Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Les enjeux sont multiples. Vous souhaitez augmenter la fréquentation des transports publics ? Aucune mesure n’est plus efficace, et de loin. Les incivilités vous inquiètent ? La suppression du contrôle et de la fraude tranquillise partout les rapports humains. La qualité de l’air vous importe ? Une part non négligeable des déplacements en voiture est délaissée. Vous vous souciez du panier de la ménager(e) ? Il se remplit du pouvoir d’achat dégagé par la gratuité.
Vous n’êtes pas convaincu que la répartition marchande soit la fin de l’Histoire. Un argument béton vient confirmer vos doutes. La gratuité est-elle préférable à la tarification “socialeˮ ? Je le pense. La progressivité de l’impôt est là pour établir une certaine solidarité sociale. Mais nous avons besoin d’espaces d’égalité où le notaire et le chômeur sont également servis, reconnus, respectés, non en fonction de ce qu’ils ont, mais de ce qu’ils sont. Des citoyens, des êtres humains.
A. A
Dans la plupart des régions et des villes d'Europe, les transports publics sont déjà largement subventionnés, généralement bien au-dessus de 50 %. Les plus vulnérables – jeunes enfants, étudiants, retraités, chômeurs, familles nombreuses, etc. – bénéficient déjà de la (quasi) gratuité des transports. Cependant, et malgré des subventions très importantes, le prix élevé des transports en commun demeure un problème majeur pour les Européens, si l'on en croit le rapport spécial Eurobaromètre de décembre 2013. Il est possible de sortir de ce cercle vicieux en instaurant la gratuité des transports publics.
Cette mesure a pour conséquence le renforcement de la cohésion sociale, mais il est quasiment impossible d'exprimer sa valeur en euros.
L'image traditionnelle attachée aux transports en commun, d'un système principalement destiné aux jeunes, aux retraités et aux femmes, est déjà en train de changer à Tallinn. Le fait que l'on y croise désormais des hommes actifs représente un vrai changement de mentalité.
Allan Alaküla
Nous avons instauré la gratuité des transports publics pour les habitants de Tallinn pour des raisons sociales, économiques et environnementales. En offrant à tous la mobilité, elle développe la cohésion sociale. La gratuité des transports publics stimule aussi la consommation de produits et services locaux et permet donc de créer des emplois et de soutenir l’économie locale.
Associée à d’autres mesures visant à donner la priorité à l’utilisation des transports en commun (amélioration de la qualité du service, création de nouveaux couloirs de bus, hausse du prix du stationnement), elle favorise le transfert modal : moins de circulation automobile, de CO2, de bruit, de pollution de l’air, et plus de place pour le trafic léger et les piétons en ville.
J. S
Une ville de plus 400 000 habitants, une capitale de l’Union européenne l’a fait. Et là comme ailleurs, l’effet “gratuitéˮ a joué à plein. Les explications que donne Allan Alaküla font bien apparaître que cette sortie de l’univers marchand des transports publics est un changement de système, que tout l’équilibre urbain, social, environnemental en est affecté. Les verrous constitutifs de l’ancien système n’existent pas dans le nouveau. Des effets qui ne pouvaient s’obtenir qu’à la marge, à coup de campagnes de communication ruineuses, deviennent “la nature des chosesˮ.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Nous avons tous une vie publique et une vie privée, qui répondent à des règles différentes. La gratuité produit la liberté et l’égalité d’accès qui caractérisent l’espace public. La voirie est majoritairement gratuite. L’éclairage public, le parc municipal, l’école sont gratuits. Ils ont pourtant un coût, nul ne l’ignore.
Nous ne pouvons faire société sans des “places publiquesˮ. Nous ne pouvons affirmer le droit aux soins ou à l’instruction sans libérer l’accès à ces biens des lois du marché. Avec ou sans argent, j’ai le droit d’être soigné, instruit. Voilà ce qui justifie de passer par un financement solidaire, par exemple un financement public.
A. A
On considère déjà largement la gratuité de l'accès à Internet, c'est–à-dire la libre circulation de l'information, comme un service public. Mais, au début surtout, il est évident que tous les groupes sociaux ne peuvent pas en faire usage équitablement. En somme, il est nécessaire de justifier les aides aux transports publics qui ne répondent pas suffisamment aux besoins du plus grand nombre.
Allan Alaküla
A Tallinn, le coût de la gratuité est principalement couvert par la hausse du nombre de contribuables. La population de la ville a augmenté de 14 000 habitants depuis le début de l’année 2012.
Le coût de la gratuité des transports en commun à Tallinn est de 12 millions d’euros par an et nous avons calculé que l’arrivée de 1 000 nouveaux résidents représente au moins un million d’euros de plus pour le budget de la ville chaque année.
La « stimulation » liée la croissance du nombre de contribuables est également l’une des raisons ayant permis d’offrir des réductions substantielles dans les transports en commun pour les habitants de Riga et Varsovie.
Selon l’Eurobaromètre de décembre 2013, les Européens considèrent que l’introduction de prix plus bas dans les transports publics est la mesure la plus importante pour l’amélioration de la mobilité urbaine. Dans les pays où le taux de subvention des transports publics dépasse 50 %, il faut justifier ces dépenses publiques alors même que les nombreux besoins des usagers ne sont pas satisfaits en raison du prix des tickets. Le recours à la gratuité permet de sortir de ce cercle vicieux.
J. S
Allan Alaküla nous explique qu’à Tallin, la gratuité s’adosse sur le dynamisme démographique de la capitale estonienne, qui lui donne les ressources nécessaires. Il nous rappelle ainsi que c’est toujours dans le concret des situations locales que l’utopie de gratuité trouve à s’enraciner. Elle n’est sans doute pas possible tout de suite partout. Encore faut-il qu’elle ne soit pas balayée comme une incongruité.
J’aime la façon dont Allan retourne la question des coûts : avec le payant, ça coûte et ça ne résout pas les problèmes ; avec le gratuit, ça coûte, mais ça répond aux besoins !
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Le premier enseignement est tout simple : c’est possible et ça marche. Le second est que, contrairement au dogme régnant, nous pouvons nous donner la liberté d’inventer une répartition non marchande des biens dont nous vivons : à chacun selon ses besoins, plutôt qu’à chacun selon son compte en banque. La troisième est que nous savons nous en servir. La cupidité, l’intérêt personnel ne sont pas notre seul moteur efficace.
Est-ce partout possible ? Des questions techniques peuvent se poser, en tout cas à court terme. Comment décider d’une gratuité qui multipliera la fréquentation sur le RER francilien, alors qu’il est déjà plus qu’engorgé ? Mais je préconise partout et maintenant la gratuité pour les moins de 25 ans. Laissons nos enfants se déplacer tranquillement. Ils paieront bien nos retraites. Payons-leur le droit à habiter leur ville. La tension baissera. Le racisme, qui accompagne si souvent le contrôle, baissera. Et tous, nous nous en porterons mieux !
A. A
L'exemple de Tallinn démontre que la gratuité des transports en commun fonctionne bien et qu'elle a un effet positif sur le développement social, l'économie locale et l'environnement.
À Paris, récemment, la mise en œuvre de transports gratuits pendant trois jours a constitué un grand pas dans la bonne direction. J'aimerais seulement que la raison humaine l'emporte aussi dans les autres métropoles du monde, sans devoir attendre les urgences liées à la pollution…
Allan Alaküla
La leçon principale à tirer à Tallinn est que le système fonctionne parfaitement depuis le 1er janvier 2013, et qu'il est durable.
Il est certes important de maintenir et d’améliorer la qualité du service, mais le prix du ticket reste le facteur décisif. En juillet 2012, la compagnie nationale de trains a commencé à mettre en service une nouvelle flotte. Cela n’a eu aucun résultat sur le nombre de passagers, jusqu’à ce que les habitants de Tallinn obtiennent la gratuité des transports dans les limites de la ville. La mesure est entrée en vigueur en octobre 2013 et le nombre de passagers a immédiatement triplé.
Les succès de Tallinn permettent d’envisager d’étendre la gratuité des transports en commun à toute la région autour de Tallinn, et peut-être même à l’échelle du pays.
Tallinn est aujourd’hui la plus grande ville européenne offrant la gratuité des transports à ses habitants. Mais cela pourrait changer. Une alerte pollution à Paris a récemment conduit les autorités de la ville à instaurer la gratuité des transports pendant trois jours…
J. S
Dans les nombreux débats qu’on lit sur la gratuité des transports publics, je suis souvent troublé par la persistance d’arguments hostiles qui sont pourtant “pulvérisésˮ par les faits. Avec l’engagement de Tallin, il devient plus compliqué de les soutenir. Il est légitime de préférer l’accès marchand à l’accès gratuit, mais faux de prétendre que l’amélioration du service suffit à multiplier la fréquentation.
Et puis merci pour le clin d’œil aux autorités franciliennes. Trois jours de gratuité à Paris pour urgence écologique et sans que le monde s’effondre, ça devrait mettre les neurones en mouvement, non ?
Pour citer cette publication :
Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Allan Alaküla (25 Avril 2014), « Voyager sans ticket ? », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/regards-croises/2313/voyager-sans-ticket
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