujourd’hui en Afghanistan et au Pakistan, au Yémen et dans d’autres parties du monde, qui sont pilotés et commandés par des forces aériennes basées dans le désert aux États-Unis et au Royaume-Uni et dans d’autres lieux encore. Les drones assurent en quelque sorte une fonction de suppression de la friction. La frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan ne semble pas avoir la moindre signification pour eux, puisqu’ils peuvent simplement la survoler, regarder au-delà et opérer au sol à de grandes distances instantanément. On peut donc y voir une sorte de négation des frictions, de victoire sur les frictions, alors que les mouvements d’Oussama Ben Laden, par opposition, étaient certainement constamment contraints : même si on ne le voyait que très peu et s’il a mis dix ans à être capturé et abattu, il avait peu de liberté de mouvement. Les États-Unis et leurs alliés lui imposaient des frictions limitant ses mouvements, en même temps qu’eux-mêmes s’affranchissaient de la friction. Cette logistique de la friction, sa répartition inégale, fait ainsi partie du théâtre des opérations guerrières que Clausewitz évoquait, dans le monde contemporain.
Mais même s’ils ont atteint leur but, n’oublions pas qu’il leur aura fallu dix ans. Cela n’a guère été facile, mais ils y sont néanmoins parvenus. Pourtant en dépit de ce résultat, les frictions, d’une certaine manière se sont elles-mêmes imposées en retour aux États-Unis et à leurs alliés. Derek Gregory parle ainsi de la logistique impliquée dans la guerre et de la façon dont le Pakistan a pu fermer sa frontière avec l’Afghanistan pour que les opérations logistiques américaines ne puissent se dérouler dans la zone limitrophe, rendant ainsi leur offensive en Afghanistan plus difficile. Ainsi le Pakistan est-il parvenu à imposer des frictions aux États-Unis. Et nous voyons ainsi se dessiner un second aspect de la friction, par lequel la friction est utilisée par ceux qui sont relativement dépourvus de pouvoir contre les puissants. Ainsi l’on peut penser à l’espace et à la mobilité de deux façons différentes, l’une où le pouvoir peut exercer son influence, où l’espace est clairement défini par les puissants, et la mobilité est celle des gens relativement dépourvus de pouvoir. On peut penser aux personnes se déplaçant dans les villes, aux terroristes, aux criminels qui peuvent agir grâce à leur mobilité et en dépit de l’existence d’États-nations, ou aux trafiquants de drogue, aux mafias… Toutes sortes d’actions qui s’exercent grâce à la mobilité et malgré des territoires définis par les puissants. Mais on peut aussi inverser la perspective et envisager la mobilité ainsi : les puissants étant à même de faire ce qu’ils veulent dans le monde, les frictions leur sont imposées en de brefs moments, lorsque ceux qui ont moins de pouvoir en sont capables. Cette seconde façon de voir les choses ressemble plus nettement à l’échec de la stratégie dans l’histoire de Clausewitz. Ce dernier parle à ce propos du hasard. À bien des égards, c’est là quelque chose de rassurant. Il y a des cas où les plus puissants imposent des frictions aux moins puissants, mais il est également possible de se représenter des formes de friction correspondant à ce que James Scott a appelé « l’arme des faibles », qui imposent des frictions à la mobilité.
Les théoriciens de la fluidité parlent d’un monde de plus en plus mobile, ressemblant de plus en plus à ce que Castells nomme l’espace des flux, qui, d’après lui, est en train de remplacer l’espace des lieux. Quoi qu’il en soit, il reste qu’il y a toujours des moments de friction qui produisent des blocages et des coagulations dans l’espace des flux. Les flux produisent leur propre solidification. Tout ce qui circule produit des frictions tout autant qu’il en surmonte ; les mouvements produisent leurs propres frictions. On en trouve une illustration dans la façon dont les flux apparemment mondiaux échouent à produire un impact s’ils ne rencontrent pas des éléments statiques. Qu’il soit question de circulation de capitaux, de biens ou de personnes, tous ces différents flux se réduisent à néant au son d’une seule main qui applaudit s’ils ne rencontrent pas des lieux ou des objets relativement statiques. Les capitaux ne peuvent pas se contenter de circuler, ils doivent aussi trouver des espaces où se fixer. Les gens ne font pas que circuler indéfiniment, ils traversent des terrains particuliers et vont et viennent entre des types de lieux particuliers.
L’une des conceptions de la friction la plus intéressante d’un point de vue théorique est celle de l’anthropologue Anna Tsing, qui parle de la friction comme de "l'emprise de ces rencontres matérielles". Le travail d’Anna Tsing tourne autour des exploitations forestières en Indonésie et des modes selon lesquels les flux mondiaux d’idées, de capitaux et de politiques se transforment quand ils rencontrent le lieu, le spécifique. Elle décrit l’espace comme ayant la matérialité adhérente de rencontres concrètes. Tous les éléments tels que les frontières nationales ou les barrages routiers sont à l’évidence des types de friction. Ce n’est pas là le point de départ d’Anna Tsing. Elle part au contraire d’une rencontre entre d’une part ce qu’elle désigne comme des universaux, des éléments qui revendiquent une universalité comme la science, le capital ou la vérité, que l’on peut se représenter comme tendant à la mobilité, et d’autre part le particulier, c’est-à-dire les lieux particuliers qu’ils abordent, sur lesquels ils se fixent ou qu’ils traversent. Son point de départ n’est donc pas la mobilité, mais les universaux. Elle défend l’idée que ces universaux, quoique mobiles, se diffusent grâce à des connexions et qu’ils sont par définition mondiaux. Il leur faut se diffuser pour réaliser leur vocation à l’universalité. Les universaux doivent donc être mondiaux, sans quoi ils ne sont pas universaux. Elle s’intéresse à la façon dont les universaux mobiles comme le capital, la vérité et la science, rencontrent le particulier partout où ils se rendent et, dans le cas qui l’intéresse, en Indonésie. Les universaux, selon elle, n’acquièrent de réalité qu’à la condition de rencontrer le particulier, c’est alors que se produit la friction. La friction est un élément qui plaide contre l’idée d’un monde de flux s’écoulant sans heurts, de deux façons opposées. D’un côté, nous pouvons la concevoir comme des blocages qui font entrave à la mobilité. De l’autre, la friction est nécessaire pour que les choses puissent se mouvoir. Comme je l’ai évoqué précédemment, si l’on essaie de courir sur une surface gelée on est sûr de tomber, tout simplement. Les universaux qui voyagent grâce aux connexions mondiales ne peuvent y parvenir que par leur adhérence à des lieux particuliers et toujours dans des situations différentes. Ils ne deviennent donc universels qu’en se fixant quelque part. Mais le paradoxe est que, ce faisant, les universaux tels que la vérité, la science ou le capital deviennent particuliers et se transforment ainsi en quelque chose qui n’est plus universel. Ils deviennent le capital, la vérité ou la science d’un lieu donné, différents de ceux que l’on trouve en d’autres lieux.
Ainsi la dynamique de la mobilité et des frictions interfère dans les rêves d’une mobilité sans entraves. Parmi ces rêves, on trouve le monde de l’immédiateté dont a parlé Paul Virilio, l’idée qu’une pression exercée sur un simple bouton produit des effets dans un autre lieu. Et les mondes des capitaux, des biens et du savoir donnent forme aux mondes imaginaires des projets de globalisation néolibérale. Une mobilité mondiale venant d’en haut, l’idée d’un espace de flux cherche à s’infiltrer dans chaque occasion, dans tous les espaces du monde entier, dans tous les coins et recoins du monde où nous vivons. Mais où qu’elle aille, cette mobilité venant d’en haut rencontre les frictions des contextes et des lieux particuliers et c’est ce qui donne aux universaux forme et efficacité. « Tous les universaux sont des universaux incarnés et ils doivent nous convaincre de leur prêter attention », écrit Tsing, « tous les universaux sont incarnés lorsqu’ils sont envisagés comme des projets concrets, réalisés dans un monde hétérogène ». Pour moi, le monde hétérogène n’est pas un globe lisse ; c’est un monde de frictions. C’est un monde dans lequel les choses qui se déplacent doivent entrer en contact avec les lieux particuliers où ils se trouvent afin de devenir universels. Dans le même moment, ils deviennent particuliers, à cet instant précis. Ainsi, de même qu’il serait impossible de marcher sans friction, de même la friction rend possible rend concrètement possible la mobilité des universaux mobiles, mais seulement au prix de leur existence en tant qu’universaux. Ils deviennent alors particuliers. Les universaux, qui doivent être des formes de mobilité pour être universels, ne peuvent être perçus que s’ils s’incarnent dans des formes particulières via la friction, en un lieu donné. C’est là quelque chose d’assez compliqué, me semble-t-il, mais l’idée est que la friction prend toute son importance parce qu’elle fait de la mobilité une expérience particulière. On n’a jamais affaire à une sorte de monde universel parfaitement fluide où tout est identique en tous lieux. Il s’agit toujours de la mobilité telle qu’elle est en un lieu donné. Et ce moment particulier est un moment de friction qui permet à la mobilité de se produire en même temps qu’il en fait quelque chose qui n’est plus universel.
La chaleur, voire le feu, constitue un sous-produit de la friction au sens physique du terme. L’énergie de la mobilité est convertie en chaleur. Si l’on prend la chaleur métaphoriquement et socialement, on peut se représenter une hausse de la température sociale. Deux mobilités en frottement l’une avec l’autre ou une mobilité se heurtant à une immobilité relative produisent des « points chauds », des lieux brûlants de conflit comme la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, comme les cordons de sécurité mis en place par la police pour endiguer les cortèges de manifestants à Londres, ou comme les réactions des Saoudiens lorsque les femmes essaient de prendre le volant dans un pays où elles n’y sont traditionnellement pas autorisées. La friction et la chaleur qu’elle produit, dirais-je, ont le pouvoir de mettre en lumière les géométries du pouvoir de la mobilité. Elles peuvent faire en sorte que ce qui est souvent le travail caché et sans heurts des espaces de flux devienne soudain visible, soudain particulier, soudain contextualisé. La friction peut être fondée sur un symptôme de contestation mobile, sur quelque chose qui est lui-même contesté. Où, quand et comment les frictions se produisent-elles ? Qui les produit ? Qui les améliore ? Qui affectent-elles ?
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Tim Cresswell (12 Novembre 2013), « La signification de la friction », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 08 Octobre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/1813/la-signification-de-la-friction
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