Les autorités brésiliennes construisent des téléphériques pour répondre à la demande des touristes d’aller voir les favelas de plus près. Ne font-elles là que cautionner l’organisation de « safaris chez les pauvres » ?
Depuis les années 1990, la pauvreté, sous des formes choisies et idéalisées ancrées dans des territoires spécifiques – favelas, townships, bidonvilles – est devenue une attraction touristique dans plusieurs grandes mégalopoles du Sud de la planète. Les visites guidées sont légion, offrant toute une palette de déclinaisons, suivant le degré d’interaction avec les locaux, le moyen de locomotion, à pied, en fourgonnette, en jeep, en car, en vélo ou en moto, ou le moment retenu, de jour ou de nuit. Objet d’une organisation minutieuse et d’un ingénieux marketing, ces incursions dans de supposés coupe-gorge abandonnés à la crasse et au désespoir offrent un curieux cocktail d’amusement et d’effarement, d’agrément et de culpabilité, d’extériorisation affective et de manipulation. Vantés sur Internet et recommandés par des guides touristiques réputés, ces circuits ont une valeur d’échange reconnue, qui met d’accord opérateurs et consommateurs. Le « tourisme de la misère » s’inscrit ainsi pleinement dans la logique néolibérale d’un modèle d’organisation économique et social régi par les lois du marché.
Dans mon pays, la pauvreté touristique a pour territoire à la fois empirique et symbolique les fameuses favelas. 20 % de la population de Rio de Janeiro vit dans une favela, soit environ 1,3 million de personnes regroupées dans quelque 1000 communautés présentant des niveaux d’urbanisation et de qualité de vie très disparates. Dans l’imaginaire universel, les favelas sont l’un des clichés du Brésil au même titre que le carnaval et le football. Dans l’imaginaire brésilien, comme en atteste une abondante littérature, les favelas sont devenues une réalité matérielle et discursive où de nombreux enjeux – citoyenneté, inégalité, violence – viennent se cristalliser, font débat et sont pris en charge par une palette d’acteurs sociaux. Dans ce processus s’est fait jour ce que j’appelle la « favela voyageuse » : un espace investi par l’imagination et une entité mobile. Objet mondial marchandisé et véritable label, la favela voyageuse apparaît dans les campagnes publicitaires de produits en tout genre et vient corser l’image de restaurants, boutiques et discothèques du monde entier. Comme destination touristique, la favela s’inscrit d’une part dans un ensemble de récits et de pratiques qui requalifient la pauvreté en objet de consommation ; l’essor des « reality tour », tourisme de choc vendant la promesse de faire toucher du doigt, sous escorte et donc sans danger, les territoires de la marge, antipodes idéalisés du lieu d’origine du touriste. Depuis quelques mois, je participe à un projet de recherche portant sur le rôle des technologies mobiles dans « l’invention » des destinations touristiques. Je m’intéresse aujourd’hui à un équipement exporté dans différentes régions du Sud déshérité : le téléphérique. Je me propose de démontrer en quoi le « Teleférico » carioca s’inscrit dans des formes d’accords transnationaux qui situent la pauvreté, la violence et la ségrégation dans des « économies de la grandeur » spécifiques, pour reprendre l’expression de Boltanski et Thévenot, à l’intérieur des hiérarchies du tourisme mondial.
Une vingtaine d’années durant, les pouvoirs publics ont ignoré – voire souvent ouvertement condamné – les processions de touristes vers ces lieux qu’ils n’avaient de cesse de dissimuler. Cependant, aujourd’hui, différents acteurs sociaux et autres institutions, des secteurs publics et privés, réinventent le tourisme de favela à l’aune des principes du marketing urbain et de la gestion entrepreneuriale de la ville. C’est le cas du Complexo de Favelas do Alemão, regroupement de 11 favelas, situées à bonne distance de la plage de Copacabana, du Pain de Sucre et autres attractions de Rio de Janeiro, que l’arrivée du téléphérique a largement contribué à placer sur le tracé des circuits touristiques. En même temps que le Complexo do Alemão est le théâtre d’actes de violence arbitraires, il reçoit des aides publiques visant à le transformer en attraction officielle de la « ville marchandisée ». Son attractivité ainsi dopée, Rio de Janeiro se pose, et avec elle ses favelas, en ville hôte modèle pour la myriade d’événements médiatiques, passés et à venir, programmés sur son sol.
Parmi ces investissements croissants dans l’aménagement stratégique destinés à rehausser l’attractivité de Rio à l’échelle internationale, il en est un qui joue un rôle central : la Pacificação. Sur le papier, la « pacification » s’inspire des principes de la police de proximité ; en pratique, il en va ainsi : le BOPE, une unité spéciale de la Police militaire entraînée pour tuer, commence par occuper le terrain et sécurise les lieux avant l’arrivée d’unités de pacification qui montent la garde pour une durée indéterminée. Jusqu’ici, ces opérations ont été circonscrites à certaines favelas : pas nécessairement celles qui présentent le plus fort taux de criminalité, mais qui se situent dans des endroits jugés stratégiques pour l’organisation des grands événements. Dans le cas du Complexo do Alemão, la « pacification » a démarré en novembre 2011, occasionnant l’une des plus grosses opérations militaires de l’histoire de la ville. La télévision locale a diffusé en continu des images dignes d’Hollywood montrant des unités de police d’élite, secondées par des troupes de l’armée de terre et de la marine, se frayant un chemin dans les favelas pendant que des gangs armés d’automatiques tentaient de s’échapper dans la forêt. Depuis cette occupation, "pacification", les agences de tourisme et avec elles d’autres commerces ont investi les lieux. Dans le même temps, les grandes entreprises, les médias de grande diffusion et les ONG encouragent avec force les habitants d’Alemão à transformer des activités jusque-là informelles nées de leur esprit d’initiative en micro-entreprises légales. Les flux de personnes et de capitaux que capte Alemão sont ainsi perçus comme le pendant d’une « occupation sociale » plébiscitée, prolongement « logique » de l’occupation militaire ; c’est ici que le téléphérique prend toute sa place.
Étudiant le cas de la Colombie, les sociologues Álvarez et Bocarejo font valoir que « pour les responsables politiques et les urbanistes, le téléphérique offre de nouveaux modes de gouvernance de la pauvreté urbaine en même temps qu’il porte la promesse de levier marketing de ces villes du tiers-monde ». Le même constat semble s’appliquer au Teleférico de Alemão. « C’est un grand moment pour le Brésil », a déclaré la Présidente Dilma Rousseff lors de l’inauguration du Teleférico en juillet 2011, se félicitant par ailleurs de plusieurs particularités « techniques » : la faible empreinte écologique du téléphérique, sa rapidité, un temps de trajet de 16 minutes, contre 50 minutes de chemin de terre à flanc de colline et la gratuité pour tous les habitants de Complexo do Alemão deux fois par jour. En ce sens, le Teleférico porte la promesse d’une forme de désenclavement physique, social et économique. Rousseff et ses partisans politiques sont toutefois bien conscients que ce seul enjeu de mobilité des démunis, est loin d’épuiser la portée du Teleférico. Pour la ville de Rio de Janeiro toute entière, la remontée mécanique est un sésame très convoité pour intégrer le carrousel enchanté des grandes destinations touristiques mondiales. Selon Supervia Trens Urbanos, l’entreprise qui exploite le Teleférico, 14 000 personnes empruntent quotidiennement les cabines suspendues. Sur ce total, les touristes représentent 35,7 % des usagers les jours de semaine et 64,3 % le week-end. Des chiffres, a tenu à souligner le ministre du Tourisme, supérieurs à l’affluence enregistrée par la ligne de téléphérique du Pain de Sucre.
Si les jeeps vertes des touristes de Rocinha sont devenues emblématiques, justifiant que l’on compare les visites guidées de favelas à des « safaris chez les miséreux », que dire de ce panorama si photogénique et presque idyllique qu’offre une favela vue de loin, du haut du Teleférico ? De fait, l’étendue du panorama qu’on découvre sur Rio de Janeiro depuis les belvédères de Complexo do Alemão est impressionnante, et n’est pas sans évoquer les images de cartes postales qui font le tour du monde, relayées par les guides touristiques et les films Hollywoodiens depuis les années 1930. Toutefois le paysage d’Alemão, requalifié aujourd’hui par cette nouvelle forme de mobilité, donne aussi à lire la représentation spatiale des formes du pouvoir en place. Ainsi que le soulignent des auteurs comme Yves Lacoste et Paul Virilio, il y a une relation indéniable entre militarisme et tourisme, entre stratégies de combat et production de paysages photogéniques. La guerre et le tourisme ont toutes deux pour auxiliaires des instruments optiques comme les jumelles et les appareils photos. Elles nécessitent toutes deux d’établir des postes d’observation distants et élevés pour embrasser du regard un horizon sans bornes. Cette relation devient explicite dans le cas du tourisme à Alemão. À chacune des six stations se dressent des bâtiments impressionnants affectées aux unités de police de pacification, agrémentés de fresques colorées signées de l’artiste brésilien de renommée mondiale Romero Britto. Les fonctions d’agrément et de surveillance se rejoignent ici. Le Teleférico consacre donc la favela comme territoire ouvert à la possibilité d’une reconfiguration, selon la logique néolibérale d’un modèle d’organisation économique et sociale régit par les lois du marché. Selon cette logique, pour paraphraser Boltanski, on peut avancer que la valeur d’une favela comme attraction touristique se mesure désormais à l’efficacité des prestations qu’elle peut offrir aux touristes, au talent de ses habitants à se couler dans leur rôle d’hôtes et de micro-entrepreneurs, ainsi qu’à sa capacité à incarner les caractéristiques attendues d’une favela type, à savoir la misère, une certaine dose de désordre et la joie.
Il ne faut pas pour autant en déduire que l’arrivée du téléphérique et des équipements touristiques créés dans son sillage n’ont pas engendré de tensions à Alemão ou dans d’autres favelas. C’est peut-être à Morro da Providência, qui compte environ 5 000 habitants et qui a été pacifié en mars 2010, que la situation est la plus dramatique. Considéré comme la plus vieille favela de Rio de Janeiro, Morro da Providência est situé sur les flancs escarpés d’une colline, non loin du vieux port. Dans le contexte actuel, marqué par les préparatifs des Jeux Olympiques et une forte spéculation immobilière, le quartier du port fait l’objet d’une vaste opération de « renouvellement urbain ». Ce projet d’aménagement très coûteux prévoit l’arrivée d’une ligne de téléphérique qui reliera les docks, la gare centrale, la Cidade do Samba, où sont construits les chars des processions du carnaval, autre attraction touristique particulièrement célèbre de Rio et la favela, Morro da Providência. Il suffit de faire quelques pas dans Morro da Providência pour découvrir l’état de précarité effarante où vivent ses habitants : tout en haut de la colline, environ 70 % des habitations font l’objet d’avis d’expulsion. Les détracteurs du projet font remarquer à raison que la ligne de téléphérique, dans sa conception, sacrifie délibérément un grand nombre d’habitations aux bulldozers. Les habitants ont bien tenté de bloquer l’avancée du chantier, mais ils en ont été empêchés par les forces de l’UPP. La ville a beau mettre en avant les retombées positives de ces investissements pour les habitants, les seules « réunions publiques » organisées ont consisté à les mettre au courant de leur sort. La municipalité joue de toute évidence la carte du « diviser pour mieux régner » : les habitants sont reçus individuellement et se voient proposer un relogement sans qu’aucune négociation collective ne soit autorisée. Les autorités ont par ailleurs affirmé que les « relogements » étaient dans l’intérêt des habitants, ceux-ci vivant dans des « zones à risque », exposées aux glissements de terrain et où la densité de construction devait être réduite pour améliorer la qualité de vie. Un rapport technique d’ingénieurs locaux montre pourtant que les facteurs de risque invoqués par la ville n’ont pas été pris en compte comme il se doit et étaient inexacts. Les habitants ont également fait valoir que l’accès à des installations sanitaires de base était autrement plus urgent pour leur communauté et qu’en matière de mobilité, l’installation d’un funiculaire serait non seulement moins coûteux mais constituerait un facteur d’intégration plus important que le téléphérique, qui incitera au contraire les entreprises locales à déserter la favela. Les habitants dénoncent ce projet de construction, d’un coût de plusieurs millions de dollars, qui ne répond nullement à leurs besoins les plus urgents : l’éducation, l’emploi et la santé. En ce sens, ils font peser un sérieux doute sur le discours officiel, qui fait, haut et fort, la promotion du téléphérique comme solution d’avenir pour les favelas.
Modes de vie
Pour citer cette publication :
Bianca Freire-Medeiros (20 Janvier 2014), « La pauvreté vue du ciel », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 19 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/2099/la-pauvrete-vue-du-ciel
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