La raréfaction des réserves pétrolières et le niveau des émissions de gaz à effet de serre rejetées par les transports ont conduit Tim Cresswell, responsable du projet de recherche Living in the mobility transition, et son équipe à réaliser un tour d’horizon mondial des leviers et des pratiques pouvant ouvrir la voie à un futur moins polluant. Il livre ici quelques-uns des premiers résultats du projet.
LES RECHERCHES DU FORUM VIES MOBILES LIVING IN THE MOBILITY TRANSITION PREMIERS RESULTATS Tim Cresswell
Nous devons imaginer des futurs moins tributaires du pétrole et moins générateurs de gaz à effet de serre. C’est de cette transition vers des mobilités sobres en CO2 que je souhaite parler aujourd’hui. Les façons d’y parvenir sont nombreuses. L’une d’elles est purement technologique. Par exemple, nous pourrions nous déplacer exactement comme aujourd’hui en termes de distances parcourues, de vitesse et de quantité de déplacement, tout en recourant à des moyens techniques qui consomment moins de carbone et, par conséquent, produisent moins de gaz à effet de serre. Si nous conduisions tous des voitures électriques fonctionnant toutes à l’énergie éolienne, hydraulique et solaire, nous consommerions bien sûr dans le même temps beaucoup moins voire plus du tout de pétrole et nous émettrions ainsi moins de gaz à effet de serre. Mais il faut mener la réflexion au-delà des seules transitions technologiques car il y a d’autres façons de promouvoir la transition vers des mobilités peu polluantes. Certaines sont uniquement législatives ; on peut citer par exemple la mise en œuvre d’une taxe carbone, qui s’est avérée opérante pour réduire les émissions de CO2 : elle permet en effet de rendre plus palpable le coût réel des déplacements fondés sur le pétrole et polluants, puisque nous devons tenir compte dans nos arbitrages du fait qu’ils coûtent plus cher.
Prenons un autre exemple d’action réglementaire susceptible d’initier la transition vers un futur décarboné : opérer de petits changements dans notre utilisation des modes de déplacement existants, tels que le transport aérien. Par exemple, au sein de l’Union européenne, les avions doivent emprunter des corridors précis, qui ne forment pas toujours une ligne droite entre deux points. Si l’espace aérien était libéré de façon à permettre aux avions de relier deux points selon une ligne plus ou moins droite, les distances parcourues seraient bien moindres, engendrant une baisse des émissions de CO2. L’UE s’est penchée sur la question et envisage de modifier la structure des déplacements, en revoyant jusqu’à la façon dont un avion atterrit. On quitterait un modèle où l’avion approche par paliers (comme ça), descend puis reprend sa course, puis descend à nouveau, jusqu’à l’atterrissage ; c’est de cette façon qu’atterrissent les avions la plupart du temps. Cependant, si l’on procédait plus souvent à une descente régulière suivant une ligne droite jusqu’à l’aéroport, les avions produiraient moins de gaz à effet de serre.
Une autre voie de transition vers des futurs décarbonés s’appuie sur les infrastructures. Dans nos villes par exemple : si nous procédons à de petites modifications de nos paysages urbains, nous pouvons encourager des formes de mobilité qui peuvent sembler difficiles à envisager à l’heure actuelle mais qui pourraient devenir faciles. L’une des formes de ce changement – déjà à l’œuvre – est l’aménagement de pistes cyclables séparées de la circulation routière, qui pourraient amener les personnes redoutant les voitures à faire du vélo sans crainte. Idem pour les bus : s’ils ont des voies réservées suffisamment rapides et commodes, leur permettant d’éviter les embouteillages et les feux de circulation postés à tous les croisements et donc d’être ponctuels, alors les gens sont plus enclins à prendre le bus et la transition vers des formes de mobilité au bilan carbone par personne moins élevé devient possible.
Une autre façon d’encourager des formes de mobilité qui consomment moins de carbone et émettent moins de GES est à chercher du côté des mesures incitatives : convaincre en douceur les gens qu’ils peuvent agir pour la réduction des émissions de CO2 et y gagner quelque chose. Prenons l’exemple des « éco-cartes », comme celles qu’on utilise en Corée du Sud, qui permettent de gagner des points ou des cadeaux en empruntant des moyens de transport peu polluants, sur le modèle des miles qu’attribuent les compagnies aériennes aux grands voyageurs (ce qui n’est bien entendu pas une bonne idée pour les émissions de CO2). Le titulaire de la carte qui prend par exemple le bus au lieu de la voiture reçoit une contrepartie financière. Il peut ainsi cumuler des points à réutiliser pour faire des achats, comme reprendre les transports collectifs. L’utilisation de la carte donne droit à des réductions.
Toutes ces méthodes envisagent une forme de transition touchant les déplacements. Il peut s’agir de se déplacer moins ou de se déplacer différemment. Ce sont là les deux grandes façons de réduire l’empreinte environnementale laissée par nos déplacements. Je souhaite revenir sur trois facettes de la mobilité telle que je l’ai théorisée, qui vont au-delà du seul point de vue technologique, selon lequel la transition a le plus souvent été envisagée. Je souhaite m’arrêter sur la transition telle qu’elle peut s’opérer par le biais des déplacements, par le biais des significations et par le biais des pratiques ; toutes trois sont des dimensions clés de la réflexion sur la mobilité et la théorie de la mobilité.
Commençons par envisager le mouvement lui-même. Il est possible de mettre en œuvre la transition en se déplaçant moins C’est la façon la plus évidente d’ouvrir la voie à un futur moins polluant et plus respectueux de l’environnement.
Par exemple, des gens réfléchissent, aux Pays-Bas, en Nouvelle-Zélande et en Corée du Sud, à développer le télétravail. Le télétravail, c’est l’utilisation des technologies de l’information pour travailler de chez soi ou, dans certains cas, comme aux Pays-Bas et en Corée du Sud, dans des espaces de co-travail situés plus près du lieu de résidence que du lieu de travail, où les gens peuvent se rencontrer, faire leur travail, utiliser un espace de bureau partagé pour accomplir un certain nombre de tâches, avant de rentrer chez eux, ce qui réduit au total leur trajet domicile/travail. Christchurch en Nouvelle-Zélande en offre un exemple surprenant: après le tremblement de terre, il était devenu impossible, du fait des infrastructures sinistrées, de se rendre sur son lieu de travail (pour autant qu’il ne fût pas lui-même détruit). Les gens ont redécouvert le télétravail et commencé à imaginer par quel biais organiser le travail à distance, faute d’infrastructures permettant les déplacements. C’est dans ces moments particuliers qu’émerge parfois une forme de créativité qui nous permet de nous projeter au-delà des modes habituels de déplacement et de travail.
La transition mobilitaire peut prendre une autre forme encore : non plus moins se déplacer, mais se déplacer plus lentement. Il existe des mouvements Slow : les Slow cities, le Slow Food… Ces mouvements concernent avant tout des valeurs liées à un mode de vie mais renvoient aussi à des problématiques de mobilité. De manière plus générale, c’est l’idée de ralentir la cadence, et dans le même temps de faire des économies d’énergie. Pensons aux cargos qui parcourent la planète, par exemple. On oublie parfois que le déplacement n’est pas le seul fait des hommes : marchandises et biens circulent également et le transport de conteneurs par les mers est à la fois le mode de transport le plus polluant et dont l’essor est le plus rapide. On estime que si les cargos diminuaient leur vitesse de moitié, en passant de 24 à 12 nœuds, il y aurait 40 % d’émissions de gaz à effet de serre en moins. Or, dans la plupart des cas, rien n’impose que les marchandises acheminées par la mer arrivent très rapidement.
Il y a une structure qui s’attache à ce que l’on pourrait appeler la relocalisation de la vie: c’est le mouvement des villes en transition. C’est encore un mouvement de petite taille, mais on recense des villes en transition dans le monde entier. Dans ces villes, l’idée est que tous les composants de notre quotidien devraient être aussi locaux que possible. Le mouvement des villes en transition met en avant des choses telles que la nourriture produite localement, le bio et l’agriculture biodynamique, les formes de démocratie locale, les modèles d’échanges économiques locaux – dans lesquels la monnaie d’échange n’est pas la devise nationale : les gens échangent localement au lieu de faire leurs achats sur Amazon ou via des circuits longs d’acheminement de biens produits loin de chez eux. De cette façon, tout le quotidien est de plus en plus localisé, si bien que les distances parcourues par des objets du quotidien ou lors de voyages personnels se réduisent de plus en plus, ce qui là encore a une incidence sur les émissions de gaz à effet de serre.
Jusqu’ici, la réflexion théorique sur la transition n’a pas accordé suffisamment d’attention aux significations que nous prêtons à la mobilité. La mobilité n’est pas toujours un choix rationnel fait par des acteurs rationnels décidant comment ou pourquoi se rendre d’un point A à un point B. La mobilité est associée à toutes sortes d’idées, telles que le progrès ou l’avancement de notre carrière personnelle. Si nous savons que nous avons une voiture à la mode et parcourons une certaine distance pour arriver au travail, sur un lieu de travail d’un certain type, tout ceci véhicule des significations que nous devons examiner dans le cadre de notre réflexion sur les transitions. Quelles significations revêtent les mobilités? Là encore, ce peut être un élément clé pour les mobilités professionnelles. De la même manière, les transports en commun doivent transformer les significations qui leur sont associées. Dans certaines régions du monde, et c’est particulièrement vrai aux États-Unis, l’image des transports en commun est d’être le choix de ceux qui n’en n’ont pas: c’est le mode de déplacement obligatoire de ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir une voiture. Si nous engageons une réflexion pour que ce choix se charge au contraire de connotations positives, les gens se tourneront plus volontiers vers lui.
Nous savons que dans certaines régions du monde, et c’est même vrai aux États-Unis, la voiture perd du terrain dans les grandes villes, dans une certaine mesure. On peut y voir un effet du ralentissement économique amorcé en 2008, mais aussi parce que certaines catégories de la population, en particulier les jeunes, compris entre l’âge du permis et trente ans, accordent de moins en moins d’importance au fait de posséder et de conduire une voiture. Les voitures sont porteuses de très nombreuses significations connotant le pouvoir, le glamour, la réussite : les gens ne mesurent-ils pas leur réussite au modèle de voiture qu’ils conduisent, au point que, dans les conversations, cela devient une façon de jauger le niveau de réussite de l’autre ?
S’affranchir du tout-automobile ne se résume pas à apporter des alternatives. Il s’agit aussi de déconstruire les idées associées à la possession d’une voiture.
Il existe deux bons exemples de lieux où le sens qu’on donne aux transports en commun d’une part et à la voiture de l’autre fait l’objet d’un travail qui contribue à faire évoluer les habitudes de mobilité, préparant ainsi la voie à un futur plus vert. C’est le cas tout d’abord de Rotterdam, aux Pays-Bas où une campagne publicitaire montrant des photos de différents types de personnes vise à déconstruire l’image de la voiture comme choix glamour évoquant pouvoir et prestige. Affiches, panneaux et spots publicitaires mettent en scène une créature aux allures bovines – rien de très glamour – appelée « l’animal pendulaire », se manifestant par ses comportements grégaires : un animal qui fait comme tout le monde, par simple esprit grégaire, et se retrouve au volant au milieu d’un troupeau d’automobilistes, tels du bétail paissant sur les plaines du Serengeti. Cet animal pendulaire se voit attribué une série de traits de caractères (il se cure par exemple le nez dans un embouteillage ou fixe ses comparses d’un air mauvais). Autant d’éléments qui brossent un portrait de l’automobiliste très éloigné de celui des publicités automobiles, par exemple, qui cherchent à vendre leur produit et à le présenter comme un choix sensé pour qui veut pouvoir se déplacer.
Autre exemple : Singapour, où l’on cherche à promouvoir l’utilisation des transports publics (où le système de transport est très efficace, notamment pour sa partie ferroviaire) en exploitant l’image de la famille, dans une société où il s’agit d’une valeur traditionnelle très importante. Cela passe par un discours du type : « voulez-vous arriver à temps à la maison pour border vos enfants ? » « n’aimeriez-vous pas partager un bon petit-déjeuner en famille ? ». Le meilleur moyen d’y parvenir est d’utiliser efficacement les transports en commun et d’éviter les embouteillages, qui font arriver en retard à la maison et au travail ou obligent à partir très tôt. Il s’agit donc de produire des images de personnes parfois peu obligeantes – parfois plus subtiles – de façon à influencer les comportements via la signification attribuée aux formes de mobilité qu’on cherche à encourager ou décourager.
Pour conclure, je souhaite m’arrêter sur la manière dont on peut préparer la transition mobilitaire et rendre l’action publique en la matière plus efficace grâce à la prise en compte des pratiques. Les pratiques sont d’une certaine façon plus difficiles à cerner et peut-être aussi à réguler que les simples formes de déplacement ou les significations qu’on y associe. Les pratiques renvoient aux comportements effectifs de tout un chacun en matière de déplacement. Soit, pour le dire très simplement : est-ce que l’on conduit ou pas? est-ce que l’on prend le bus ou non ? est-ce que l’on prend le vélo ou non ? Il y a, dans l’histoire, des exemples de transitions dans toutes sortes de domaines qui procédaient d’une simple transformation des habitudes ou des pratiques – parfois dans un laps de temps très court – et de façon totalement imprévisible.
Elizabeth Shove et Gordon Walker en donnent un exemple appliqué à l’hygiène personnelle lorsqu’ils montrent comment et pourquoi la norme est passée au Royaume-Uni d’un bain hebdomadaire à une douche deux fois par jour. Ce changement n’est pas né d’un progrès technologique : les douches existaient déjà. Il n’est pas non plus venu de la volonté des pouvoirs publics ; il n’y a eu aucune campagne publicitaire incitant à se doucher deux fois par jour. C’est la convergence ou le télescopage de différents éléments qui se sont amalgamés de façon inattendue. Certains avaient une dimension sémantique - les discours sur l’hygiène – et certains découlaient d’une évolution du quotidien et des équipements disponibles: le développement des installations sanitaires privées a joué un rôle important (même s’il en faut aussi pour prendre un bain). Les auteurs avancent l’idée que ces changements sont imprévisibles et ne peuvent être attribués à une cause unique et qu’il faut également prendre en compte cette dimension (les transformations de nos pratiques) dans la réflexion sur la transition appliquée à la mobilité.
Le rôle des technologies de l’information dans nos modes de déplacement donne un exemple de transition qui s’opère dans nos pratiques, que nous n’aurions sans doute pas pu prévoir il y a dix ou vingt ans. Nous n’aurions pas soupçonné tout ce qu’elles préfiguraient. Un fait tout simple : les gens aiment avoir leur mobile sous la main et le consulter. Dans la rue ou dans les transports, nous pouvons voir les gens, et ils sont nombreux, pianoter sur leur mobile en permanence. Il suffit de prendre une photo en ville pour voir des tas de personnes penchées sur leurs téléphones. Chose qu’on ne peut pas faire au volant d’une voiture. Ce pourrait être l’une des raisons du recul de la voiture chez les jeunes aux États-Unis : la technologie – le mobile – les intéresse davantage que la voiture et ils sont bien contents d’emprunter un système de transport public satisfaisant ou de covoiturer qui leur permet d’être passagers, et donc de regarder et d’interagir avec leur téléphone. (…) On pourrait ne pas envisager sur-le-champ le téléphone mobile comme une technologie de transport, mais on voit là que s’opèrent des transformations très rapides de nos pratiques, d’une manière que nous devons prendre en compte dans la réflexion sur la transition vers des formes de mobilité moins polluantes et moins nocives qu’à l’heure actuelle.
Les transformations des pratiques ont beau être difficiles à imaginer, tant elles prennent des formes inattendues, les organisations (groupes sociaux de divers types ou pouvoirs publics, en particulier les collectivités locales) ont des moyens de commencer à les penser. On en revient ici à l’exemple du télétravail en Nouvelle-Zélande, pays qui pratique le télétravail et mène une réflexion sur les pratiques sur un mode original. La question est posée de savoir pourquoi on va au travail. Quand on dit « aller » au travail, l’idée même de déplacement est inscrite dans la langue. Il y a quelque chose entre la maison et le travail, qui correspond à une évolution très récente – datant peut-être du XIXe siècle – une partition entre l’un et l’autre, permise en partie par le développement des transports et du réseau routier. Mais la Nouvelle-Zélande s’est ensuite demandé ce qu’il advient si l’on cesse d’aller au travail. Si l’on travaille en s’appuyant sur les technologies de l’information sans se déplacer. Naturellement, tous les emplois ne s’y prêtent pas : on ne peut pas télétravailler à l’hôpital, il faut être sur place. Mais dans l’économie actuelle, de nombreux emplois peuvent être assurés sans aucun déplacement. Et c’est là en partie une transformation des pratiques. Il s’agit de penser la façon dont quelque chose s’effectue différemment puis de trouver les moyens politiques d’encourager cette évolution.
Il existe enfin un autre ingrédient à examiner pour garantir le succès des politiques de transition, à savoir le pouvoir. Le transport et les modes de déplacement recouvrent toujours des enjeux de pouvoir sur bien des modes, certains directs et d’autres indirects. Qui a le pouvoir de produire les formes de mobilité qui s’ancrent dans les habitudes ? Il est question ici non seulement du pouvoir de l’État, mais aussi du pouvoir des grandes entreprises, du pouvoir des personnes intéressées aux profits du pétrole, de son extraction à sa transformation en carburant.
Nous devons penser ces relations de pouvoir à mesure que nous avançons. Mais je ne songe pas seulement aux relations de pouvoir exercées par les entreprises ou sur une grande étendue. Parfois, des politiques de transition en apparence bonnes pour l’environnement, qui de fait peuvent produire moins de CO2, peuvent avoir des effets négatifs pour une population déjà marginalisée socialement. Par exemple, la mise en œuvre d’une taxe carbone est habituellement un moyen efficace de réduire les émissions de CO2. Nous l’avons vu par exemple en Colombie Britannique, au Canada. Mais la taxe carbone est également un impôt non progressif, autrement dit, qui s’applique indifféremment à tout le monde. Elle frappe donc de façon disproportionnée les personnes modestes, mais aussi les personnes habitant des zones rurales mal desservies, pour lesquelles la motorisation est une nécessité. Or, étant donné la société qui est la nôtre, ces ménages conduisent en général des véhicules à carburants fossiles. La taxe carbone les affecte donc indûment et nous devons penser les questions de justice que posent les mesures de transition relatives aux gaz à effet de serre et au réchauffement climatique.
Quand on s’interroge sur la transition, il faut se demander selon quelles modalités elle s’opère. Quels sont les moteurs de la transition ? L’initiative émane-t-elle du haut ? Vient-elle de l’État, comme à Singapour, dont le régime très centralisé est capable de produire toutes sortes de politiques de transport remarquables, que l’État a toute faculté de faire appliquer et qui ne laissent guère de choix à la population (pour laquelle la possession ou l’usage d’une voiture est extrêmement coûteuse? Ainsi du dispositif de tarification routière. Ce sont là des mesures tout à fait sensées du point de vue environnemental, mais un quelque peu problématique si l’on songe à l’autoritarisme qui préside à leur mise en place.
On peut imaginer d’autres façons de faire advenir la transition, qui émanent du bas. Songeons au mouvement des villes en transition. Quoique modeste, c’est un mouvement d’initiative véritablement populaire, fruit de la volonté collective d’un petit groupe présent sur un territoire local où suffisamment de monde est prêt à se mobiliser pour devenir une ville en transition. Il s’agit habituellement de petites communes rurales, bien que certains quartiers de villes plus importantes s’y mettent également. La ville entière adhère à l’idée de transition telle une bannière, à l’idée qu’elle constitue une ville en transition ce qui en fait un endroit agréable à vivre. L’initiative ici émane de la base et présente des différences intéressantes avec des modalités plus autoritaires, imposées par le haut.
De manière surprenante, on observe que les transitions venant du haut sont les plus technologiques. Bien entendu, une entreprise capitaliste qui produit, disons, des automobiles ou des moyens de transport en commun voit un intérêt dans les politiques de transition axées sur la technologie, qui lui permettent de prendre pied sur de nouveaux marchés. Songeons par exemple au développement des voitures électriques. Beaucoup d’entreprises dans le monde s’y intéressent, mais leur motivation première n’est pas la protection de l’environnement ou la lutte contre le réchauffement climatique mais bien la conquête de nouveaux marchés et de nouvelles formes de profit. Les nouvelles technologies sont une façon d’y parvenir. Les entreprises transforment une technologie nouvelle en objet désirable, puis en objet nécessaire et enfin en objet dont il devient impossible de se passer. C’est en substance ce qui s’est passé avec la voiture.
Les formes de transition émanant de la base sont en règle habituelle moins attachées aux technologies. De fait, elles se structurent souvent davantage autour du refus de la technologie que du développement de nouvelles technologies et prônent parfois même l’adaptation d’anciennes technologies en perte de vitesse. L’exemple le plus évident est celui du vélo. Il existe de nombreuses organisations dans le monde qui militent pour l’utilisation des vélos dans les grandes et petites villes et ailleurs, là où le vélo est déjà présent. Ils militent pour la transformation des infrastructures, afin de faire du vélo une pratique plus sûre et un choix plus facile, plutôt que pour un saut technologique qui générerait des profits importants. Ainsi, certaines des mesures de transition qui émanent de la base portent bien plus sur les pratiques, sur des changements de modes de vie, sur les choix que nous faisons, que sur des transformations technologiques coûteuses que les intérêts émanant du sommet, en particulier les intérêts des grandes entreprises, sont bien plus enclins à développer.
Pour tirer une conclusion de ces recherches menées à travers le monde, en quête de façons d’avancer vers des futurs aux mobilités décarbonées, je dirais qu’il faut penser la transition non seulement comme devant s’opérer à travers les technologies mais aussi à travers le mouvement dans ses différentes dimensions : distances, vitesses, itinéraires et significations données au mouvement (comment pensons-nous nos façons de nous déplacer, de quelles significations se chargent-elles ? quelles associations d’idées évoquent-elles ?) mais aussi types de pratiques (que faisons-nous ? quand ? en voiture ou à vélo ? à pied ? et comment ces transformations s’opèrent-elles ?). Je pense qu’il est important de penser tous ces éléments à la lumière des relations de pouvoir – celles qui produisent les politiques de transition mais aussi celles qui sont le produit de ces politiques, pour que nous ne nous retrouvions pas confrontés à des transitions injustes ou dont le poids retomberait indûment sur des groupes socio-économiques déjà particulièrement marginalisés.
Pour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLes recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLe déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
En savoir plus xExercice d’une activité salariée hors des locaux de l’entreprise, à domicile ou dans un lieu tiers pendant les horaires de travail habituels et nécessitant d’avoir accès à des outils de télécommunication.
En savoir plus xUn mode de vie est une composition - dans le temps et l’espace - des activités et expériences quotidiennes qui donnent sens et forme à la vie d’une personne ou d’un groupe.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Tim Cresswell (06 Septembre 2016), « La transition vers des mobilités décarbonées : une approche systémique des politiques de transition », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 18 Décembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/3294/la-transition-vers-des-mobilites-decarbonees-une-approche-systemique-des-politiques-de-transition
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