30 Août 2017
Depuis 1992, le phénomène des taxis-motos a pris une l’ampleur inédite dans la capitale togolaise, une ville marquée par la pauvreté et d’importants problèmes de mobilité. Ce transport urbain dit « informel », qui s’offre comme une alternative à l’absence de transports en commun, permet aux citadins d’avoir accès aux services, aux commerces et donc de se maintenir en ville. Au-delà de la question du déplacement et du transport, les taxis-motos de Lomé ont créé un nouveau type d’espace public qui est devenu, pour les chercheurs, un lieu privilégié d’observation des rapports sociaux et une caisse de raisonnance de premier plan pour les mouvements politiques.
Avant d’analyser la façon dont les taxis-motos servent de caisse de résonance aux mouvements sociaux et aux partis politiques, il semble indispensable de dire quelques mots du contexte politique du Togo, une ancienne colonie française ayant obtenu son indépendance le 27 avril 1960. Le premier président, Sylvanus Olympio, est assassiné en 1963, remplacé par Nicolas Grunitziky, lequel est renversé à son tour par un coup d’Etat de Gnassingbé Eyadéma en 1967 qui prend le pouvoir et impose un régime dictatorial. Il dissout alors tous les partis politiques existants et crée son propre parti, le Rassemblement du Peuple Togolais (RPT), qui deviendra plus tard l’Union pour la République (UNIR) sous l’impulsion de l’actuel président, son fils Faure Gnassingbé. Le processus de démocratisation a commencé dans les années 1990 avec des manifestations populaires, des grèves générales et la naissance de plusieurs partis d’opposition. Aujourd’hui, le Togo peut s’enorgueillir de compter un nombre record de formations politiques. Il y a les « poids lourds » comme l’UNIR - le parti au pouvoir - et les grands partis d’opposition (l’UFC 1, l'ANC 2, le CAR 3 et ou encore la CDPA 4). Il existe également un certain nombre de petits partis de faible influence, dont certains renaissent pour quelques mois à l’occasion des élections. Aujourd’hui, tous ces partis politiques ont recours aux taxis-motos pour organiser des caravanes.
Depuis 1992, le phénomène des taxis-motos a pris une l’ampleur inédite dans la capitale togolaise, une ville marquée par la pauvreté et d’importants problèmes de mobilité. Ce transport urbain dit « informel », qui s’offre comme une alternative à l’absence de transports en commun, permet aux citadins d’avoir accès aux services, aux commerces et donc de se maintenir en ville. Au-delà de la question du déplacement et du transport, les taxis-motos de Lomé ont créé un nouveau type d’espace public qui est devenu, pour les chercheurs, un lieu privilégié d’observation des rapports sociaux. L’espace public est un terme polysémique qui désigne un espace à la fois métaphorique et matériel. Comme espace métaphorique, l’espace public est synonyme de sphère publique ou du débat public (Habermas, 1978). Comme espace matériel, les espaces publics correspondent tantôt à des espaces de rencontre et d’interactions sociales, tantôt à des espaces géographiques ouverts au public, tantôt à une catégorie d’action (Antoine Fleury, 2014). Le phénomène des taxis-motos à Lomé exprime bien cette dualité.
Comme la plupart des villes africaines, la ville de Lomé (1 500 000 habitants en 2010) est confrontée à d’importants problèmes de transport urbain notamment dus à l’étalement urbain dont la principale caractéristique est ici la formation d’importantes zones périurbaines où prédomine l’habitat informel. À cela s’ajoutent l’absence d’infrastructures, de services publics et, surtout, de transports publics efficaces. C’est pourquoi l’on assiste, ces dernières années, à une nouvelle spatialisation des modes de transport populaires qui jouent un rôle de régulateur dans la desserte de la ville et dont le développement contribue à la recomposition de l’espace urbain. Ils se sont substitués au transport public 5 en se développant de manière plus ou moins spontanée, pour répondre à une demande qui reste encore non satisfaite aujourd’hui (Guézéré, 2008). Les taxis-motos ont fait leur première apparition en 1992 au Togo. C’est dans ce contexte, et grâce à l’importation de deux-roues « made in China 6» notamment, que les taxis-motos se sont multipliés ces dernières années en Afrique.
Marché périphérique d’Agoè Assi yéyé à Lomé (© Guézéré A., 2012)
Les chauffeurs des deux dernières catégories se trouvent dans des situations de grande précarité, ce qui induit parfois des comportements incohérents, voire dangereux, dans l’espace urbain. Ils ne semblent pas avoir conscience du danger, conduisent vite, souvent de manière agressive, insultent les autres usagers de la rue et méprisent le code de la route (Guézéré, op cit). D’après nos enquêtes, ils représentent une menace pour la cohérence du territoire urbain, dans les places publiques, dans les carrefours et dans les rues.
Les taxis-motos permettent de satisfaire les besoins de proximité des clients qui peuvent être déposés là où ils le souhaitent, ce que l’organisation anarchique de la ville de Lomé ne permettait pas. Les usagers sont également unanimes à reconnaître la rapidité des taxis-motos, grâce à leur maniabilité sur les voies crevassées et dans les embouteillages (Guézéré, 2013). Mode de transport souple et rapide, ils facilitent le franchissement de l’espace urbain. Ils sont disponibles à chaque coin de rue, à tout moment, en toute saison, font du porte à porte et permettent aux usagers de gagner du temps. Les zones de stationnement sont également des lieux de socialisation et d’interaction entre les chauffeurs, les acteurs politiques et les syndicats.
Le territoire des taxis-motos est un espace de négociation : pour trouver un client, s’entendre sur tarif de la course, sur le transport de bagages (sacs de voyage, sacs de charbon, etc.) (Guézéré, 2012). Les prix varient entre 100 FCFA et 1 000 FCFA en fonction de la distance et des objets à transporter ; le transport des bagages étant souvent plus rentable que le transport des personnes. Les prix sont fixés en fonction de la distance, de l’état de la rue et de la tête du client. La tarification constitue le point de discorde le plus fréquent entre conducteurs et passagers. Bien qu’il soit possible (et d’usage) de marchander, les prix sont souvent exorbitants : les chauffeurs invoque l’augmentation des prix du carburant, l’enclavement du quartier ou encore le mauvais état de la rue. Et le client de répondre en évoquant le bas niveau des salaires et la crise économique qui n’épargne personne. Avant de monter sur la moto, et en vue d’éviter une altercation à l’arrivée, il faut s’assurer que le conducteur a bien compris la destination qui doit être expliquée avec précision, les rues et les places publiques ne portant pas de nom. Les étrangers, et tout particulièrement les touristes occidentaux qui ne comprennent pas la langue locale Ewé, sont une clientèle de choix pour certains conducteurs qui profitent de leur mauvaise connaissance de la ville pour augmenter abusivement les tarifs.
Négociation entre conducteurs et clients dans le marché périphérique de Lomé pour le transport de sacs de charbon. (© Guézéré A., 2012)
Des taxis-motos immobilisés sur le carrefour de Ramco par le service des impôts pour non-paiement de taxes (© Guézéré, A., 2007)
L’espace public désigne un espace physique qui offre aux citadins plus ou moins de prises largement déterminées par leurs producteurs et leurs gestionnaires. Les rues, les zones de stationnement et les marchés correspondent ici à des espaces d’interaction sociales où l’on se repose, où l’on discute, négocie et se réunie, comme on peut le voir sur la photo ci-dessous.
Un espace de repos et de débat citoyen autour des vendeurs de journaux (© Guézéré A., 2008)
L’occupation des rues par les conducteurs taxis-motos partisans du parti au pouvoir (UNIR) pendant la campagne électorale de 2015 à Lomé (© Guézéré A., 2015).
Une caravane du Ministère de l’Agriculture, de l’élevage et de l’hydraulique, marquant la célébration de la journée mondiale de l’alimentation le 22 octobre 2016 (www.radiolome.tg)
Les dynamiques urbaines générées par les taxis-motos à Lomé ne sont pas des exceptions. Elles existent dans de nombreuses villes africaines comme Cotonou, Douala, N’djaména. Dans tous les cas, les conducteurs de taxis-motos se regroupent et s’approprient certains lieux de la ville, tout en contribuant à la construction d’un espace de diffusion d’informations, de citoyenneté et, parfois, de récupération politique. Les chauffeurs de taxis-motos contribuent à répondre aux aspirations de mobilité des habitants dans un contexte de crise urbaine où l’absence d’alternative les rend indispensables.
Au-delà du caractère désorganisé et anarchique de ce mode de transport, ce système mis en place grâce à la « débrouille 8» permet une certaine flexibilité. On gagne beaucoup à utiliser les taxis-motos parce qu’ils conduisent les usagers jusqu’à destination sans infliger un long temps de déplacement. Leur avantage tient non seulement au racolage des passagers dans les rues, mais aussi à leur possibilité de contourner les d'embouteillage, de se faufiler facilement entre les véhicules. Ils pénètrent partout, sont toujours prêts à déposer le client exactement là où il souhaite descendre, quel que soit l'état de la rue empruntée ou le temps qu'il fait. C’est le seul moyen de transport adapté aux espaces périurbains et capables de sortir de l’isolement les citadins pauvres, les petits fonctionnaires ou les travailleurs du secteur informel rejetés à la périphérie (Guézéré, 2013). Les conducteurs gagneraient à s’appuyer sur les nouvelles technologies (Smartphones dotés de GPS, etc.) pour que le système soit plus performant dans la pratique quotidienne de l’espace urbain.
1 Union des Forces de changement
2 Alliance Nationale pour le Changement
3 Comité d’Action pour le Renouveau
4 Convention Démocratique des Peuples africains
5 Mise en place depuis 1962, la Régie Municipale de Transport Urbain (RMTU) a été le transport public qui a existé à Lomé avant de disparaître en 1982. Depuis 1982, le transport urbain était assuré par les taxis collectifs et les taxis-métro (minibus de 9 places). C’est face à l’inefficacité de ces taxis à desservir tout le territoire urbain que sont apparus les taxis-motos en 1992.
6 Selon Jérôme Chenal (2017), la Chine aurait « inventé » l’étalement urbain en Afrique à travers l’exportation de deux-roues
7 Un phénomène également perceptible à Cotonou au Bénin : « les zemijan constituent les principaux faiseurs et diffuseurs de rumeurs, fabriquées parfois à partir des stands de journaux. Parce que l’information journalistique s’y prête dans une large mesure, ils n’hésitent pas à y ajouter un grain de sel, et comme leurs professions les promène un peu partout à travers les villes, la rumeur gonfle et se diffuse. », Agossou (2003).
8 Voir le livre de Xavier GODARD intitulé « Les transports et la ville en Afrique au sud du Sahara, le temps de la débrouille et du désordre inventif, Karthala-INRETS, 408 p. »
Le déplacement est un franchissement de l’espace par les personnes, les objets, les capitaux, les idées et autres informations. Soit il est orienté, et se déroule alors entre une origine et une ou plusieurs destinations, soit il s’apparente à une pérégrination sans véritable origine ou destination.
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