Les altermobilités (transports publics, vélo, covoiturage) représentent des alternatives durables à l’automobilité sur le trajet domicile-travail. Comment expliquer ces changements d’usage des modes de déplacement ?
La voiture s’est imposée comme le mode de déplacement dominant au cours du XXème siècle dans les sociétés contemporaines. Son développement s’est accompagné de toute une série d’effets négatifs tels que la congestion, la consommation d’espace, les problèmes de pollution et d’environnement… L’apparition rapide de ces éléments négatifs nous a obligés à maîtriser les usages de l’automobile. Cependant, pour maîtriser ces usages, il est important de savoir de quelle façon les usagers vont choisir d’autres mode de déplacement que la voiture particulière et de réfléchir à la manière dont ils peuvent se les approprier. Ces autres modes de déplacement, je les ai appelés altermobilités, c’est-à-dire les transports publics, le vélo et le covoiturage avec, parfois, des combinatoires entre ces différents modes. Par exemple, utiliser le vélo pour se rendre dans une gare, puis, le train pour aller sur le lieu de travail.
La réflexion sur ces modes d’appropriation des altermobilités a été menée sur le trajet domicile – travail. Les données utilisées pour produire ces résultats sont des données d’enquête qualitative par entretiens, menés en France avec la méthode du récit de vie auprès d’une cinquantaine de personnes, auprès d’une population altermobiliste sur le trajet domicile – travail.
Pourquoi avoir utilisé la méthode des récits de vie ? Parce que cela m’a permis de faire raconter aux gens leur vie et les différents modes de déplacement qu’ils avaient utilisé au cours de leur vie et de reconstruire les périodes de permanence, de changement et les éléments qui influencent les différents changements de modes de déplacement au cours de la vie.
Par rapport à ces éléments de cycles de vie, il y a deux grandes périodes structurantes qu’on peut repérer dans les parcours de vie. Tout d’abord, la phase de la jeunesse (l’enfance, l’adolescence), et puis la période où, éventuellement, on fait des études, où les choses ne sont pas encore complètement structurées dans la vie des individus. Cette phase de la jeunesse se caractérise par des expérimentations et des tâtonnements que l’on retrouve dans les usages de modes de déplacement, par exemple en prenant le train, les transports publics, en pratiquant l’auto-stop, en empruntant éventuellement des voitures, en les utilisant à plusieurs, en se faisant prêter des vélos, etc. C’est un peu le système de la débrouille ! C’est aussi lié, bien sûr, aux contraintes économiques des jeunes qui n’ont pas forcément l’argent pour acheter un véhicule et se déplacer avec. On peut appeler cette période une période de « tâtonnement modal ».
Au moment de ce que les sociologues appellent l’entrée dans l’âge adulte, il y a une sorte de stabilisation dans les usages des modes de déplacement. Cette période se caractérise par une stabilisation, qui est à la fois professionnelle (c’est le moment où on termine ses études et où on trouve un emploi), conjugale et familiale. On retrouve cette idée de stabilisation avec la cristallisation des usages des modes de déplacement qui va se faire selon deux modalités principales.
La première représente, de mon point de vue la plus évidente, la cristallisation majoritaire en matière de modes de déplacement. Elle va se faire en faveur de la voiture. A partir du moment où les individus obtiennent leur permis de conduire et leur premier véhicule, ils vont complètement abandonner tous les modes de déplacement utilisés auparavant au profit d’un usage exclusif du véhicule particulier. C’est finalement la première modalité de stabilisation des usages au moment de l’entrée dans l’âge adulte. Cette stabilisation est particulièrement visible dans les générations devenues adultes dans les années 1960, 1970, 1980.
Il existe une autre modalité qui va se développer à l’entrée dans l’âge adulte : le développement des usages altermobilistes. Je dois dire que lorsque j’ai fait cette enquête empirique, je ne m’attendais pas du tout à trouver ce résultat. On remarque qu’il y a des personnes qui, au moment de leur stabilisation professionnelle et conjugale, vont adopter des modes alternatifs, que ce soit les transports publics, le vélo ou le covoiturage.
Comment peut-on expliquer cela ? Il y a plusieurs éléments qui entrent en ligne de compte. Évidemment, cela peut être lié au territoire d’habitation lorsqu’on habite dans des zones urbaines et denses. Il y a également des effets d’appartenance à des groupes sociaux. On le voit très bien avec les utilisateurs du vélo : ils sont souvent investis dans des associations ou dans des groupes un peu alternatifs et citoyens dans lequel la pratique du vélo est extrêmement valorisée.
Enfin, c’est aussi lié à des effets d’apprentissage. Par exemple, il y a eu cette personne issue d’une famille nombreuse, dont les parents n’avaient pas de permis de conduire et qui a été la première de sa famille à le passer. Elle a donc appris à conduire sur un mode collectif, car elle s’est retrouvée en première ligne pour accompagner la famille faire des courses, pour se déplacer. Donc, pour elle, l’utilisation de la voiture était nécessairement liée à un usage collectif, qu’elle a ensuite fait perdurer tout au long de sa vie.
On va maintenant s’intéresser à ces processus de changement, processus relativement complexes que j’ai analysés sur le trajet domicile – travail. Alors, ils sont relativement complexes parce qu’ils font intervenir trois types d’éléments. Donc, le premier, ça va être des dispositions, donc c’est-à-dire un état d’esprit qui les place dans la disposition à changer de mode de déplacement. Ensuite, il va y avoir l’importance d’un contexte biographique qui est favorable au changement. Et, enfin, troisième type d’éléments, ça va être des éléments déclencheurs. Donc, je vais reprendre chacun de ces éléments.
Tout d’abord, les dispositions. Elles sont de différents ordres. Il va y avoir des dispositions négatives à l’égard de la voiture : ce sont des personnes qui vont être lassées d’utiliser la voiture, qui sont confrontées quotidiennement à des problèmes d’embouteillages, à des difficultés de stationnement, à des accidents sur la route, etc. et qui, du coup, vont se placer dans une disposition négative vis-à-vis de l’automobile et qui vont se dire : « Moi, j’aimerais bien pouvoir me déplacer autrement ».
Ensuite, on va avoir des dispositions positives à l’égard d’autres modes de déplacement, comme, par exemple, en faveur du vélo… Ce sont des personnes qui se disent : « Dans mon emploi du temps quotidien, entre mon travail et ma famille, je n’arrive pas à trouver du temps pour faire du sport et j’aimerais bien utiliser ce temps de trajet domicile – travail pour utiliser le vélo. Cela serait aussi une manière de pratiquer une activité sportive. »
Enfin, il y a un troisième type de disposition qui relève plus d’une forme d’analyse réflexive : la prise en compte d’enjeux et de valeurs environnementales et écologiques. C’est-à-dire que ces personnes pensent qu’utiliser tous les jours leur voiture, ce n’est pas très bon pour l’environnement et pour la planète et que dans l’idéal, elles aimeraient bien faire autrement.
Il faut savoir que ces changements interviennent systématiquement dans des contextes biographiques qui leur sont favorables. On va y trouver toutes sortes de ruptures qui peuvent être très différentes les unes des autres et qui vont permettre une transformation des habitudes et des routines. Cela peut être des ruptures biographiques très fortes comme, par exemple, le décès du conjoint, qui va reconfigurer complètement l’organisation quotidienne de la personne. Cela peut également être des ruptures liées à des étapes dans le mode de vie, comme l’arrivée d’un enfant, une mise en couple, une séparation, le départ des enfants du domicile familial, etc. Il y a aussi des évènements beaucoup plus simples, tels qu’un déménagement ou un changement d’emploi qui vont, là aussi, réorganiser évidemment l’organisation du trajet domicile/travail.
Enfin, pour qu’arrive le changement en tant que tel, il faut qu’il y ait des éléments déclencheurs. Ils peuvent être de nature très différente. Le premier d’entre eux, c’est ce que j’ai appelé la contrainte brutale ou inattendue : les individus vont se retrouver face à une jambe cassée qui les empêche de conduire, face à un véhicule immobilisé parce qu’il est en panne ou accidenté, etc. Du coup, elles vont être dans l’obligation de trouver une alternative pour se rendre sur leur lieu de travail et donc, par exemple, trouver un collègue qui peut nous covoiturer ou utiliser les transports en commun. Avec la contrainte brutale et inattendue, on est obligé de reconfigurer, de trouver une autre solution.
Le deuxième type d’éléments déclencheurs, c’est ce que j’ai appelé l’engagement. Là, on est plutôt sur des profils d’altermobilistes militants : des individus qui vont, à travers ce changement de modes de déplacement, mettre en adéquation leur manière de penser et leur manière de faire. Leurs valeurs écologiques et citoyennes sont très importantes et donc elles se sentent dans l’obligation de changer leurs modes de déplacement pour les mettre en adéquation avec leurs valeurs.
Enfin, le troisième type d’éléments déclencheurs, c’est l’opportunité, c’est-à-dire que les individus vont modifier leur mode de déplacement, parce qu’ils vont « rencontrer » une alternative à la voiture sur leur trajet domicile/travail. J’utilise volontairement le terme « rencontrer », car cela peut correspondre à une rencontre avec un covoitureur par exemple ou la rencontre avec une alternative de transport public, suite à la mise en place d’une nouvelle infrastructure ou un nouveau service de transport. Donc la « rencontre », cette nouvelle possibilité, va déclencher le changement de mode de déplacement. Ce qu’il faut dire sur cet élément aussi d’opportunités, c’est que c’est vraiment le schéma qu’on retrouve dans les changements de modes de déplacement qui ont lieu suite à la mise en place de plans de mobilité dans les entreprises où il y a vraiment un effort de communication aussi sur les différentes alternatives et où, du coup, les personnes vont trouver en fait à leur disposition une alternative correcte à leurs besoins de déplacement pour se rendre au travail.
La question qu’on peut se poser une fois que l’on a compris de quelle façon se passait le changement, en particulier quand il est lié à une contrainte brutale et inattendue, c’est de se demander pourquoi les individus vont continuer. Parce qu’une fois que la jambe cassée sera réparée, une fois que j’aurai récupéré mon véhicule qui était en réparation, je vais reprendre ma voiture comme avant, j’aurai fait une petite parenthèse d’altermobilité qui n’aura pas duré très longtemps. En réalité, cela ne se passe pas tout à fait comme ça, en tout cas pas chez les personnes que j’ai rencontrées puisque c’était des altermobilistes à long terme et en fait, Cette pérennité des pratiques altermobiles se joue sur plusieurs éléments.
Les personnes qui utilisent ces modes alternatifs vont se rendre compte que le temps de trajet leur apporte quelque chose qu’ils n’avaient pas quand ils se déplaçaient en voiture : c’est-à-dire que là où ils avaient l’impression qu’ils perdaient leur temps, ils vont avoir la sensation d’un temps qui est gagné, d’un temps supplémentaire dans leur trajet domicile/travail, que ce soit dans l’utilisation du covoiturage, des transports en commun et du vélo. C’est un temps qu’ils vont pouvoir utiliser pour se détendre, pour discuter et rencontrer d’autres personnes, pour lire, etc.
Si on s’intéresse en particulier au covoiturage, il faut savoir que cet élément-là est fondamental. En effet, très souvent, avant de covoiturer, les gens nous disent « Pour moi, un des éléments attractifs du covoiturage, c’est d’économiser sur mes frais de trajet ». Mais en réalité, lorsque l’on interroge des personnes qui pratiquent le covoiturage, cet élément-là est quasiment oublié au profit de la convivialité qui se joue pendant les trajets partagés avec d’autres personnes. et c’est vraiment sur cet élément de convivialité que se pérennise en fait l’usage du covoiturage.
Le deuxième élément important pour comprendre pourquoi ces pratiques peuvent durer c’est la question de leur légitimation. L’idée, c’est qu’on a forcément besoin de légitimer les choses que l’on fait au quotidien. Lorsque ce sont de nouvelles pratiques altermobilistes, elles sont globalement légitimées par le fait qu’elles renvoient à des valeurs écologiques qui sont largement partagées dans la population. Mais, parfois, il y a aussi besoin de trouver d’autres instances de légitimation, c’est-à-dire d’autres personnes, d’autres lieux, d’autres espaces dans lesquels on va légitimer ces pratiques, en particulier pour l’usage du vélo.
Il y a encore une dizaine d’années, le vélo souffrait d’une image relativement dégradée. Le vélo, c’était un mode de déplacement pour les pauvres ou pour les écolos un peu fous, les personnes qui l’utilisaient avaient vraiment besoin de sentir qu’ils n’étaient pas à la marge de la société et de légitimer cet usage. Pour cela, ils vont aller s’adresser à des associations de cyclistes dans lesquelles ils vont pouvoir partager leurs expériences et donc légitimer leur pratique.
Et puis, le dernier élément qui joue sur la pérennité de ces usages, c’est bien sûr la création d’habitudes et des routines, car plus on pratique quelque chose, plus on devient expert dans cette pratique : on connaît le fonctionnement, on sait comment cela marche, on n’a plus besoin de se poser des milliers de questions et du coup, cela devient plus facile et on n’a plus envie de trouver l’énergie de recommencer à changer en faveur d’autre chose.
Si on prend un peu de hauteur par rapport à ces changements de modes de déplacement, il y a quand même deux questions qui demeurent : d’abord, qu’en est-il des autres motifs de déplacement ? Car le déplacement domicile/travail ne représente pas tous les déplacements réalisés. Il y a en effet une grande diversité dans ces usages altermobilistes pour d’autres motifs de déplacement que le travail. Cela est particulièrement vrai lorsque les personnes bénéficient d’un abonnement de transport public, qui, du coup, est aussi valable pour les déplacements du week-end.
La deuxième question, c’est la question de l’objet voiture en tant que tel : « Finalement, je ne l’utilise plus sur le trajet domicile/travail. Est-ce que j’ai toujours besoin de le conserver ou pas ? » Là aussi, il y a un élément vraiment très intéressant et surprenant, c’est que la plupart de ces altermobilistes que j’ai rencontrés conservent leur véhicule, parce que c’est une sorte de filet de sécurité pour eux, c’est-à-dire qu’en le conservant, il est à disposition, ils sont toujours dans l’état d’esprit de se dire : « Si j’utilise autre chose que ma voiture, c’est parce que j’ai fait le choix de l’utiliser. Ce n’est en aucun cas parce que je suis captif de ces autres modes de déplacement. Au cas où, j’ai toujours ma voiture à disposition ». D’une certaine manière, le fait de conserver un véhicule participe aussi à la longévité de ces nouvelles pratiques de déplacement. En conclusion, ce qu’on peut dire, c’est qu’il n’y a pas d’opposition binaire entre les altermobilités et l’automobilité mais que les altermobilités sont vraiment un agrandissement du champ des possibles en matière d’usage de déplacements et qu’il y a vraiment une complémentarité entre ces différents usages au quotidien.
Les altermobilités recouvrent l’ensemble des comportements de déplacement alternatifs à un usage exclusif de la voiture particulière. Elles revendiquent également un certain droit à la lenteur, ce qui suppose une articulation originale des espaces géographiques et sociaux en lien avec un usage limité de la voiture.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Stéphanie Vincent (03 Février 2014), « Devenir Altermobile », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 19 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/2152/devenir-altermobile
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