Selon Peter Adey, les politiques de transition s’inscrivent dans une logique générale libérale et néolibérale. L’accent est placé sur le transfert de responsabilité aux individus et sur les solutions de marché exportables.
Dans cette vidéo, je voudrais aborder une problématique devenue manifeste au cours de nos études de cas dans différents pays, dans le cadre de notre projet sur la transition vers des formes de mobilité à bas carbone. Ce projet est financé par le Forum Vies Mobiles. Il fait l’objet d’un partenariat entre les universités Royal Holloway et Northeastern et implique sept chercheurs travaillant dans quatorze pays du monde.
Au-delà des différences entre les systèmes politiques et économiques des pays choisis pour les études de cas, on remarque une orientation vers des logiques libérales et néolibérales. Ces logiques s’appuient sur la relation peu cohérente entre l’Etat et les acteurs locaux gouvernementaux et non gouvernementaux en matière de politique de transition et de régulation, de formes d’investissement et de mesures prises, et mettent l’accent sur des solutions de marché, qui trouvent leur meilleure expression dans des dispositions comme la tarification routière, les crédits carbone et les budgets de mobilité.
Dans cette courte vidéo, je vais développer trois aspects caractéristiques de ce type de logique. Premièrement, l’accent mis sur l’individu et le choix. Deuxièmement, une tendance fréquente à la financiarisation des politiques de transition et troisièmement, un déploiement des politiques de transition mobilitaire disposant d’un avantage concurrentiel. Cela se concrétise par la promotion de modèles particuliers de pratiques et d’expertises liées à la transition, destinés à l’exportation. Je voudrais me pencher sur chacun de ces aspects tour à tour.
Dans plusieurs de nos pays, les politiques de transition s’insèrent dans un ensemble de politiques locales et gouvernementales qui semblent considérer l’individu comme la meilleure ressource de la transition mobilitaire, ce qui revient potentiellement à le responsabiliser ou, nous pouvons le penser, à décharger l’État de la responsabilité de la transition. Dans un contexte plus large de financiarisation, pouvant se traduire par l’assujettissement des individus aux forces économiques dans leur vie quotidienne, c’est-à-dire à la production de sujets économiques spécifiques, de nombreux gouvernements ont soutenu des programmes d’éducation, de sensibilisation et d’incitation afin d’orienter les individus vers des alternatives bas carbone à leur mobilité actuelle. En Nouvelle Zélande, par exemple, cela a pris la forme d’un projet de planification personnalisée des trajets qui a ensuite été mis en œuvre. En Corée, un réseau d’organisations publiques et privées joue un rôle d’éducation et de promotion. Aux Pays-Bas, les changements structurels plus larges apportés au discours gouvernemental sur la participation ont été loués par certains mais critiqués par d’autres pour leur propension à déléguer davantage de responsabilités aux citoyens, selon une stratégie d’austérité fiscale souvent considérée comme cynique.
Deuxièmement dans le cas européen, l’évolution des structures d’investissement financier dans les grandes infrastructures de mobilité nationales et transfrontalières pourrait menacer la transition vers des mobilités bas carbone, plutôt que la favoriser ou la renforcer.
Ainsi, certaines organisations se sont fait l’écho des inquiétudes suscitées par le récent plan du Fond européen pour les investissements stratégiques (FEIS), connu sous le nom de plan Juncker. Ce plan favorise les financements privés et publics tournés vers des objectifs socio-économiques à court terme, plutôt que vers des objectifs environnementaux à long-terme. Certains estiment qu’avec ce plan, les projets de transition mobilitaire offriraient des retombées sociales et environnementales moins attractives pour l’investissement privé et auraient donc plus de difficultés à réunir des fonds. Le plan fonctionne aussi par la réaffectation de fonds provenant d’autres projets, comme le programme de financement des infrastructures transeuropéennes (CEF), qui était tenu à des critères stricts de durabilité environnementale. Ainsi ce plan détourne potentiellement l’argent d’autres projets de transition.
Il n’est pas étonnant que les défenseurs européens de la transition mobilitaire soulignent le bénéfice économique à court terme de l’investissement dans les politiques de transition. Ces politiques établissent souvent des équivalences intéressantes – ou des équivalences quantitatives – entre l’énergie, la mobilité, le capital et le travail. Cela fait de la mobilité un problème essentiellement budgétaire, relevant de la décision des entreprises, des employés ou des foyers – laquelle serait basée sur l’autodiscipline économique en matière de mobilité. Notons qu’il s’agit là précisément du type d’équivalences, de calculs quantitatifs et de formulations dont la théorie de la mobilité et la recherche se sont appliquées à se détacher. Évidemment, nos choix et nos décisions économiques ne sont pas toujours rationnels. La « diète de mobilité » d’Urgenda pourrait en être un exemple – qui s’oppose aussi, quelque peu, à la politique nationale néerlandaise qui se contente de récompenser ceux qui conduisent mais évitent l’heure de pointe. Comme dans d’autres exemples de mobilité active, les calories y sont mises en rapport avec le nombre de kilomètres parcourus, le carbone utilisé et même le capital dépensé. Le réseau coréen pour le climat et l’environnement a mis au point une carte éco-kilométrique, qui récompense par des points les choix de mobilité bas carbone, comme l’utilisation des transports en commun. Plus de 270 000 personnes se sont déjà engagées dans ce programme. Une fois inscrits, les détenteurs de carte peuvent utiliser les points accumulés pour des achats bas carbone.
Pour en revenir au troisième aspect, nous constatons que les transitions mobilitaires sont transformées en produits – en marchandises commercialisables. Des modèles particuliers de pratiques de transition et d’expertise sont mis en circulation dans un objectif d’échange économique, notamment au sein de nouveaux marchés de la transition : l’expertise en matière de transition et les droits de propriété intellectuelle associés. La propension à transformer ces dernières en objets monétaires et à capitaliser sur la pratique, l’innovation et la propriété intellectuelle, est un puissant facteur de motivation qui pousse les Etats à investir dans des projets de transition mobilitaire. Par exemple, l’Ecole de l’autorité des transports terrestres de Singapour transpose efficacement son savoir-faire dans la planification des mobilités – dans la droite ligne du « modèle singapourien » – dans des publications, des séminaires, des formations pour les délégations étrangères et des activités de conseil sur des projets à l’étranger.
De même, nous avons déjà vu que les agences de conseil en urbanisme néerlandaises attiraient des acheteurs engagés dans les stratégies locales de développement du cyclisme, en plein essor, avides de connaître les recettes du fameux modèle néerlandais. Il ressort clairement, y compris de nos recherches dans d’autres contextes, que les imaginaires de la transition mobilitaire deviennent eux-mêmes extrêmement mobiles. Ils sont partagés. En dépit des particularités du contexte où elles sont nées et des idiosyncrasies locales, les politiques de transition deviennent des modèles – elles deviennent génériques. Ainsi les conseillers en mobilité, les maires visionnaires, les organisations internationales et les multinationales d’ingénierie tendent à produire des imaginaires qui influent sur les acteurs et les publics du monde entier. Ces idées et grands récits peuvent être comparés à d’autres, comme ceux de la ville vivable ou, par exemple, de la ville intelligente. Ils fournissent des modèles génériques d’organisation, alors que les politiques particulières liées aux infrastructures de mobilité – comme les plans vélos ou les bus à haut niveau de service – ont des origines et des trajectoires spécifiques. D’un côté, nous observons que les politiques de mobilité suivent des circulations, des trajectoires ou des directions propres, mais de l’autre, il est évident que toutes ces circulations de politiques ne sont pas aussi spécifiques : elles sont plus diffuses, plus variées. Ainsi, par exemple, l’activisme cycliste citoyen au Brésil que nous avons étudié s’appuie, selon nous, sur une population urbaine moderne et mondialisée et semble encouragé par des personnes déjà insérées dans de vastes réseaux internationaux, qui répondent à des contextes sociaux, politiques et économiques variés. Autrement dit, certaines initiatives ne s’appuient pas sur des circuits spécifiques d’idées politiques, mais sont plus générales et plus vagues.
Pourtant, la production d’exemples de modèles de transition mobilitaire pour les exporter et les diffuser, fonctionne aussi par le recours aux lieux – au capital d’identité et de lieu. C’est le cas notamment dans le soutien apporté à la production de véhicules électriques et autonomes, comme nous avons pu le voir à différents endroits, par exemple en Afrique du Sud où des programmes ont été conçus pour redynamiser l’industrie automobile. En Corée, on trouve l’exemple de la G-Valley, lieu de développement de véhicules électriques, qui a été favorisé par le partenariat d’acteurs bénéficiant d’avantages financiers, par exemple de réduction d’impôts, afin d’encourager l’innovation et la production de véhicules électriques. Évidemment ce projet s’appuie sur d’autres intérêts locaux, engagés pour l’image de marque d’une ville comme Séoul, promue comme centre de l’industrie high-tech. On trouve des exemples similaires au Royaume-Uni : le centre Catapult pour les transports a développé des véhicules électriques autonomes pour des « zone de trafic urbain bas carbone », dans la ville de Milton Keynes, et fait figure de modèle pour les innovations futures concernant les véhicules autonomes. Au Royaume-Uni, cela a aussi coïncidé avec une réglementation nationale particulièrement souple, dont l’objectif est d’imposer le pays comme une plaque tournante dans la recherche et le développement des voitures autonomes. L’ambition est d’attirer un marché mondial dans cette zone. Comme à Séoul, le projet a fait sien des intérêts locaux, c’est-à-dire la volonté de la ville de Milton Keynes de devenir un modèle pour les technologies high-tech et bas carbone.
Parallèlement, quoique quelque peu à contre-courant de ces processus, notre analyse de l’UE et de ses politiques a montré comment les institutions et les réseaux internationaux plus importants cherchaient à encourager ou à stimuler les politiques de transition à une autre échelle. Ces acteurs agissent au niveau national et international, en s’appuyant sur la diffusion et la circulation de l’expertise, des politiques et des discours sur la transition - mais toujours au sein de l’Union. Ainsi, à certains égards, les politiques de l’UE concernant la gestion de la mobilité transfrontalière et l’échange de savoirs, mais surtout l’harmonisation, pourraient sembler battre en brèche ce que nous venons de voir, et ébranler les efforts des gouvernements nationaux qui cherchent à allécher les acheteurs avec des sites d’expertise et de diffusion des politiques, à Milton Keynes et ailleurs. Que se passe-t-il lorsque l’Union européenne essaie d’harmoniser les politiques des différents États ? De nombreux projets européens tentent d’exposer en détails des études de cas, sur des réseaux de partage des politiques et de recommander les « meilleures pratiques », en recourant notamment à des récompenses, la reconnaissance et la mise en concurrence.. Cela risque de niveler par le bas le marché européen – du moins, cela fait débat. Pourtant, nous pouvons aussi considérer cela comme une autre forme de commercialisation, à une autre échelle. Certains dirigeants européens y voient une opportunité économique. Ils pensent que l’uniformisation de l’Europe lui permettra de devenir le numéro un mondial de l’export des politiques et des pratiques de mobilité durables. Ils semblent adhérer à l’idée que l’Europe est considérée comme un laboratoire d’expérimentation sur la transition.
En conclusion, les transitions mobilitaires, ainsi que les politiques et les mesures qui cherchent à les mettre en mouvement, semblent suivre des logiques libérales et néolibérales. Comme je l’ai montré, elles tendent à mettre l’accent sur les choix individuels. Les mots comme « déléguer » et « responsabiliser » renvoient la transition au niveau le plus bas possible. D’autre part, nous avons observé la quasi financiarisation de la transition, donnant naissance à des produits commerciaux appelés « solutions », ainsi qu’à la construction de types particuliers de sujets de la transition économique. Finalement, nous avons vu que la transformation des politiques de mobilité en produits, la transformation des expertises en marchandises ou en modèles, favorisaient la circulation des politiques de transition.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xPour le Forum Vies Mobiles, la mobilité est entendue comme la façon dont les individus franchissent les distances pour déployer dans le temps et dans l’espace les activités qui composent leurs modes de vie. Ces pratiques de déplacements sont enchâssées dans des systèmes socio-techniques produits par des industries, des techniques de transport et de communication et des discours normatifs. Cela implique des impacts sociaux, environnementaux et spatiaux considérables, ainsi que des expériences de déplacements très diverses.
En savoir plus xLa mobilité active a trait à toute forme de déplacement effectué sans apport d’énergie autre qu’humaine (sans moteur) et par le seul effort physique de la personne qui se déplace. Elle se réalise à l’aide de modes eux-mêmes dits « actifs », principalement la marche et le vélo.
En savoir plus xPour citer cette publication :
Peter Adey (04 Octobre 2016), « La tendance générale au libéralisme et au néolibéralisme dans les politiques de transition », Préparer la transition mobilitaire. Consulté le 21 Novembre 2024, URL: https://forumviesmobiles.org/videos/3311/la-tendance-generale-au-liberalisme-et-au-neoliberalisme-dans-les-politiques-de-transition
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