Les voitures ne sont pas les seules à devenir hybrides dans les villes modernes, analyse Mimi Sheller. L’hybridité de demain couvre un champ bien plus vaste, qui englobe la technologie, l’urbanisme et l’usage en mouvement des réseaux sociaux, de plus en plus prégnant.
Mimi Sheller
Je m’arrêterai aujourd’hui sur la notion d’hybridité : mobilités hybrides, voitures hybrides et écologies hybrides, sont autant de vocables qui recouvrent des nuances. En 2000, John Urry et moi-même avons publié un article intitulé « The City and the Car » dans lequel nous esquissions l’idée que la voiture forme avec son conducteur un assemblage composé de machine et d’humain. Ce que nous appréhendions à travers la catégorie d’hybride. Mais nous voulions aussi dépasser certaines idées ayant cours – la voiture et l’homme, comme unité fermée sur elle-même – et penser l’hybridité dans son rapport avec le milieu environnant. En somme, l’idée initiale d’automobiliste hybride devait permettre de commencer à penser les interactions de l’assemblage mobile homme/machine avec les potentialités du système routier, des panneaux de signalisation, du système d’essence et de pétrole. Cet assemblage global constitue ce que nous appelons l’hybride ; une fois le problème posé en ces termes, on peut penser la manière dont le système automobile donne des accès différenciés à certains hybrides.
Par exemple, on donne rarement au cycliste et à son vélo la même attention, le même espace de chaussée ni le même niveau de sécurité et ce n’est qu’en procédant à de bons aménagements cyclables qu’on rend possible, et aussi plus sûr, l’hybride homme/vélo. Il s’agissait d’un point d’entrée pour penser ces différents croisements, entre mobilité piétonne et mobilité véhiculée, ainsi que l’aménagement de l’espace qui les rend possibles. Nous sommes partis de cette idée lorsque nous avons rédigé « The City and the Car ». D’ailleurs, la ville et la voiture elle-même forment un gigantesque système hybride au croisement de l’urbanisme et de l’automobilité ; une idée que nous commencions alors à exprimer.
Plus récemment, cette réflexion a mené à l’idée qu’il existe des interactions en réseau avec l’informatique et les logiciels, qui traversent les espaces urbains et automobiles. Lorsque nous avons commencé à explorer cette piste, cette idée a vite essaimé dans de nombreuses directions, d’autres théoriciens parlant alors « d’urbanisme connecté » (networked urbanism) et de ce que certains ont appelé les « villes sensibles » (sentient cities) et « lieux connectés » (net locality). Ce sont autant d’étiquettes différentes pour penser le croisement entre information numérique et espace physique. Nous voulions y greffer l’idée de mouvement se déployant dans cet espace modelé par le numérique et avons choisi de parler d’écologie hybride. C’est là une façon de penser le mouvement comme à la fois numérique et physique. Les informations qui s’affichent sur nos écrans, nous permettent de nous déplacer dans l’espace urbain.
J’ai donc commencé à parler de « médialité mobile » (mobile mediality) – un télescopage de « médias mobiles » et de « réalité » – pour rendre compte de la mobilité à l’heure du numérique, ce qui renvoie à la fois aux déplacements qui adviennent par la médiation du numérique et aux cultures médias devenues mobiles. L’information est nomade et son utilisateur aussi. C’est une façon nouvelle de penser cette « médialité mobile » : comme une forme de ce qu’Ole Jensen appelle la « négociation en mouvement ». Nous négocions et nous donnons du sens aux choses au gré de nos déplacements, mais ces choses sont à la fois des espaces physiques, des réseaux connectés et l’information qui nous parvient.
C’était donc là une conception différente de l’écologie hybride. Je veux examiner ce qui en découle pour les modes de déplacements urbains. J’ai en tête ici des lieux mieux connectés, équipés en wifi et réseaux 4G, qui proposent aux gens des connexions plus rapides. Sous ce régime de connexion permanente et omniprésente, on assiste à un essor des technologies géo-localisées. Les terminaux, localisables, connaissent leur emplacement et la font connaître.
Dans notre effort pour conjuguer étude des mobilités, médias et communication, l’idée de géolocalisation a pris une grande importance. Elle suppose des appareils « sensibles » à la position des utilisateurs ; des appareils qui connaissent à tout moment leur emplacement et peuvent en transmettre les coordonnées. Ainsi, un sujet qui effectue une recherche en ligne ou qui ouvre une application sur son téléphone, fera une expérience différente selon son emplacement. Il recevra également des informations qui seront fonction de sa localisation. De plus en plus répandus, les réseaux sociaux géo-localisés permettent à leurs utilisateurs de connaître la position géographique de leurs amis. Tout ceci ouvre la voie à un autre champ de réflexion : les nouveaux modalités de déplacement à l’heure de la géolocalisation et leurs effets sur notre fréquentation quotidienne de l’espace urbain. Dans l’ouvrage « Mobility and Located Media », que j’ai codirigé avec Adriana De Souza e Silva, plusieurs de nos contributeurs en explorent certaines facettes.
L’une d’entre elles est ce qu’on appelle « l’orchestration aléatoire » (chance orchestration) : le sujet sait où il va, dispose d’informations avant de se mettre en route, mais se réserve aussi la possibilité d’improviser. Il y a donc une part de hasard et une part de préméditation. La conjonction des deux définit une façon nouvelle d’évoluer dans l’espace urbain. On peut également en rendre compte en parlant, comme Christian Licoppe et Yoriko Inada, de « rencontres sensibles à la proximité » (proximity-aware encounters) : vous êtes informé via votre téléphone portable qu’un lieu ou un membre de votre réseau social se trouve à proximité. A mesure que vous vous en approchez, vous êtes conscient qu’il se rapproche de vous et que vous pouvez vous rencontrez physiquement.Vous pouvez alors décider de changer de trajet pour provoquer la rencontre ou au contraire l’éviter. On parle alors de « rencontres sensibles à la proximité » ou comment l’utilisation d’un terminal mobile au cours de déplacements urbains transforme les modes d’interaction sociale.
Cela rejoint également la réflexion sur le jeu vidéo mobile et comment il imprègne de plus en plus les activités du quotidien, à travers ce qu’on appelle les « jeux d’ambiance ». Il ne s’agit plus de jouer, puis de s’interrompre et de passer à autre chose. Tout en vaquant à ses activités dans la ville, le joueur joue sa partie, recherche des choses ou certains types de rencontres. Il a un pied dans le jeu en même temps qu’il poursuit dans la ville des visées plus pratiques. C’est ce drôle de mélange que Licoppe et Inada appellent « marche sensible à la proximité » (proximity-aware walking), qui suppose une forme d’ouverture ludique en même temps que le sujet se déplace et évolue à travers cette écologie hybride.
Cette écologie hybride a encore un dernier effet : elle fait émerger la nécessité - ou la possibilité – de se doter de méthodes mobiles nouvelles. On commence à s’interroger sur le parti que les chercheurs du champ mobilitaire peuvent tirer de ces technologies de géolocalisation : comment en recueillir et en étudier les données, pour répondre à la nécessité de disposer à la fois d’observations physiques, d’observations numériques et des deux en même temps.
On déploie beaucoup d’efforts aujourd’hui pour élaborer des méthodes nouvelles d’analyse des modes de déplacement dans ces nouveaux environnements et de leurs effets sur les interactions sociales ainsi que sur d’autres dimensions telles que la mobilisation politique. Comment s’organisent aujourd’hui les rassemblements de citoyens dans l’espace public, à l’aide des médias sociaux, de Twitter ? Les révolutions qui se sont organisées à la faveur des médias sociaux ont fait couler beaucoup d’encre. Il demeure néanmoins nécessaire d’aller plus loin dans l’étude de ce phénomène, dans sa possible dimension de vecteur de l’action politique, se déployant simultanément en ligne et en dehors.
Une autre question qui se pose est celle de l’urbanisme. La recherche mobilitaire est véritablement en train d’investir ce champ pour se demander comment aménager des environnements dans lesquels les sujets sont géo-localisables et disposent de nouveaux modes de connexion. Quel genre d’espaces ces transformations appellent-elles ? Pourrions-nous les aménager autrement ? Pourrions-nous apporter certains types d’informations ? Tient-on vraiment là l’occasion de repenser l’espace public urbain de façon inédite ?
On peut aborder la question de ces nouveaux espaces publics sous l’angle des formes d’exclusion existantes. Certains peuvent avoir accès à toutes les techonologies et d’autres à aucunes. Peut-être devons-nous penser davantage à équiper la ville en écrans publics, en réseau wifi gratuit et à d’autres facettes de l’exclusion sociale, pour que ces nouveaux services, appelés à se généraliser dans cet espace hybride de médialité mobile, soient accessibles à tous.
Quand on réfléchit aux manières d’aménager des nouvelles écologies hybrides, à la croisée du numérique et du physique, deux questions différentes se posent. L’une concerne la façon dont la ville peut réagir – bâtiments et surfaces – au handicap. Par exemple, on pourrait imaginer une sorte de balise s’activant à l’approche d’une personne aveugle ou sourde : la surface de la rue pourrait en réaction créer une texture ou émettre des sons pour guider ses pas à travers l’espace. On pourrait imaginer différentes façons d’intégrer cette technologie dans de nouveaux types d’architectures urbaines.
L’autre grand bouleversement possible concerne la frontière entre espace public et privé, qui est de plus en plus brouillée. On fait des va-et-vient entre messages privés et professionnels, entre différents types de contextes, au cours de nos déplacements. Cette évolution fait entrevoir le besoin de nouveaux types d’espaces. Il n’y aura pas de frontière nette entre public et privé. La limite est de plus en plus floue et ce brouillage advient par exemple, via l’économie du partage. Nous avons des espaces de co-travail, du covoiturage et même des velléités de rues partagées (lorsque différentes formes de circulation cohabitent sur la chaussée) : autant d’éléments qui contribuent à ce brouillage public/privé.
Peut-être devons-nous ménager davantage d’espaces où les gens feront halte, parce qu’ils regarderont des écrans ou vérifieront de l’information - ou peut-être l’écouteront-ils. Il y aura en tout cas des espaces calmes, où s’arrêter, comme en offraient auparavant les espaces urbains traditionnels. Il existait autrefois des espaces publics, lieux de civilité, d’intimité qui ont en grande partie disparu de nos villes modernes et de leurs rues dévolues au trafic automobile. Mais peut-être se produira-t-il un retour de cet espace intime, resserré, où faire halte au sein du tissu urbain.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xLes méthodes mobiles produisent des connaissances précises en permettant d’accompagner physiquement, virtuellement ou analytiquement les sujets de recherche. Elles s'appuient sur des méthodes d'enquête permettant de suivre des phénomènes matériels et sociaux.
En savoir plus xLa mobilisation est l’action par laquelle les individus sont appelés à se mettre en mouvement pour se rassembler dans l’espace public en vue d’une entreprise concertée, que ce soit pour exprimer et défendre une cause commune ou pour participer à un événement. En ce sens, il s’agit d’un phénomène social relevant du champ de la mobilité. Cet article a été rédigé par Sylvie Landriève, Dominic Villeneuve, Vincent Kaufmann et Christophe Gay.
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Pour citer cette publication :
Mimi Sheller (02 Février 2016), « Société et technologie : l'avenir sera hybride », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 22 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/3118/societe-et-technologie-lavenir-sera-hybride
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