Le sociologue allemand Sven Kesserling revient sur l’importance de la réflexivité et de la concertation entre les différentes parties prenantes pour organiser une mobilité durable. La ville de Munich constitue un cas d’étude riche d’enseignements.
Je m’intéresserai aujourd’hui à la ville de Munich pour examiner la gestion politique des mobilités. Je travaille sur cette question depuis plus de vingt ans maintenant. Je crois en effet que nous avons beaucoup à apprendre des études de cas montrant comment les différents acteurs de la ville travaillent ensemble à de nouvelles solutions, de nouvelles approches et stratégies permettant d’organiser la mobilité durable ou de répondre aux effets inattendus produits par la mobilité et le transport. À mon sens, Munich est un cas d’étude très intéressant pour comprendre comment la mobilité est gouvernée dans la société mobile du risque. "La société du risque" est un concept sur lequel je travaille depuis de longues années.
Il ne suffit pas de trouver les bons concepts, les bonnes politiques, les bonnes stratégies pour répondre à la question de la mobilité durable. Il faut aussi définir la nature du travail en commun, trouver comment collaborer sur les problématiques en cours et sur les réponses à apporter aux conséquences entraînées par les modes de vie mobiles qui sont les nôtres aujourd’hui. La grande question est en réalité de savoir comment favoriser la conscience réflexive dans la société mobile du risque en milieu urbain. Comment peut-on réfléchir aux conséquences, aux évolutions historiques, à l’avenir de la mobilité de manière proactive, afin de véritablement trouver des moyens de canaliser les transports et les mobilités vers un futur souhaitable. Un futur où il fera bon vivre et sans mettre en péril l’avenir des générations suivantes ?
Je vais faire ici une sorte de récit urbain, une histoire parlant de Munich, qui raconte comment les 20 dernières années se sont passées dans la capitale du sud de l’Allemagne. L’un des temps forts de cette histoire se situe en 1993, l’année où fut élu un nouveau maire. À cette époque, il régnait ce que j’appellerai un « climat d’explosivité social » sur les questions de transport et de mobilité, une situation presque explosive pour toute la structure sociale de la ville. L’un des grands débats du moment tournait autour de la construction de nouveaux tunnels. Cela signifiait que l’on renforçait encore la dépendance automobile de la ville, continuait à améliorer les infrastructures et à favoriser la circulation routière dans la ville. Tout cela cristallisait des antagonismes très forts, presque violents, dans la société urbaine de Munich. Dans ce contexte des années 1980 et du début des années 1990, la collaboration et le dialogue entre la ville de Munich, les services de l’urbanisme et les autres services de la ville, l’industrie et la société civile étaient quasiment impossibles. Aucune des parties n’était réellement prête à s’asseoir autour d’une même table et à réfléchir aux solutions envisageables pour améliorer la mobilité et la circulation dans la ville.
Et puis un déclic s’est produit. L’un des conseillers du nouveau maire a dit : « il est temps de calmer le jeu et d’accorder nos violons avec les parties adverses ». Il faut cesser de choisir les stratégies déjà éprouvées et réinventer les modalités d’une vraie concertation, apte à faire émerger de nouvelles idées et innovations pour rénover les politiques de mobilité de l’époque. Cette démarche nous ramène au cœur de notre sujet, puisque j’ai débuté mon intervention en posant la nécessité de penser les moyens de développer notre réflexivité. La ville de Munich et le Groupe BMW est l’un des premiers constructeurs automobiles d’Allemagne. Son siège est à Munich et il est l’un des plus puissants acteurs de la ville. Ils ont donc décidé de se retirer quelque part en montagne, dans un lieu reculé du nom d’Inzell. C’était une forme de rupture avec toute la structure de gouvernance existante. Pensez : BMW, la ville de Munich, les syndicats, les opérateurs de transport public et beaucoup d’autres acteurs – plus de vingt – réunis en un même lieu pour mener ensemble ce qu’ils ont appelé le « Future Workshop » : « réfléchissons au futur de la mobilité et des transports dans la ville de Munich ». De cette réflexion est née, en premier lieu, une institution baptisée « initiative Inzell » : elle existe toujours aujourd’hui et reste l’une des institutions délibérantes les plus importantes de la ville. Ce dialogue a également fait émerger un ensemble de 11 principes d’aménagement de l’espace et de mobilité à Munich : 11 principes qui ont restructuré et reconfiguré le discours sur la mobilité et les transports dans la ville et qui demeurent importants aujourd’hui encore. Ils continuent d’être une référence lors de l’élaboration de nouveaux plans, dont on vérifie la compatibilité aux principes posés en 1995. Pour moi, c’est donc une nouvelle donne qui s’est mise en place dans une après-confrontation, une configuration où la concertation et la planification concertée constituent le cadre de référence pour la définition des politiques de transport et de mobilité dans la capitale bavaroise. Ce cadre de réflexion et cette forme d’interaction nés après la confrontation entre les acteurs munichois ont porté leurs fruits. Plusieurs politiques innovantes en ont découlé.
Le premier aspect est qu'une longue discussion qui a pris fin avec l'Initiative Inzell a abouti à la mise en place d’un nouveau programme de stationnement pour les voitures en centre-ville. Il aura fallu une bataille longue et ardue pour que la présence des voitures soit acceptée dans la cité et pour en fixer les modalités. Cela a pris de nombreuses années – jusqu’à la fin des années 1990 – pour parvenir à une solution. Mais c’est ce nouveau cadre coopératif qui l’a rendu possible. Un deuxième aspect à évoquer (et je ne fais ici qu’en survoler quelques-uns) est la forme de gestion entrepreneuriale de la mobilité, qui a su constituer un nouveau cadre de prise en charge des effets de la mobilité. C’est devenu l’un de ses enjeux clés. Le service de l’urbanisme et d’autres services de la ville ont encouragé cette évolution. Autre retombée directe de cette initiative, en lien avec la précédente : dans les années qui ont suivi, Munich a lancé une campagne pour promouvoir le vélo. La part du vélo dans les moyens de locomotion est passée à Munich de 14 % à environ 20 % ces dernières années et devrait continuer à augmenter. Enfin, dernier développement de cette nouvelle structure de gouvernance : les membres de l’initiative Inzell ont commencé à s’interroger sur l’avenir de la mobilité, à savoir sur la nature de la mobilité dans la ville de Munich à l’horizon 2050.
Ils ont ainsi développé une « vision 2050 » de la mobilité et des transports à Munich. Il y a quelques années s’est tenu un atelier pendant lequel ils ont tenté de recenser toutes les idées sur les possibilités de façonner et de structurer l’avenir de la mobilité. L’entreprise munichoise « Innovationsmanufaktur » les a ensuite traduit graphiquement. Elle a cartographié tout cet éventail d’idées à l’échelle de la région et a dessiné un plan intitulé « planification et organisation des structures, infrastructures et nouveaux concepts de mobilité » pour laisser entrevoir ce qui est envisagé et ce à quoi l’avenir de la mobilité pourrait ressembler. Ajoutons qu’à mon sens, toutes les évolutions auxquelles nous avons assisté entre 1995 et aujourd’hui n’ont été possible que parce que les différentes parties prenantes de la ville de Munich, de la chambre de commerce, de l'industrie ainsi que de la société civile se sont assises autour d’une même table et ont fait émerger cette vision. Je pense que ce cheminement est une grande réussite, qui symbolise en quelque sorte un changement social et culturel des interactions entre ces divers acteurs. C’est le signe qu’il existe une nouvelle mobilité des idées, que des idées nouvelles et de nouveaux concepts voyagent à travers cet espace de possibles pour façonner et gouverner la mobilité du futur. Mais il faut aussi souligner qu’à ce jour, la carte que nous avons devant les yeux apparaît surtout comme une liste de tâches à accomplir, tant pour la classe politique, que pour les urbanistes et le secteur privé.
Tous les projets et tous les concepts représentés sur cette carte ont déjà une réalité, ou sont déjà plus ou moins dans l’air. Les « pass mobiles », les solutions de mobilité intégrées, les billetteries mobiles, les nouvelles formes de gestion de données, les systèmes de transport intelligents existent déjà. À tout cela il ne manque plus que ce que j’appellerai la perspective du sujet, ou, pour le formuler dans un langage plus économique : « où se trouve l’usager final dans tout cela ? ». Depuis quelle perspective réfléchissons-nous à ce que sont les pratiques de mobilité des usagers et à leurs besoins spécifiques pour configurer et organiser leur mobilité dans ce système ou cet espace urbain ? L’une des difficultés actuelles, je pense, vient de ce qu’il s’est produit une sorte de figement, d’institutionnalisation du discours des experts qui s’est désolidarisé des besoins et du quotidien des citoyens eux-mêmes, et, par conséquent, des réalités sociales des usagers et de leurs pratiques des systèmes de mobilité.
Ce dernier point me ramène à mon propos initial : comment peut-on augmenter notre réflexivité ? Et comment peut-on ancrer dans la société ce mouvement réflexif sur l’avenir de la mobilité et comment peut-on articuler le tout ? J’ai apporté une courte vidéo de Mark Weiss, un artiste de Munich… en réalité, il s’agit de deux artistes, répondant au nom de M+M, qui ont imaginé une belle idée de boucle réflexive. Dans cette vidéo, les deux artistes montrent des gens conduisant sur une autoroute qui les amène à entamer cette sorte de boucle réflexive. De là, ils peuvent décider par eux-mêmes à quel moment sortir et revenir sur la voie principale qu’est l’autoroute. Ils ont semble-t-il le choix de rester sur la route ou de prendre la prochaine sortie pour partir dans une autre direction. Je crois que c’est l’enseignement qu’on peut tirer de l’histoire que j’ai voulu vous raconter : ces boucles réflexives, ces possibilités de sortir des sentiers battus peuvent faire évoluer les discours sur la mobilité et changer les catégories à travers lesquelles nous appréhendons son futur.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
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Pour citer cette publication :
Sven Kesselring (11 Mai 2015), « Politiques mobiles – les leçons de 20 années de gouvernance des mobilités à Munich », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/2837/politiques-mobiles-les-lecons-de-20-annees-de-gouvernance-des-mobilites-munich
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