Si les esclaves et leurs descendants afro-américains étaient déjà privés de droits de mobilité élémentaires, la ségrégation des déplacements est encore une réalité au XXIe siècle.
Lors du récent colloque sur les mobilités différentielles organisé à l’Université de Concordia à Montréal, Judith A. Nicholson a animé un atelier sur le thème de la question raciale dans le paradigme des mobilités. Elle a soulevé le problème clé que représente l'absence de cet aspect dans le champ des études sur la mobilité. Je souhaiterais amorcer aujourd’hui une réflexion sur le rôle joué par la question raciale et plus particulièrement sur la production d’espaces et de projets ségrégationnistes, entraînée par les mobilités et la façon dont elles sont gérées. Où se situe la question raciale dans le paradigme des mobilités ? Il se trouve que je me suis intéressée à ce champ d'étude après avoir étudié l’esclavage, l'émancipation et l’histoire des Caraïbes. L’idée est de remonter le fil de l’histoire pour voir a quel moment on commence à penser la mobilité en termes raciaux. Au fond, on peut définir l’institution de l’esclavage comme l’exercice d’un contrôle sur la mobilité, comme l’immobilisation d’un ensemble de corps exploités comme main d’œuvre. Bien sûr, l’esclavage a rencontré des résistances, dont l’une des manifestations majeures était la fuite, soit une forme de mobilité. Se défaire de son joug, s’évader, s’enfuir est un des angles d'étude de la question raciale dans ses rapports avec la mobilité à l’époque.
Mais on peut aussi penser aux formes de résistance au système que constituent les mobilités illicites : mobilité des personnes mais aussi des biens, à commencer par la contrebande, qui soustrait les biens en circulation à la fiscalité du système des plantations. J’en suis venue à penser ce long processus d'affranchissement de l'esclavage comme étant intimement lié aux différentes formes de mobilités et de mobilités différentielles. Au fond, on peut l’envisager en termes de création d’un "capital réseau". L’affirmation peut étonner, mais elle recoupe bien la définition qu’Elliott et Urry en donnent :
« L’ensemble des moyens qui permettent d’être mobiles : papiers d’identité, argent et qualifications, accès aux réseaux à distance, faculté de mouvement physique, systèmes d’information et points de contact mobiles, accès à des appareils de communication, et à des lieux de rendez-vous sûrs, à des véhicules et des infrastructures, bénéficier de temps et d'autres ressources permettant de se coordonner. »
Lorsque j’imagine les formes de résistance à l’esclavage, j’envisage le capital réseau comme un levier essentiel. Depuis l’instauration des régimes de plantation coloniaux aux Amériques, presque tous les éléments du capital réseau ont été en grande partie aux mains des populations blanches, tandis que les populations réduites à l'esclavage et par la suite, les Afro-Américains affranchis, en étaient privés. Et pourtant, il nous manque un cadre théorique systématique pour penser les projets de ségrégation urbaine comme une relation spatiale et physique fondée sur les mobilités différentielles. La configuration de l’espace par la ségrégation raciale opérée dans les lieux d’habitation et les quartiers, les espaces privés et publics avec une distinction de race, les corridors de transit et les véhicules aux usages ségrégués sont autant de champs situés aujourd’hui au cœur de la politique des États-Unis et de la gestion de la mobilité. Ils dessinent des lieux de domination raciale, de privilèges raciaux et de revendications de justice raciale.
La déségrégation des transports publics a été déterminante dans l’histoire du mouvement des droits civiques, depuis la célèbre affaire Plessy contre Ferguson de 1896, en passant par le boycott des bus de Montgomery, déclenché par le fameux acte de rébellion de Rosa Parks en 1955, et plus récemment par la mobilisation pour une mobilité juste revendiquée par le syndicat des usagers de bus de Los Angeles. De nombreux auteurs se sont penchés sur la question, à l'exemple de Tim Cresswell ou de Cotton Seiler, qui a retracé l’histoire de l'automobilité et des transports aux États-Unis, ou de Paul Gilroy qui a étudié les représentations culturelles de « l’automobilité ». Il y eu de longues batailles politiques pour revendiquer le droit à la mobilité, mais aussi pour le droit de rester au même endroit. Autant de questions qui renvoient au thème de la mobilité et de l’ancrage : comment se déplacer, s'installer quelque part ? Qui peut être mobile, qui est obligé de l’être ? Qui peut être mobile mais au prix d’infinies précautions, non seulement au temps de l’esclavage puis de la déségrégation, mais aussi dans des affaires plus actuelles, comme le passage à tabac de Rodney King ou le meurtre récent de Trayvon Martin.
Comment différents actes tels que se déplacer, ralentir, s’arrêter, rester, passer, faire une halte ou se dépêcher… déterminent-ils la signification et l’expérience de la mobilité comme une expérience racialisée ? Nous pouvons suivre l’évolution des systèmes de mobilité racialisés aux États-Unis depuis l’abolition de l’esclavage en passant par la Reconstruction après la guerre de Sécession, l’époque de la Ségrégation, instituée par les lois Jim Crow, la Grande migration afro-américaine du Sud vers les villes du Nord, dans les années 1920 et 1930, jusqu'au mouvement pour les droits civiques. Mais les restrictions de la mobilité spatiale demeurent, aujourd’hui encore, un aspect central de la gestion des espaces racialisés. La distinction de race et de classe, au sens de Pierre Bourdieu, est un axe crucial de discernement du capital réseau, née de la longue histoire, aux Etats-Unis, de la discrimination raciale et sociale des droits et des libertés de la mobilité. Elle se perpétue encore à l’époque de l’automobilité. Nous pouvons par ailleurs déceler ces régimes de mobilité racialisés dans les trames urbaines et périurbaines aux États-Unis. Citons premièrement les politiques d’investissement dans les infrastructures autoroutières, aux dépens des transports publics, qui ont privilégié la voiture plutôt que d’autres formes de mobilité. Deuxièmement, l'Administationl Fédérale du Logement, a subventionné dans les années 1950, l'accès à la propriété en périphérie des villes, entraînant une migration blanche hors des villes en voie de désindustrialisation, après la Seconde Guerre mondiale. Citons enfin les politiques de renouvellement urbain des années 1960 et 1970, qui ont créé des quartiers ghettos de logements sociaux à la mobilité restreinte, par opposition aux banlieues blanches essentiellement accessibles en voiture. Tous ces aspects de la mobilité dont on peut situer l’origine à l’époque de l’esclavage et de l’émancipation des Noirs ont traversé le XXe siècle et se retrouvent dans la morphologie urbaine et « l’automobilité » caractéristiques de l’époque contemporaine.
J’aimerais évoquer un dernier point en changeant de perspective pour observer les modes de mobilité des élites et les infrastructures qui perpétuent les très grandes richesses. Si dans le champ des mobilités l’attention s’est portée très tôt sur le mouvement lui-même, depuis quelque temps, ce sont les infrastructures qui permettent ce mouvement qui suscitent un intérêt croissant. Les mobilités ont été favorisées par une vaste palette de systèmes et d’infrastructures qui façonnent des types particuliers d’espace de mobilité. J’avancerai l’idée que l’espace aérien, la vie aérienne, pour reprendre les expressions de Peter Adey, produisent un espace blanc, un espace représenté par la race blanche, où évoluent des corps de Blancs. La circulation mondiale des élites, à travers des corridors privatisés créant une mobilité privilégiée, y compris la protection des richesses dans des paradis fiscaux à l'étranger, n’est pas nécessairement un processus racial par nature. Pour autant, la répartition de la richesse dans le monde actuel est telle que les principaux bénéficiaires de ces espaces de mobilité privilégiée sont des Blancs. De fait, on pourrait avancer que l’une des principales caractéristiques de la création de privilèges accordés aux Blancs est l’accès à la vitesse, à une certaine intimité et à l'aisance physique, par une sorte de confort corporel et des moyens de mobilité. La création de programmes privilègiés par les compagnies aériennes, de programmes d’accès prioritaire pour certains grands voyageurs, de cabines première classe et de services de jets privés renforcent la structuration de l’espace aérien en espace réservé aux Blancs. L’espace aérien est un espace de Blancs, un espace caractérisé par la blancheur où évoluent des corps de Blancs.
Pour finir, nos deux fils conducteurs - production d’espaces raciaux aux États-Unis et production actuelle d’espaces de mobilité élitiste - permettent de distinguer un lien étroit entre la question raciale et son inscription dans les rapports de travail, d'identité et les projets urbains d'une part, et de l’autre, l’existence de structures économiques reposant sur une énergie bon marché, à l’origine d’un urbanisme caractérisé par la ségrégation raciale, la périurbanisation et le poids de l'empreinte carbone des trajets en jet des élites. Je dirais pour conclure que les revendications en matière de justice environnementale doivent prendre en compte à la fois l’historique de l’impact environnemental des différentes formes de mobilité, et la production d’espaces racialisés, et ainsi considérer les revendications de justice raciale comme l’un des pivots de la transition vers des systèmes de mobilité plus durables.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe paradigme des mobilités est une façon de voir le monde attentive au rôle joué par les déplacements dans l’organisation des relations sociales. Il permet de légitimer les questionnements portant sur les dispositifs pratiques, discursifs, technologiques et organisationnels mis en œuvre par les sociétés pour gérer la distance, ainsi que les méthodes nécessaires à l’étude de ces dispositifs.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xModes de vie
Théories
Pour citer cette publication :
Mimi Sheller (10 Décembre 2013), « Ségrégation raciale et mobilité », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 16 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/1982/segregation-raciale-et-mobilite
Les Vidéos du Forum Vies Mobiles sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 France.
Les autorisations au-delà du champ de cette licence peuvent être obtenues en nous contactant via ce formulaire de contact.
Autres publications