Dans Brut, Dalibor Frioux imagine dans un avenir proche, une Norvège gavée de pétrocouronnes, surnageant au milieu d'un monde en crise, appauvri, privé de mobilité par le manque de pétrole qui culmine à 310 dollars le baril.
Dalibor Frioux
Le roman Brut parle de la Norvège. En toile de fond, en début de roman, la chute de l’économie, la récession, l’effondrement des sociétés qui laisse la Norvège intacte au-dessus des continents minés par la violence et la pollution, c’est cette toile de fond qui fait le début du roman.
« Le pétrole renchérissait comme jamais, il devait à présent se cacher, être escorté, entouré des fastes dus à un souverain. Les flambées des années 1970 ou 2000 paraissaient dérisoires, le baril avait atteint les 310 dollars et n’en démordait pas depuis près de six mois. Du fond de ses chambres d’hôtel, Kathryn, fascinée, regardait les diagrammes clignotants des experts expliquant les lois de la formation des prix, soulignant que le monde avait basculé dans une ère dite de récession. Elle voulait comprendre la valse des chiffres. La demande et la spéculation étaient telles que le marché Spot menait la danse, transaction de gré à gré à court terme, contrebalancé par les pressions des États et les nationalisations de plusieurs grandes compagnies pétrolières. Il semblait qu’avec 310 dollars, on dépassait le prix permettant de calmer la demande et de satisfaire les pays producteurs. Une bulle psychologique digne de l’an 1 000 soutenait le baril 20 à 30 dollars trop haut. Le brut de qualité Dubaï à destination de l’Asie restait le plus prisé suivi par le Brent de la Mer du Nord que livrait la Norvège. À de tels tarifs, les avions s’étant vidé des deux tiers de leur clientèle, on ne voulait plus payer la classe affaire à ces demoiselles. Pour les filles moyennes, l’incrustation de paysage et la retouche numérique suffirait amplement. De Moscou à Madrid, de Los Angeles à Shanghai, ni l’agence ni les clients ne rognaient cependant sur leur hébergement, sans doute parce que les hôtels de luxe étaient ceux où la surveillance informelle était la plus facile. Les contrôles aux aéroports et à l’entrée des villes devenaient interminables et énervaient tout le monde. Il devenait presque impossible de faire des chutes romantiques devant les monuments célèbres tant ils étaient encerclés de barrières. Le mouvement était devenu suspect. Les attentats avaient durci les lois antiterroristes. La plupart des moteurs thermiques, voitures et avions, restaient cloués au sol. Être une bande de jeunes femmes, belles, riches et prophétisées une semaine à l’avance, restait un des derniers moyens de s’éviter contrôle et suspicion dans tous les lieux publics. Les transports collectifs, bénéficiaires du triple des crédits autrefois autorisés à la route, on s’avisa que la plupart des emplois pouvaient en partie être exercés à domicile, que la semaine de quatre jours était idéale pour les enfants et l’équilibre personnel puisqu’elle permettait d’économiser des millions de barils. Dans les quelques avions remplis de cadres dirigeants, d’artistes et de hauts fonctionnaires qui la prenaient pour une hôtesse, Kathryn promenait un regard blasé sur la marqueterie des territoires qui changeait à son insu, vidée de carburant. Le long des ex grands axes, les marginaux et les sourds repeignaient leur crépi noirci, n’avaient plus à fermer les triples vitrages et à hurler sur les enfants qui jouaient au ballon sur le bitume. Partout, l’étalement urbain était gommé par les bulldozers, les banlieues lointaines remplacées par des jardins communautaires, des parcs, des forêts haut de gamme. Les villes se pelotonnaient prises dans une force centripète. Des pionniers de l’exode urbain aidaient à retaper de vieilles fermes auxquelles une quatre voies avait autrefois ôté toute dignité. Municipalités et agents immobiliers écumaient les terrains nouvellement constructibles, les immeubles soudains vivables, s’arrachaient les parcelles désormais agréables autour des aéroports. Avec des allures de prince, les sans-domiciles défendaient contre la spéculation leurs taudis de chiffons et de journaux cimentés sous l’échangeur autoroutier. Comme les touristes, les matières premières peinaient à voyager, les mains des chauffeurs de poids-lourds mollissaient dans leurs poches, les guichets leur parlaient de reconversion dans le tourisme vert alors même qu’ils s’étaient habitués à leur famille perdue dans les plis de la carte les accueillant en messie hebdomadaire dispensé de sermons et de morales. La nuit, les agriculteurs n’écoutaient plus la radio dans la cabine du tracteur diesel et se contentaient d’égratigner lentement leurs champs pour des semis sans labour. Les éleveurs regardaient à nouveau dans les yeux leurs cochons, déconcentrés, et considéraient même les veaux bon marché qu’ils laissaient courir une heure par jour par désœuvrement. De loin en loin, des cratères et des carrières, des forêts écorchées de toute part témoignaient de la quête d’hydrocarbure, des selles et des pelles employées à faire dégorger l’écorce, à exhumer ces végétaux et animaux tombés au fond des océans. » Voilà pour le paysage qui est produit par cette explosion des cours du pétrole, cette raréfaction du pétrole.
L’extrait suivant parle de la tyrannie du local, c’est-à-dire les conséquences politiques ressenties par cette disparition, quasi disparition du pétrole comme énergie de la mobilité. « Le quotidien, la conversation, la pensée, la politique, les désirs humains étaient à ce point restés mouillés par le fun des hydrocarbures, le beat du « global village » que dans les pays les plus gâtés, les plus douillets, États-Unis en tête, la pénurie eu des allures d’atteinte à la démocratie, de putsch des choses contre les hommes. Contraint de parler leur langue et de demeurer sur leur terre natale, la plupart s’estimait assigné à résidence. La mise en veilleuse des moteurs fut une arrestation générale, l’extinction des lumières la nuit, une veillée funèbre. On aurait bien aimé pouvoir dénoncer les groupuscules fascistes, les ligues de vertus fanatiques qui se seraient emparées de l’appareil dirigeant, des médias, de l’économie, de l’université, du milieu artistique imposant leur censure, leur tristesse, leur calendrier révolutionnaire nauséabond, leur célébration, leur joie frelatée et statique, leur morale moisie du retour à la terre. Tel Churchill en 1940, on aurait voulu faire la guerre avec toute la force et toute l’énergie que Dieu nous a donnée, faire la guerre contre une monstrueuse tyrannie encore jamais répertoriée dans le sombre et lamentable catalogue de crimes contre l’humanité, le déclin du pétrole. Mais cette fois, le coup d’État était perpétré par la terre mère accouchant de ses limites, affolant les marchés, Black February avait été le catalyseur de toutes les raretés. Toujours moins d’énergie fossile, d’eau pure et de métaux pour s’amuser et progresser. La panique, l’explosion des prix, la paralysie des véhicules imposèrent la Pax Rustica aux pays industrialisés. Une paix qui faisait la joie des esthètes réactionnaires, des philanthropes avant-gardistes, des cassandres de tous bords, d’écologistes plein de rancœur, de tous ceux qui vivaient de symboles néotestamentaires et de rhétoriques moralisatrices. Mais les foules démocratiques, hystériques, obsessionnelles, surinformées, velléitaires, tripes et sexes confits de vitesse, de plaisirs cosmopolites et de publicités n’en finissaient pas de ressasser la fin de la récréation. Elles flétrissaient leurs dirigeants, leurs experts, reprochaient à leurs parents d’avoir osé leur léguer ce monde de frustration, accusaient leurs enfants d’exister, de continuer à manger et respirer, se flagellaient elles-mêmes dans des tribunes indéfiniment recyclées, dans des auto-interviews télévisées, dans des séances de psychanalyse durables et sur plus de blogs indignés qu’il n’y avait de vivants sur terre. Le pétrole leur infligeait le manque comme autrefois, les jouissances, avec cette même brutalité de liquidateurs exauçant ou éradiquant les souhaits les plus profonds. »
Troisième extrait sur la frustration sociale que va impliquer ce retour au local, cette fin de la mobilité à tout craint qu’avait permis le pétrole : « Les journaux internationaux ne parlaient depuis des années que des deux mêmes choses : la rareté du pétrole et le sevrage. Dans les années 2010, face aux prémices de la crise, les classes moyennes et leurs gouvernants avaient commencé par faire les gestes, à défaut de croire ce qu’on leur disait savoir. Ces gestes de bon sens rappelant la grand-mère qui, elle non plus, ne jetait rien et ne prenait pas de bain. L’écologie était tendance, une liberté de plus, un décor New Age pour le business and fun as usual. On pouvait partir une semaine tout compris à Rio comme promis dans le métro, puis prendre son vélo du lundi au vendredi en grognant contre les automobilistes. Les designers philippins, les créateurs brésiliens, les Trends Creators japonais jetaient un manteau d’hédonisme sur le raz-de-marée de contraintes qui mijotait au large. Les États s’offraient de colossales campagnes d’informations décomplexantes pleines de mots zens racontant des histoires d’économie libératrice de dépouillements festifs et de simplicité qui en jette avec rappel des faits scientifiques en petits caractères au bas de la page et un site web pour ceux que la dure vérité intéresseraient. Les pages fashion, les pages pratiques des magazines féminins n’avaient pas leur pareil pour ramener la crise à ses justes proportions de psychologie positive, de look renouvelé, de potentiel sexuel et de bonnes adresses et si l’on n’était toujours pas rassuré, le hochement de perruque, l’air convaincu d’une célébrité ébranlait. Savoir qu’elle était partie en Sydney en classe affaire plutôt qu’en jet privé vous aidait à renoncer à vos vacances. Tous ensemble, se surveillant les uns les autres, minés par l’envie et le dépit, hantés par le free rider, ce parasite qui profitait des efforts de tous pour se goberger, ils allaient réduire la vitesse sur l’autoroute mais, pour montrer le paysage aux enfants, isoler leur logement mais, pour augmenter leur pouvoir d’achat, redécouvrir les fruits de saison mais, pour augmenter leur espérance de vie, mettre des panneaux solaires ultrafins sur leur toit, subventionner la géothermie, alléger la vaisselle dans les avions et maigrir mais, pour être beau et bien se vendre. Avec Black February et l’envolée définitive du cours des énergies fossiles vint le moment où la classe moyenne à bulletins de vote, souveraine ménagère et tenancière des continents n’arriva plus à danser sur la musique écologique parce qu’elle était trop lente, même pour le grand slow libidineux des liens retrouvés. Parce qu’on avait attaqué l’os. Même pour la bonne cause, même pour la terre, cela rappelait trop les anciennes guerres, le rationnement, la régression. L’espérance de vie allait stagner, plus rien de ludique, de sexy, c’était bien plutôt l’ombre du passé orgiaque sur le présent frugal, plus de capital culturel à grappiller en affichant ses convictions écologistes et ses pratiques innovantes, plus beaucoup de tricheurs à dénoncer, une uniformité dans la restriction et la crainte. C’en était bien finit de la complicité du sous-sol terrestre avec la part la plus fantasque de l’âme humaine, fini Holiday On Oil, le mouvement perpétuel. Les distances abolies du Global Village étaient rattrapées par le retour de l’espace terrestre, des petits chemins, des mers immobiles, un crime parfait, un complot dans lequel ils avaient tous trempé. Le pétrole avait bien été cette compotée de cadavres pressé sur des millions d’années par tous les vérins de la terre en une liqueur conférant l’égarement des toupies. Et voilà qu’à présent, tous se tenaient au milieu de l’océan dans le même bateau vide de carburant et débordant d’humains aux gueules maquillées pour sortir, les têtes pleines des fêtes d’antan, de désir et de rancœur. »
Voilà donc pour la toile de fond du roman, donc c’est le début. On revient ensuite en Norvège mais le personnage principal, peut-être du roman, c’est effectivement le pétrole. Le pétrole non pas seulement comme un liquide neutre que l’on se contente de mettre dans son réservoir, que l’on sent à peine, que l’on voit à peine, qui peut un peu tâcher les mains et le pantalon mais qu’on oublie très vite mais le pétrole, au contraire, comme un liquide magique, comme une sorte de filtre d’élixir, d’existant et d’anxiolytique en même temps. Alors, le pétrole, c’est l’énergie de la mobilité par excellence. Le pétrole est l’énergie de la mobilité par excellence parce que lui seul peut être à ce point embarqué dans l’objet qu’il véhicule. Alors, on sait qu’historiquement le pétrole a été d’abord valorisé comme moyen d’éclairage, c’est le fameux pétrole lampant puis, enfin, comme moyen de chauffage mais, il a surtout, évidemment, triomphé comme énergie de l’automobile, il a triomphé sur la vapeur et il y avait des courses au XIXème entre les automobiles à vapeur et les automobiles à pétrole, autant dire que les automobiles à pétrole étaient bien plus fiables, bien plus performantes que la vapeur qui à cédé tout le terrain. C’est l’invention du moteur à quatre temps, du carburateur qui transforme le pétrole en un mélange inflammable et qui va faire son succès. Par sa liquidité, par sa ductilité, par sa stabilité, le pétrole est l’énergie disponible pour tous les gabarits de moteur, du scooter jusqu’à la fusée mais le pétrole est plus intéressant que cela, c’est l’énergie de l’absence de réseau, on peut faire tourner un groupe électrogène au fin fond de la banquise, au fin fond de l’Amazonie. Le pétrole, c’est ce qui permet de s’arracher à l’attraction terrestre. Le pétrole nous a offert la vision de notre planète bleue. C’est la seule énergie qui a cette densité énergétique qui nous permet de nous arracher à notre milieu naturel et de le voir du nulle part de l’espace. Donc, c’est l’énergie la plus disponible pour les rêves les plus répandus d’émancipation, de conquête. Du scooter qui sort l’adolescent de son village, aux fusées qui mettent en orbite les satellites, de la tronçonneuse du père de famille au fond de son jardin au générateur posé sur la banquise, le pétrole est ce liquide qui arrache à toutes les routines sensorielles ou sociales, qui va donner à jouir d’une ubiquité, d’un pouvoir d’agir sans commune mesure avec notre capacité musculaire. Aucune source d’énergie ne s’est à ce point associée à notre corps et ne nous a emmenés aussi loin. En ce sens, le pétrole est emblématique d’idéaux politiques, d’émancipation sociale, de transformation de soi, c’est un idéal de progrès.
Alors, un historien américain a récemment écrit un livre qui vient d’être traduit en français qui s’appelle « carbon démocracy » où, justement, il met en relation les progrès politiques, les progrès de la démocratie dans les pays occidentaux, fin XIXème, début XXème et les hydrocarbures, notamment le charbon. Pour lui, le charbon est un des facteurs qui explique la conquête des grands acquis par la classe ouvrière. Pourquoi ? parce que le charbon rassemblait les ouvriers, les mineurs en grand nombre autour des mines, étant en grand nombre, le prolétariat était en rapport de force, en situation de force et a pu négocier, par des grèves, par ce rapport de force, a pu négocier des acquis sociaux. Au contraire, le pétrole est une énergie lointaine qui n’a pas donné le même rapport de force au prolétariat européen et l’auteur américain va jusqu’à dire que le pétrole a été choisi comme principale source d’énergie après la seconde guerre mondiale par son côté antisocial puisque le pétrole requiert beaucoup moins de contrôle, beaucoup moins d’intermédiaires sur le sol européen ou, du moins, des pays industrialisés. On sait bien que le pétrole a été l’énergie de la société de consommation, dès les années 1920 aux États-Unis, après la seconde guerre, plus tôt en Europe. Le pétrole, et son outil ultime qui est l’automobile devenus symbole majeur de la liberté et de l’individualisme. On peut donc dire que les hydrocarbures et le pétrole en premier ont longtemps assis l’imaginaire social d’une négation des limites.
Le pétrole ne permet pas seulement de s’affranchir de l’attraction terrestre, d’aller s’inventer une source d’énergie dans l’absence complète de réseau au cœur de la forêt, au cœur de la banquise ou dans les océans, le pétrole, c’est aussi la négation des toutes les limites, les limites géographiques mais limites aussi urbanistiques, pas d’étalement urbain sans pétrole et sans ce bon marché, des limites anthropologiques, des limites militaires, on sait très bien que la seconde guerre mondiale, cela a été un énorme bras de fer pour capter les ressources pétrolières. En faisant du pétrole le sang des sociétés, l’économie politique moderne s’est alliée à une sorte d’hubris géologique donc une démesure qui a fait de ce liquide souterrain, fluide, millions de décomposition de corps organiques microscopiques, un ressort énergétique incroyable avec une densité énergétique sans comparaison et a permis une sorte de dilatation, non pas inhumaine, ce serait porter un jugement moral, mais ahumaine de notre humanité. Un ingénieur a pu calculer l’équivalent esclave d’un baril de pétrole, autrement dit le travail fourni par diverses machines par un baril de pétrole, comparé au même travail fourni par des esclaves. On pourrait bien dire que le pétrole a permis l’abolition de l’esclavage, entre autres facteurs évidemment. On pourrait calculer les équivalents esclaves, les équivalents chevaux, les équivalents animaux du pétrole, du baril de pétrole, les équivalents soldats, les équivalents rêves, les équivalents désordres contenus dans le même baril, on pourrait aussi parler évidemment de l’équivalent poison du baril de pétrole puisqu’on sait très bien qu’avant de déstocker tout le pétrole, le gaz ou le charbon qui gît sous la terre, nous n’aurons plus d’atmosphère. Autrement dit, avant de ne plus avoir de pétrole, nous n’aurons plus d’air à respirer.
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Pour citer cette publication :
Dalibor Frioux (01 Avril 2014), « Quand l’or noir devient « brut » », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 19 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/2269/quand-lor-noir-devient-brut
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