19 Juin 2017
Se rapprocher du centre-ville de La Paz, c’est progressivement découvrir le « chaos » qui domine les rues : embouteillages, désorganisation du trafic, effervescence permanente et tensions entre les usagers de l’espace public. Le piéton qui tente de s’y aventurer est confronté à la rage des chauffeurs qui dominent la voie publique. Entre la marche, incertaine dans cet environnement hostile, et le recours au minibus, constamment ralentis par les embouteillages, le choix s’avère difficile. Mais au détour d’un carrefour, on peut apercevoir un personnage vêtu d’un accoutrement blanc strié de lignes noires qui bouge, danse et saute… Un zèbre.
La ville de Nuestra Señora de La Paz (Notre-Dame-de-la-Paix) est le siège du gouvernement central de Bolivie. Créée à l’arrivée des colons espagnols en octobre 1548, elle constituait alors un point de repère entre les grandes villes coloniales de Cuzco (Pérou) et de Potosí (Bolivie). Située à 3 625 mètres d’altitude, aux pieds de l’Illimani 1, La Paz est l’une des villes les plus hautes du monde. Elle est caractérisée par sa topographie vallonnée et un réseau de rivières qui s’étend sur une superficie de 3 021 km. Aujourd’hui, La Paz est une ville « moderne » et dynamique qui compte près d’un million d’habitants, lesquels se déclaraient, en 2015, heureux pour 75 % d’entre eux (Arroyo 2016).
13 des 19 centralités de La Paz (élaboration de l’auteur)
En 2001, la ville a créé un programme lié à la mobilité : « Las Cebras », suite à la mise en œuvre du « Plan de tráfico, transporte y vialidad para La Paz » (plan de trafic, de transport et de voirie de La Paz). Le plan de transport ayant donné naissance au programme « Las Cebras » cherche à diminuer les problèmes de mobilité, la pollution et à améliorer la qualité de vie des citoyens. La Paz reproduit en cela une expérience urbaine qui a eu du succès à Bogota. La capitale colombienne avait mis en place un programme d’animation urbaine en s’appuyant sur des clowns et des mimes. La Paz a, quant à elle, décidé de mettre en scène des zèbres, en référence aux passages piétons, chargés de faciliter la circulation urbaine dans le chaos du centre-ville (Lanza 2015).
Une représentation iconique de La Ville de La Paz. Musée Pipiripi, La Paz. (Photo : Patricia Alvarez)
Avant d’explorer le programme des Zèbres, une petite balade dans les rues de La Paz s’impose. Elle nous plonge instantanément dans l’ambiance de cette ville, élue en 2014 parmi les sept nouvelles villes-merveilles du monde 2 , à l’instar de La Havane, Beyrouth, Doha, Durban, Kuala Lumpur et Vigan. Se rapprocher du centre-ville, c’est progressivement découvrir le « chaos » qui domine les rues : embouteillages, désorganisation du trafic, effervescence permanente et tensions entre les usagers de l’espace public. Le piéton qui tente de s’y aventurer est confronté à la rage des chauffeurs qui dominent la voie publique. Entre la marche, incertaine dans cet environnement hostile, et le recours au minibus, constamment ralentis par les embouteillages, le choix s’avère difficile.
Sur la route, les chauffeurs de bus et les conducteurs dominent le paysage visuel et sonore de la mobilité urbaine. « Habiter la ville » selon que l’on est piéton ou chauffeur de bus ne mobilise pas les mêmes enjeux. Les minibus et les minivans, qui évoluent dans un secteur fortement concurrentiel, sont très nombreux à La Paz : il existe un registre de 1 983 lignes de transport (minibus, Trufi 3 [minivans] et taxi-trufi ; Lanza 2015) qui traversent le centre-ville en utilisant pratiquement toujours les mêmes rues et les mêmes avenues, ce qui provoque d’effroyables embouteillages qui empirent au fur et à mesure de la journée. Même les trois voies ne suffisent pas car les minibus prennent et déposent souvent des passagers au milieu de la chaussée. Le champ de bataille des Zèbres est donc, avant tout, le passage piéton. Ils luttent avec les chauffeurs afin de permettre aux piétons de traverser en sécurité pendant les feux rouges. C’est l’objet d’un combat constant qui est mené avec patience et une attitude positive par les jeunes Zèbres.
Au détour d’un carrefour, on peut ainsi apercevoir un personnage vêtu d’un accoutrement blanc strié de lignes noires qui bouge, danse, saute, fait des câlins aux enfants et aide les personnes âgées à traverser. Les Zèbres transforment l’ambiance urbaine et rendent La Paz plus vivable.
Illustration du chaos véhiculaire à La Paz (Photo Patricia Alvarez)
Ils ont une grande influence sur les habitants de la ville et notamment sur les plus jeunes. Dans l’imaginaire urbain, ils sont dépositaires d’une grande autorité en matière de circulation et de sécurité car ils incarnent la citoyenneté. En créant des espaces de dialogue, ils améliorent les interactions urbaines entre les usagers et les aident à appréhender, voire à s’approprier, l’espace public. Pour Don José, chauffeur d’une ligne de minibus qui remonte jusqu’au centre-ville :
« Nous, les vieux, nous sommes en train de changer nos habitudes grâce à ces jeunes sympathiques ».
Les Zèbres entretiennent une relation privilégiée avec les enfants, qui constituent un point nodal de la stratégie déployée dans ce programme. Lors de chaque câlin, les quadrupèdes donnent des conseils : « utilise toujours les lignes zébrées pour traverser la rue », « traverse toujours en étant bien attentif au feu rouge », « soit gentil et obéissant avec maman et papa », etc. Pour beaucoup d’enfants, ces échanges quotidiens leur permettent d’apprendre des règles qu’ils tentent à leur tour d’inculquer à leurs parents, comme le montre cette scène, où une fillette d’environ quatre ans dit à sa mère :
« Il faut toujours traverser avec les Zèbres, maman, c’est la bonne habitude. »
Si les piétons empruntaient les passages qui leur sont dévolus, ce serait déjà un progrès immense pour leur sécurité et un premier pas dans la bataille contre l’hégémonie de l’automobile.
Dès le début, le programme « Las Cebras » s’est positionné comme une opportunité notamment pour des cireurs de chaussures et des jeunes en situation de vulnérabilité. Ce programme d’emploi a été un grand succès : certains de ces jeunes ont vu leur vie transformée et un marché de travail formel et inclusif a vu le jour. En 2016, les Zèbres de La Paz étaient 200, soit près de dix fois plus qu’au début du programme où ils n’étaient que 24. Employés de la municipalité, ils sont, à ce titre, assurés et rémunérés selon les barèmes réglementaires.
Ils sont formés en trois étapes : une formation artistique, une formation psychosociale et professionnalisation en animation urbaine et enfin une formation générale leur permettant de soutenir également d’autres programmes de développement de la ville. La formation en animation urbaine est constituée d’ateliers où les jeunes se familiarisent avec les normes et les procédures à faire connaitre à la population. Ils prennent également connaissance de leurs responsabilités et du code déontologique des Zèbres. La dimension artistique de leur formation vise à promouvoir l’image que les personnages ont acquise avec le temps. Elle a pour objectif d’améliorer leurs performances dans la rue et de renforcer leur image de personnage public et d’éducateur urbain. La municipalité mise sur « l’attitude zèbre » : un plan de communication qui permet de diffuser des messages citoyens à la population à travers différentes instances et activités. Les Zèbres sont invités à danser, à être aimables et solidaires, à être proches des gens (câlins, etc.) et prodiguer de l’aide à ceux qui en ont besoin ; ils sont invités à adopter une attitude corporelle ou langagière susceptible d’avoir un impact positif. La formation psychosociale qu’ils reçoivent est également très importante tant pour l’exercice de leur fonction que pour leurs propres besoins individuels : il s’agit souvent de jeunes qui sortent de situations sensibles et ayant besoin de soutien émotionnel et psychologique. Car même si l’attitude des citoyens à leur égard a changé ces dernières années, être un Zèbre en ville demeure un travail difficile et fatigant.
Un Zèbre au centre-ville (Photo : Patricia Alvarez)
Quinze ans après des débuts difficiles, les Zèbres sont désormais considérés comme une institution ; ils comptent parmi les icônes les plus amicales de la ville. Le programme « Las Cebras » est la plus importante stratégie d’appropriation de l’espace public et d’exercice de la citoyenneté de La Paz. Il repose sur les préceptes de coresponsabilité et de participation citoyenne 4 (GAMLP 2015).
Les jeunes quadrupèdes n’ont aucune autorité légale en matière de circulation : leur mission consiste avant tout à collaborer avec la police de circulation, ce qui s’avère compliqué car les rapports de ces derniers avec les chauffeurs ont toujours été hautement conflictuels. Ils proposent une médiation préventive afin d’éviter les altercations en faisant appel à la conscience citoyenne des gens. Leur popularité a permis de rendre les chauffeurs plus respectueux des réglementations.
Malheureusement, il n’est pas possible aujourd’hui de quantifier et de chiffrer l’impact des Zèbres sur les habitudes et sur les modes d’habiter des citoyens. Un aperçu général des statistiques liées aux accidents et incident de transit semblent stables depuis les dix dernières années, mais ces données ne sont mises en rapport, ni avec la croissance du nombre de véhicules sur les routes, ni avec le nombre croissant de contrats d’assurance qui permettent de mieux comptabiliser les accidents qu’auparavant (APS 2010). Malgré tous les efforts du gouvernement et des Zèbres, les problèmes de mobilité persistent ; il reste encore beaucoup de choses à accomplir.
Le rôle des Zèbres s’est petit à petit diversifié. Outre l’ensemble des aspects liés à la mobilité (la diminution des nuisances sonores, le respect des passages piétons, respect des feux de circulation, etc.) (Lanza 2015), il s’étend aujourd’hui à trois autres domaines d’action et d’éducation à la culture citoyenne : la coresponsabilité des citoyens vis-à-vis de la propreté de la ville, le contrôle de la consommation d’alcool et la garde légale et les soins des animaux de compagnie.
Des mots qui accompagnent la convivialité en ville : « Merci ! » (Photo : Patricia Alvarez)
Le dessin de zèbre, une icône de convivialité et qualité de vie à La Paz (photo : Patricia Alvarez)
Le rôle des Zèbres dans l’espace public et dans l’apprentissage d’une mobilité plus responsable et plus prudente est désormais installé. Aujourd’hui, personne ne peut guère imaginer La Paz sans eux.
Cependant, leur rôle pourrait s’épaissir davantage encore s’ils contribuaient à inscrire la ville dans un processus de transition mobilitaire. Ils pourraient non seulement accompagner la municipalité dans la mise en place de ses grands programmes comme les « Barrios de Verdad », les programmes de sensibilisation environnementale, le Plan de mobilité et de transport qui vise à améliorer le service de transport urbain, ou encore aider au développement d’alternatives aux véhicules motorisés. Leur lutte constante contre les véhicules motorisés s’apparente déjà de plus en plus à une apologie de la mobilité active, lente et durable, notamment à travers la mise en valeur de parcours pédestres. Les efforts accomplis par les Zèbres pour sortir du modèle automobile dominant visent manifestement à faire progresser la ville vers un modèle plus soutenable. Pour y parvenir, La Paz devra probablement imaginer un système de mobilité qui capitalise sur les combats menés par Las Cebras, comme un renforcement du réseau de mobilité douce, une structuration de l’offre en transport en commun, grâce notamment à un réseau d’arrêts du bus qui correspondraient aux repères habituels des habitants et non pas à des arrêts arbitraires ne faisant pas sens pour les usagers. On peut espérer que cela mette fin aux arrêts intempestifs et excessivement nombreux des chauffeurs qui répondent aux demandes individuelles des passagers.
Les efforts entrepris par la mairie par le biais du programme Las Cebras contribuent de toute évidence à nourrir un bagage de compétences de mobilité sur lequel doivent capitaliser les acteurs de la ville. À la différence des générations précédentes, il est aisé de constater que les enfants ayant grandi avec l’influence des zèbres connaissent les règles de sécurité les plus importantes, respectent les passages piétons et marchent plus facilement en ville. Ils ont un rapport différent à la rue, à la ville, à l’espace (et au bien) public. Tout ceci appelle à être complété par des solutions techniques et des systèmes de régulation du trafic qui, à leur tour, devront être accompagnés d’une campagne de sensibilisation sociale et d’incitation au respect de la vie en ville.
Les zèbres sont une icône de la convivialité en ville (Photo : Patricia Alvarez)
Entretiens
José Martinez. Chauffeur affilié au Syndicat de transport urbain Nuestra Señora de Copacabana. Septembre 2016.
1 Le Nevado Illimani est une montagne bolivienne située dans la cordillère Orientale des Andes au sud-est de la ville de La Paz. Elle s’élève à 6 462 mètres d’altitude.
2 La candidature présentée auprès de la fondation New7wonders était fondée sur quelques caractéristiques de La Paz comme l’altitude, l’histoire et la multi culturalité des habitants de La Paz, issu des peuples indigènes habitant tous ensemble à La Paz ( http://laopinion.com/2014/12/08/la-paz-bolivia-elegida-ciudad-maravilla/).
3 Trufi est l’appellation donnée aux mini transporteurs collectifs qu’il s’agisse de minivans ou de voiture (taxi-trufi).
4 La coresponsabilité est un concept qui est mobilisé pour montrer à la population l’importance de la participation citoyenne, et que les mesures et les normes émises par la commune sont le résultat de processus de dialogues horizontaux. La participation citoyenne est mise en place à travers des comités de citoyens issus de chaque quartier visant à démocratiser la prise de décision concernant les rénovations de l’espace, les normes et les usages de l’espace public, l’hygiène ou l’environnement.
Les recherches sur la transition s'intéressent aux processus de modification radicale et structurelle, engagés sur le long terme, qui aboutissent à une plus grande durabilité de la production et de la consommation. Ces recherches impliquent différentes approches conceptuelles et de nombreux participants issus d'une grande variété de disciplines.
En savoir plus xLa mobilité active a trait à toute forme de déplacement effectué sans apport d’énergie autre qu’humaine (sans moteur) et par le seul effort physique de la personne qui se déplace. Elle se réalise à l’aide de modes eux-mêmes dits « actifs », principalement la marche et le vélo.
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